© Emilien Hofman

Le retour en grâce des voyages en car: «C’est un camp scout pour adultes. Dans chaque groupe, il y a le rigolo, le ronchon, le sociable…»

Longtemps réduit au statut de véhicule pour seniors, l’autocar se refait une jeunesse. Les demandes explosent et les passagers vantent l’aspect social intégré au all-inclusive de nombreuses offres. Seule ombre au tableau: la pénurie de chauffeurs…

Isabelle n’est pas encore en retard, mais elle presse tout de même le pas. L’excitation, probablement. Elle porte un pantalon fluide, genre sarouel, typique des personnes qui s’apprêtent à faire un voyage de plusieurs heures. Dans son sillon, sa valise à roulettes la suit silencieusement. Les lunettes rondes bien posées sur le nez, elle tombe dans les bras de Cécile, déjà présente sur la place de Bronckart, à Liège. Les deux amies ont le sourire de celles qui vont s’échapper du quotidien. Dans quelques heures, les jeunes quinqua et sexagénaire seront en Bourgogne. Il est 7 heures. Comme elles vivent juste à côté du lieu de ramassage prévu par l’autocariste qui les prend en charge, elles n’ont pas dû se lever à l’aube. «On est loin des tracasseries de l’aéroport. C’est presque comme un service de taxi à domicile, très simple, surtout pour nous qui n’avons pas de voiture», glissent celles qui se sont rencontrées en faisant la navette en train vers leur travail.

Malgré les orages annoncés, il fait encore beau ce matin en Principauté. A quelques pas de là, un couple de trentenaires prend le soleil sur un banc. Ils s’apprêtent à être convoyés vers les châteaux de la Loire. «On a décidé de la destination un peu par hasard il y a trois semaines, relate Bertrand. On ne voulait pas partir en avion: je ne suis pas fan (rires) et puis, vu ma taille, j’ai trop peu de place. Six ou sept heures de route, ça ne nous semblait pas exagéré pour quelques jours de repos.»

C’est la première fois que les amoureux tentent l’aventure de l’autocar. Ils ont trouvé les prix corrects et ont apprécié que tout soit pris en charge, jusqu’à la réservation des visites aux châteaux. «On est en demi-pension, précise Aurélie. On doit donc juste gérer nos repas de midi. Pour le reste, on ne se pose pas trop de questions, on se laisse guider.» La jeune femme s’interrompt. Au bout de la rue, le car fait son apparition. Il est pile 7h15, comme prévu sur le planning.

Cécile et Isabelle, parées à découvrir la Bourgogne. © Emilien Hofman

Sentiment d’appartenance

La Fédération belge des entrepreneurs autobus et autocars (FBAA) l’annonce fièrement: les voyages en car sont de plus en plus populaires. Chaque année, les 200 sociétés membres de la fédération transporteraient près de dix millions de passagers; 1,4 million d’entre eux effectueraient un voyage de plusieurs jours, les autres ayant recours à ce moyen de transport pour des excursions plus ponctuelles, comme un trajet vers un stade de foot, un concert ou une escapade en Ardenne. «Ce type de déplacement offre un confort non négligeable, assume Kim Taylor, porte-parole de la FBAA. En plus de la qualité des véhicules, le client est déposé exactement là où son voyage commence, soit devant les endroits à visiter. Il n’y a pas de limite de bagages et personne ne doit se poser la question de boire un verre ou non le soir au resto avant de rentrer.»

L’aspect social serait l’autre argument principal du regain d’intérêt de la population pour le voyage en car, selon Kim Taylor. «En avion ou en train, seule la destination est commune, tandis qu’en autocar, les passagers vivent la même expérience et partagent inévitablement des centres d’intérêt. Cela crée un sentiment d’appartenance à un groupe qui facilite la création de liens, déjà sur la route.» Annick l’a bien compris. Alors que le convoi longe la Meuse et qu’elle garde un œil sur son roman Le Jeu de la dame, cette accompagnatrice de chercheurs à l’ULiège s’applique à repérer ceux qui disent le plus facilement bonjour.

D’ordinaire, elle voyage avec ses enfants, souvent en France et en voiture, mais aucun des deux n’était disponible en ce mois de mai. «Mon mari n’est plus là, c’est la première fois que je fais l’expérience de vacances seule. Je vais forcément être amenée à aller plus vite au contact des autres que ceux qui sont en couple ou entre amis», confie-t-elle. Ce n’est pas spécialement par militantisme écologique qu’elle a opté pour l’autocar, plutôt par envie de ne penser à rien. Ce matin, elle a garé sa voiture à Barchon puis a embarqué dans un véhicule Léonard, à qui elle se fie pour sa bonne réputation. «Tout était bien clair sur le site Web: j’ai directement su comment ça se passerait. J’espère juste qu’on aura suffisamment de temps lors des visites…» Son périple en Bourgogne la mènera de Dijon au Cassissium de Nuits-Saint-Georges en passant par les châteaux de l’Auxois et l’abbaye de Fontenay. «Je suis aussi contente de découvrir Beaune», ajoute-t-elle, enthousiasmée par ce périple truffé de haltes.

