Des vidéos sans filtre aux produits «naturels» en passant par les séjours «chez l’habitant», l’authenticité est devenue la valeur refuge d’une époque saturée d’artifices. Un idéal de sincérité qui façonne désormais les goûts, les récits et les désirs.
Il est 8 heures du matin, et Marie Lopez, alias EnjoyPhoenix, se filme dans sa salle de bains, les cheveux encore humides, le visage sans maquillage. «Alors voilà, je vous présente Marie, sans makeup, sans filtre, sans paillettes», glisse-t-elle à ses cinq millions d’abonnés dans une vidéo postée sur Instagram. Pas de lumière étudiée, pas de musique de fond: juste une parole directe, presque intime. Depuis quelque temps, l’influenceuse revendique cette «transparence», ponctuant ses stories de moments crus, remplis de fatigue, d’acné, de doutes, de découragements, qui contrastent avec les contenus classiques d’Instagram. Marie Lopez n’est pas une exception: sur les réseaux sociaux, l’heure est à l’authenticité proclamée. La tendance lancée par l’appli BeReal, qui compte plus de dix millions d’utilisateurs actifs dans le monde, a fait florès. Son principe: une notification quotidienne surprise invite à capturer sans retouche un instant du quotidien, simultanément avec la caméra frontale et dorsale. Pas de filtre, pas de triche: «votre vraie vie» promis juré. Le succès est tel que les géants copient: Instagram a testé ses Candid Challenges et TikTok a déployé sa propre fonction TikTok Now, clone assumé de BeReal, où les utilisateurs ont trois minutes pour saisir un moment spontané de leur journée.
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Ce retour du naturel sur nos écrans est souvent interprété comme une réaction au règne du faux et du trop parfait en ligne. Après des années d’images filtrées et de récits de vie idéalisés, nombre d’internautes aspirent à plus de sincérité. «On en a marre des vidéos hypermontées qui sonnent faux. Voir quelqu’un d’authentique, ça fait du bien», résume l’une des abonnées d’EnjoyPhoenix en commentaire. Derrière cette soif de «vrai», il y a aussi une forme de ras-le-bol d’un univers numérique jugé artificiel: publicités ciblées, algorithmes qui formatent les goûts, et désormais une intelligence artificielle générative capable de produire textes et visages fictifs. Où est passée la réalité non filtrée? La question hante l’époque. «A peine commence-t-on un SMS que notre smartphone nous suggère la manière de le finir. Et quand on reçoit une lettre, qui l’a véritablement écrite? L’IA, souvent. Où est dès lors notre moi?», interroge le philosophe Pascal Chabot, qui fait part de sa préoccupation de voir la technologie coloniser nos consciences. Face à ce sentiment de perte de soi, l’envie de revenir à quelque chose de plus authentique s’impose comme un antidote. Cette quête du «vrai», souligne-t-il, s’inscrit dans une longue tradition de refus du conformisme: «Dans son fond, elle est une protestation de l’individu qui estime que la société a trop de poids sur ses manières de penser et sur ses choix de vie. Il cherche à se libérer du conformisme», rappelle le philosophe, en écho aux leçons de Socrate et de Rousseau prônant la fidélité à soi-même. Autrement dit, derrière les vidéos apparemment anodines de jeunes en pyjama, se jouerait aussi, sincèrement ou naïvement, le vieux rêve d’être soi-même envers et contre tout.
Derrière les vidéos de jeunes en pyjama, se jouerait aussi le vieux rêve d’être soi-même envers et contre tout.
L’authentique, nouvel étendard de la consommation
Selon son propre récit, Nicolas, 32 ans, se souvient d’une scène banale mais révélatrice. Un jour, au supermarché, il est resté un long moment devant le rayon confitures, indécis entre deux pots. Sur l’un, une étiquette promettait une «recette traditionnelle, comme à la maison»; l’autre affichait «100% ingrédients naturels, sans additifs». Cet ingénieur de formation, père d’un petit garçon, raconte avoir finalement choisi «celle faite localement, au moins je sais d’où ça vient. Je veux du vrai, pas du chimique». Comme lui, de nombreux consommateurs évoquent désormais cette même exigence: traquer l’authenticité dans leur panier, en cherchant des produits qui racontent une histoire, plutôt qu’un simple code-barres. Comme lui, de plus en plus de consommateurs traquent l’authenticité dans leur panier. Produits du terroir, circuits courts, compositions épurées: tout ce qui sent le naturel rassure et séduit. En France, selon la dernière étude de l’Observatoire E. Leclerc des Nouvelles Consommations dédiée aux produits locaux, menée en partenariat avec Ipsos, 61% des consommateurs déclarent avoir augmenté leur consommation de produits locaux au cours de l’année écoulée, et 73% achètent plus souvent local qu’il y a cinq ans. Le mouvement dépasse la nourriture: cosmétiques sans parabènes, meubles artisanaux, vêtements vintage ou fabriqués «à l’ancienne»…
L’authentique est à la mode. Les industriels l’ont bien compris. Du marché alimentaire aux services bancaires, le marketing s’est emparé du mot. Le mot occupe l’espace: packaging de yaourt vantant une «recette authentique, comme à la ferme», pub de banque promettant une relation «authentique», ou encore chartes de fabricants prônant «authenticité et transparence». Pour les marques, afficher du vrai est devenu un impératif: cela répond à la méfiance d’un public échaudé par les artifices commerciaux. Fake news, greenwashing, image corporate trop lisse, influenceurs payés pour du placement de produit: la confiance des consommateurs s’est érodée au fil des scandales. Résultat: on cherche du «brut», de l’imparfait, et les entreprises rivalisent d’histoires sincères et de labels rassurants pour regagner cette confiance. Revendiquer l’authenticité, même de façon un peu opportuniste, est devenu un outil de réassurance.
