Après la vague body positive et la promesse d’une mode plus inclusive, le culte de la minceur fait un retour inattendu. Des podiums aux réseaux sociaux, les silhouettes filiformes reprennent le pouvoir, nourries par les filtres, les médicaments amaigrissants et une société de la performance.
«Si une fille est belle, mais qu’elle pèse plus de 70 kg, elle vaut quelle note sur dix?» La question fuse dans une salle de sport bondée, posée par le très suivi créateur de contenu TikTok Faizan Ghias (Fefe_TV; vidéos aujourd’hui retirées face à la vague d’indignation provoquée). La plupart des jeunes interrogés répondent du tac au tac: «zéro». La scène, diffusée sur les réseaux sociaux, en dit long sur l’état d’esprit du moment. On les croyait dépassées, balayées par l’ère du body positive et voilà que ces injonctions à la minceur reviennent, plus sournoises que jamais, s’invitant des réseaux aux défilés
«Chassez le culte de la minceur, il revient au galop!», peut-on résumer. La silhouette ultra-fine opère un retour remarqué, portée par le revival de l’esthétique et le style «héroïne chic» des années 1990. Sur Instagram et TikTok, certaines influenceuses n’hésitent plus à afficher fièrement une taille 32 (la size 0 anglo-saxonne) et à glorifier les corps émaciés. Même des icônes aux formes autrefois célébrées semblent céder à la tendance skinny. Retour en mai 2022: la star de téléréalité Kim Kardashian s’exhibe au Met Gala dans la robe mythique de Marilyn Monroe. Pour s’y glisser, elle avoue avoir perdu sept kilos en seulement trois semaines, un régime-express qui a déclenché un tollé immédiat. «Il n’est pas sain de perdre autant de poids en si peu de temps», avertit alors la diététicienne Claire Desvaux, choquée par l’exemple donné au grand public. Qu’on se tourne vers la mode, la publicité ou les médias sociaux, le message implicite semble redevenir: la minceur (extrême) est le nouveau ticket vers la beauté, la réussite et l’admiration.
Cette résurgence s’explique aussi par le rôle démultiplicateur des réseaux sociaux, observe la sociologue Christine Castelain Meunier (CNRS, EHESS): «L’utilisation exponentielle des réseaux sociaux, incluant le culte de l’égo, des mises en scène de soi, valorisant l’image, les selfies, les vidéos, alimentent le culte de la minceur et valorise le poids des autres, dans le sens de l’intériorisation profonde des normes de la minceur, insiste-t-elle. La prégnance de plus en plus forte de l’identité plastique pour s’affirmer, renforce ces tendances. Tout confère à se définir par le biais de la beauté plastique, dans le sens de la minceur, du symbole de la jeunesse élancée qui peut aussi favoriser la tendance à l’indifférenciation, dans le sens queer et non genrée.»
De l’inclusivité éphémère au retour du size 0
Il y a dix ans, le mouvement body positive prônait l’acceptation de toutes les morphologies pour en finir avec les complexes. Les rondeurs ont eu droit à leur heure de gloire, les mannequins grande taille à leurs couvertures. Un temps, l’idée d’un changement durable a semblé possible. La présence accrue de modèles plus size sur les podiums ces dernières années a presque fait illusion, faisant oublier l’omniprésence des silhouettes taille 0. Or, cette dernière n’a jamais vraiment disparu et semble même s’être encore accentuée lors des plus récentes Fashion Weeks. Un sociologue a passé au crible les mannequins qui ont défilé lors de la Fashion Week 2024: sur 4.500 mannequins, seules 43 étaient considérés comme «grande taille», sachant que, dans l’industrie, il suffit de dépasser le 36 (taille S) pour entrer dans cette catégorie moquée de «rondeurs».
Cette norme, justement, imprègne largement la société. Si l’on ne dispose pas de sondage en Belgique, en France, d’après les dernières données récentes, une personne sur deux n’aime pas son corps, et six jeunes femmes sur dix se disent complexées par leur poids. Derrière l’avalanche d’images de corps «parfaits» en ligne, l’insécurité corporelle grandit. Sur les réseaux, vedettes et anonymes exhibent ventres plats, cuisses fines et routine healthy à coups de hashtags fitness. A force de défiler sous les yeux du public, ces silhouettes filiformes finissent par s’imposer comme la normalité: le cerveau intègre l’idée que seuls ces corps sveltes et musclés sont beaux et désirables.