Du côté des consommateurs, la question se pose différemment. Cette quête du «vrai» traduit-elle un simple engouement de mode ou un besoin profond? Faut-il y voir uniquement du cynisme marketing? Rien n’est moins sûr. Au-delà de la hype, la quête d’authenticité répond aussi à une aspiration profonde des individus. «C’est clairement une aspiration saine. L’authenticité, l’autonomie, la sincérité, la libre détermination: voilà autant de valeurs constitutives de la tradition occidentale qu’il s’agit de cultiver», insiste Pascal Chabot, qui y voit un idéal humain respectable, malgré les récupérations commerciales. Certes, reconnaît-il, le technocapitalisme recycle volontiers ces valeurs à son profit; mais ce détournement n’invalide pas le besoin initial. «Je préfère de loin que circule la possibilité de l’authenticité, ce qui ne me rendra pas dupe de tous les slogans qui la récupèrent», tranche le philosophe. Par ailleurs, si le discours public exalte aujourd’hui le naturel, c’est aussi en écho à un réel déséquilibre de nos modes de vie. «Notre monde est fondamentalement human made: nous vivons dans l’artifice. Comment ne pas comprendre qu’une aspiration à retrouver des liens avec la nature soit plébiscitée. Le bio en est un bon exemple, à encourager. Car c’est la nature elle-même qui endosse aujourd’hui le rôle de l’authentique par excellence.» Autrement dit, plus nos environnements deviennent artificiels, plus le «pur» et le «vrai» font office de refuge. Peu importe qu’il s’agisse d’une tasse de café certifié commerce équitable ou d’un savon «fait main»: en consommant, on cherche un peu plus qu’un produit, on achète du sens et de la sincérité.
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Tourisme immersif: le frisson du «vrai» voyage
Anne et Julien, un couple de Bruxellois dans la trentaine, se souviennent d’un séjour dans une ferme toscane comme d’un moment suspendu. Ils y avaient préféré une chambre chez l’habitant à l’hôtel standardisé. «On voulait vivre le quotidien des gens du coin, pas celui d’attrape-touristes», confie Anne. Le soir, ils partageaient la soupe maison de leurs hôtes. Le matin, ils aidaient à façonner les pâtes fraîches. «C’est ce qu’on était venus chercher: une vraie expérience, pas une carte postale.»
Le tourisme, également, surfe sur la quête d’authenticité. Terminé, le temps où l’on se contentait de la visite standardisée d’un monument et d’une photo devant une attraction. De nombreux voyageurs aspirent désormais à s’immerger dans la culture locale, à vivre «comme un habitant». D’après un sondage international de Booking réalisé en 2023, 75% des voyageurs recherchent des expériences «authentiques» représentatives de la culture locale. Agences et hébergeurs l’ont bien compris: les offres mettant en avant des moments vrais fleurissent un peu partout. Séjours chez l’habitant, ateliers de cuisine traditionnelle, excursions hors des sentiers battus avec guides locaux… On invite les clients à «manger une cuisine authentique», à «participer à des activités culturelles authentiques», à séjourner dans un hébergement traditionnel. Même les grands acteurs du tourisme s’y mettent. Airbnb, par exemple, a bâti toute une partie de sa communication sur la promesse d’expériences «100% locales». Sa campagne Live Like a Local (Vivez comme un local), lancée à l’été 2022, ne montrait plus de sites touristiques emblématiques: elle mettait en scène des scènes de vie quotidienne, marché de quartier, balade à vélo, repas de famille, avec un ton intime, vrai et, surtout, sans filtre. Mieux: Airbnb a puisé dans les photos et vidéos authentiques de ses propres hôtes et voyageurs pour construire une narration participative, renforçant la crédibilité de son message. Le succès de ce type de campagne le prouve: aujourd’hui, on ne vend plus seulement un lit ou une destination, on vend une histoire dans laquelle le voyageur se reconnaît. Et cette histoire doit sembler la plus authentique possible.
Mais cette course au voyage «vrai» n’est pas sans contradictions. A force de vouloir absolument offrir du pittoresque et du typique, le tourisme peut tomber dans un nouveau piège: celui de la mise en scène de l’authenticité. Certains professionnels l’admettent volontiers, pour répondre aux attentes des visiteurs en quête de dépaysement «comme chez l’habitant», on aménage parfois la réalité. Ici, un village «traditionnel» est recréé pour les besoins d’un circuit; là, des artisans jouent les figurants pour les touristes… Sans contexte, brandir ce label peut conduire à des expériences calibrées pour les voyageurs, qui ne reflètent pas la réalité des habitants. En d’autres termes, plus l’authenticité devient un argument commercial, plus on risque d’aboutir à un faux authentique, un comble. Anne et Julien en ont conscience: «On a de la chance, nos hôtes nous ont vraiment fait une place dans leur vie. Mais on a déjà fait des séjours soi-disant « chez l’habitant » où tout était surfait pour Instagram…» Pour le touriste en quête de «vrai», la frontière entre expérience sincère et spectacle arrangé n’est pas toujours lisible.
Les paradoxes d’une quête absolue
La pression d’être «tellement vrai» en viendrait presque à dicter un conformisme inverse. «Une doxa s’est emparée de notre époque: la fièvre de l’authenticité, devenue une valeur culte», observe le sociologue Gilles Lipovetsky, auteur du Sacre de l’authenticité (Gallimard, 2021), qui décrit un idéal d’être-soi désormais élevé au rang de dogme. Cette obsession du vrai imprègne les vies intimes, les modes de consommation, jusqu’au monde du travail. Or, prévient Lipovetsky, «tout ce qui est authentique n’est pas nécessairement bon et tout ce qui est inauthentique n’est pas à rejeter». En clair, l’obsession de l’authenticité peut tourner au mythe trompeur: il ne suffit pas qu’une chose soit estampillée vraie pour qu’elle soit vertueuse, ni qu’un vernis factice soit forcément blâmable. A force de sacraliser la «pureté» de tout, on risque de perdre nuance et recul critique.
Sur les réseaux sociaux, le paradoxe est criant. Ceux qui prônent le plus l’authenticité sont parfois les premiers à la simuler. «Sur les réseaux, il y a bien des professionnels de l’authenticité qui font exactement le contraire de ce qu’ils prônent. Ils mettent en scène leur naturel, mais en réfléchissant longuement à leur meilleur profil, et en choisissant le maquillage qui ne se verra pas», relève Pascal Chabot, qui pointe «des sincérités travaillées, des naturels artificieux, des spontanéités conformistes». Autrement dit, l’influenceuse qui se vante d’être 100% vraie aura parfois simplement troqué les filtres colorés contre une autre forme de calcul, plus subtile, pour soigner son image d’antistar. Le public n’est d’ailleurs pas dupe bien longtemps: ces fausses confidences et vraies impostures finissent par se voir. «Paraître sincère, c’est ne plus l’être», assène Pascal Chabot dans un verdict lapidaire. Cette injonction à la transparence totale peut ainsi virer à la nouvelle hypocrisie sociale: malheur à qui triche sur sa vérité, il sera voué aux gémonies.
Sur les réseaux, il y a des professionnels de l’authenticité qui font exactement le contraire de ce qu’ils prônent.
Faut-il alors renoncer à l’authenticité? Le philosophe rappelle qu’à vouloir être entièrement soi-même, on se condamne à la marginalité. La vraie authenticité est presque impossible en société, constate-t-il. En effet, toute communauté impose des masques, des compromis. Jean-Jacques Rousseau, chantre historique de l’authenticité, rappelle Pascal Chabot, n’échappait pas à la contradiction: après avoir fustigé la société corruptrice, il désespérait d’obtenir l’admiration de ses contemporains. Preuve que nul n’est insensible au regard des autres. En 2025, alors que l’exigence d’être «vrai» devient partout dominante, le risque est de créer un nouveau conformisme qui ne dit pas son nom (celui de la sincérité obligée), ou de plonger dans une quête infinie et frustrante de son «vrai moi». Peut-être la figure la plus authentique est-elle celle de Robinson Crusoé. «Mais qu’est-ce qu’il devait s’ennuyer!», ironise Pascal Chabot. Faudra-t-il vivre isolé sur une île déserte pour être soi-même sans faux-semblants? Personne n’a vraiment envie d’en arriver là. Alors, sans renier le besoin de vérité et de sens, sans doute convient-il de garder à l’esprit qu’une vie trop filtrée est mensongère, mais une vie sans aucun filtre peut virer à l’illusion.