Insidieusement, la «positive attitude» d’hier laisse place à de vieilles injonctions reliftées au goût du jour. On ne parle plus de «régime», mot devenu tabou, mais de «rééquilibrage alimentaire», de «détox» ou de «brûleurs de graisse». Euphémismes ou non, l’objectif reste le même: perdre du poids, gommer les formes, effacer la différence. Il s’agit surtout d’un contrôle qui dépasse la simple esthétique, et s’ancre dans une logique de performance et de maîtrise de soi, analyse encore Christine Castelain Meunier: «La société de la performance, de la compétition, de la vitesse, de l’action… pousse à contrôler son look. Les normes alimentaires, la diététique, les nouvelles préoccupations concernant le respect du climat, des produits de saison, de l’environnement avec la lutte contre le gâchis, les produits importés… poussent à contrôler son corps à l’aide de nouvelles valeurs, de l’affirmation de soi et du culte de la minceur, via la frugalité, le bio, etc.»
Les dégâts psychologiques, eux, se font déjà sentir. Troubles du comportement alimentaire (TCA) en hausse, self-hate devant le miroir, harcèlement grossophobe… «Peu importe les générations, le culte de la minceur reste une obsession», constate le sociologue Jean-François Amadieu. En Europe, les centres dédiés rapportent une augmentation affolante de la demande de soins; les hospitalisations pour anorexie ont explosé chez les adolescentes. «En 2018, les plus forts taux de TCA se trouvaient chez les 19-24 ans; en 2022, ces positions se sont inversées, les plus jeunes (14-18 ans) accusant la prévalence la plus élevée», détaille le rapport FAIR Health. Ces troubles surviennent donc de plus en plus tôt et s’accompagnent presque toujours d’autres problèmes psychiques: anxiété, dépression, conduites addictives, alimentant un cercle vicieux bien connu.
Les chiffres mondiaux confirment eux aussi la tendance. Aux Etats-Unis, en seulement quatre ans (2018-2022), les plaintes médicales liées aux TCA ont bondi de 65%. Tous les troubles alimentaires progressent, mais à des rythmes différents: selon une vaste analyse, les cas d’hyperphagie boulimique ont augmenté de 81% en quelques années, ceux d’anorexie mentale de 73%. Et bien évidemment, les adolescentes sont les premières touchées: en 2022, la tranche des 14-18 ans a dépassé celle des jeunes adultes comme population la plus affectée par les TCA.
Ces statistiques glaçantes traduisent des vies abîmées par la tyrannie du «corps parfait». Comme celle de Mary Astrid, 35 ans, mannequin maman de deux enfants. Il y a une dizaine d’années, avec sa taille 38 et son allure longiligne, cette jeune femme était jugée trop pulpeuse pour le prêt-à-porter standard, sans pour autant entrer dans les cases du plus size. Ballottée entre deux injonctions contradictoires, Mary subit une cascade de remarques et de rejets. Lassée de devoir sans cesse maigrir pour rentrer dans un 34, elle claque la porte du mannequinat haute-couture. Sur son blog, elle a dénoncé le diktat de la minceur et milité pour qu’on cesse d’affubler les modèles «normaux» de l’étiquette stigmatisante de «grande taille». Désormais reconvertie dans la communication digitale, Mary Astrid se sent «bien mieux considérée». Et elle le rappelle: non, toutes les mannequins taille 32 ou 34 ne sont pas anorexiques; certaines sont naturellement minces et souffrent elles aussi des stéréotypes qui associent maigreur et trouble alimentaire. Preuve que dans ce débat, tout le monde finit perdant: les personnes en surpoids subissent la stigmatisation, et la maigreur pourtant glorifiée reste paradoxalement suspecte, signe d’une relation collective au corps particulièrement délétère.
«Skinny» is back: un cycle sans fin?
L’engouement actuel pour la maigreur renvoie quelques décennies en arrière. Dans les années 1990-2000, l’idéal féminin était dominé par les silhouettes filiformes de top-modèles comme Kate Moss ou Naomi Campbell. Le style «héroïne chic», regards cernés, corps anguleux en jean taille basse, faisait fureur dans la mode et la publicité. Ce culte de la maigreur a laissé des traces profondes: toute une génération a intériorisé le slogan «Rien n’a meilleur goût que d’être mince». Le début des années 2000 a connu ses drames (décès de mannequins anorexiques, scandales autour des coulisses de la mode), poussant certains pays à légiférer. Puis vint une décennie de contre-mouvement. Vers 2010-2020, la pop culture a célébré des physiques plus variés: succès des modèles plus size (Ashley Graham en couverture de Vogue, mannequins grande taille chez Dove ou H&M), multiplication des messages d’acceptation de soi, et essor de la «body positivité» sur Instagram. On a même parlé de «révolution inclusive» dans la mode: diversité des morphologies, des âges, des origines… Un temps, il a semblé que les diktats d’antan ne reviendraient plus hanter les esprits.

Mais la roue a tourné, et l’euphorie inclusive n’a pas fait long feu. «Nous sommes entrés dans un moment post-politiquement correct», souligne la consultante Kimberly Jenkins dans une interview au journal Le Monde: la mode ne cherche plus systématiquement à s’aligner sur les valeurs progressistes affichées. Inclusivité et diversité ne sont plus des impératifs catégoriques pour les marques, qui renouent sans complexe avec une esthétique élitiste d’avant. Le skinny redevient tendance quand le monde va mal: dans un climat anxiogène, le fantasme du corps parfait ressurgit comme une quête de contrôle et de succès individuel. «La femme au foyer en taille 34, la ménagère à perles, c’est le retour à une féminité idéalisée rétrograde, une revanche culturelle après les années d’inclusivité imposée», note le média américain The Free Press.
Dans ce contexte, la pression sur les individus n’en est que plus forte. Le corps redevient un marqueur social cruel, jugé en un coup d’œil, susceptible d’ouvrir ou fermer des portes. En 2016, un sondage du Défenseur des droits révélait que 45% des recruteurs trouvent «acceptable» de refuser, dans certains cas, un candidat en raison de sa corpulence: une statistique éloquente sur la persistance des discriminations pondérales. «En Europe, la norme reste la minceur. Ceux qui s’en éloignent, fussent-ils près de 50% de la population, sont susceptibles d’être victimes de stigmatisations et de discriminations», souligne le sociologue Jean-François Amadieu. Et contrairement à d’autres critères (genre, origine) qui peuvent parfois être valorisés, le surpoids ne «favorise» jamais personne dans une société centrée sur l’apparence. Résultat, des millions de personnes vivent avec la honte et la peur d’être «trop gros». Cette insécurité permanente est le terreau sur lequel prospèrent les marchands de minceur.
Le culte de la minceur est-il reparti pour un tour? Beaucoup redoutent que oui, et que la génération Z, pourtant réputée plus ouverte, se laisse à son tour aspirer par ce vortex esthétique. Les signaux faibles sont devenus des signaux forts: le retour des ventres nus et des jeans slim taille 32 dans les vitrines, l’explosion des ventes de compléments minceur, ou encore la recrudescence des filtres amaigrissants sur les applis. Pour autant, tout le monde n’entend pas se plier à cette régression. Des voix s’élèvent, notamment d’anciennes icônes des années 90 converties à la positive attitude. La top Laetitia Casta, révélée à l’époque des corps ultra-minces, se dit horrifiée de voir qu’en 2023 «la maigreur fait son retour sur les podiums» et que l’ère de l’Ozempic décomplexe à nouveau le règne du skinny.
Le débat dépasse la question du tour de taille. C’est toute la conception de la beauté, du bien-être et de la santé qui est en jeu. Faut-il être maigre pour être heureux? Une injection peut-elle résoudre les mal-êtres intérieurs? Jusqu’où la société peut-elle ériger un modèle unique de corps «admissible»? A chaque époque sa réponse bancale: hier la maigreur maladive, aujourd’hui la silhouette athlétique hypercontrôlée, deux facettes d’une même obsession normative. Une société qui glorifie un seul type de corps finit par produire malheur et exclusion, rappelait la chercheuse Solenn Carof, spécialisée dans la grossophobie. La science, elle, apprend que les êtres humains viennent en toutes formes et tailles, et que la diversité physique est aussi naturelle que la diversité des visages ou des talents.
Certes, la quête d’un idéal esthétique a toujours existé. Mais lorsque cet idéal devient synonyme de souffrance, il appartient à chacun, aux médias, aux créateurs et aux médecins, de briser le cycle. Le culte de la minceur semble de retour; est-ce une raison pour s’y soumettre? Le dernier mot reviendra peut-être aux nouvelles générations.