«On ne se pose pas trop de questions, on se laisse guider.»

Les jeunes débarquent

«Bonjour à toutes et à tous. Nous allons encore chercher quelques personnes, puis nous ferons un dernier arrêt à Jambes où vous embarquerez dans votre autocar définitif, que vous alliez en Bourgogne ou en Loire.» La voix du chauffeur, crachée par les baffles, laisse rapidement sa place au programme toujours très éclectique de radio Nostalgie. L’atmosphère est plutôt calme entre les sièges, mais il règne malgré tout comme un air de vacances. A Flémalle, une passagère tout juste embarquée se marre en essayant de substituer au «bonjour» traditionnel d’autres techniques d’approche: elle brise d’emblée la glace avec ses voisins de rangée. «Tout le monde me dit que l’autocar est un moyen de transport pour vieux, lâche Aurélie, la trentenaire installée côté fenêtre. Ils sont peut-être majoritaires, mais ce n’est pas non plus une sortie pour pensionnés.»

A en croire la FBAA, beaucoup d’ados et de jeunes adultes vivent leur première expérience sans parents grâce à l’autocar. Au ski avec le cercle universitaire ou entre amis pour un citytrip, «c’est cool et ce n’est pas trop cher, commente Kim Taylor. Les véhicules sont désormais équipés du wi-fi et parfois même de petites télés individuelles.» Surtout, les autocaristes évoluent et adaptent leurs programmes à l’air du temps. «Au plus fort de la folie Harry Potter, beaucoup de sociétés ont créé des voyages spécifiques sur les différents lieux de tournage au Royaume-Uni. Chaque opérateur choisit son plan et sa destination en fonction de sa cible.»

Andenne, 8h15. «On est parfait par rapport au planning», se félicite Eddy. En prime, le chauffeur n’a que deux personnes à charger dans la cité des Ours avant de repartir. Le conducteur sillonne les routes d’Europe depuis 22 ans. «J’ai transporté la société dans son ensemble: des gamins, des fans de foot et des ministres, glisse-t-il, les deux mains posées sur le volant, à 10h10, dans le plus strict respect de la Loi. A partir de Jambes et pour les quatre prochains jours, Eddy prendra en charge le groupe de la Loire. Avec son expérience, il a déjà établi le timing en fonction de l’itinéraire: le déjeuner sera pris avant la E411, le dîner avant Paris, «pour éviter la foule au restoroute et attaquer le ring pendant la sieste».

«Les vieux sont peut-être majoritaires, mais ce n’est pas non plus une sortie pour pensionnés.»

Eddy sillonne les routes d’Europe depuis 22 ans: «J’ai même transporté des ministres.» © Emilien Hofman

Pénurie de chauffeurs

Le secteur des autobus et autocars emploie actuellement quelque 11.700 chauffeurs, mais le métier est malgré tout en pénurie depuis de nombreuses années: il manquerait pas moins de 1.500 conducteurs. Fin avril, la Fédération a donc coorganisé avec le Forem une conférence de presse sous forme de campagne de recrutement. Elle en a profité pour rappeler l’existence d’une formation au permis D gérée par le Forem, et a insisté sur la possibilité de travailler en tant que flexi-jobber au sein des entreprises de transport.

Comment expliquer ce cruel manque de forces vives au volant? Christophe a sa petite idée. De 2017 à 2023, le trentenaire a ajouté quelques pays européens à son CV en conduisant des groupes à des Grands Prix de F1, sur la côte croate ou à travers les routes sinueuses du Tyrol autrichien. «J’ai eu le meilleur métier possible. Je me suis rendu dans des endroits incroyables, j’ai rencontré des gens et vécu des expériences que je n’aurais jamais pu imaginer, s’enthousiasme le Namurois, qui s’est véritablement senti bien considéré. Je n’étais pas juste le type qui conduisait d’un point A à un point B, je faisais des visites et je partageais des repas avec les clients. Je me suis fait des amis: certains demandaient même pour partir chaque année avec moi.»

Une journée de travail à l’étranger représente généralement 15 heures, à deux chauffeurs. «Mais quand c’est fini, on peut se retrouver dans une chambre avec vue sur mer ou les pieds dans la piscine. Pour le célibataire que j’étais à l’époque, c’était une vie de rêve. Cette période m’a permis de m’ouvrir aux autres, mais aussi à d’autres cultures.» Début 2024, Christophe décide pourtant de lâcher définitivement le volant au profit d’un emploi dans une administration communale, dont les horaires sont plus en phase avec sa nouvelle vie de famille. «L’après Covid a aussi mis une pression immense sur le secteur, enfonce-t-il. Quand on a pu recommencer à travailler, les boss ont voulu récupérer ce qu’ils avaient perdu, ils nous ont fait carburer. A l’époque où j’étais chef de dépôt, j’ai dû répartir jusqu’à 52 trajets locaux par jour entre quinze chauffeurs! Le rythme devenait complètement dingue. Un jour, j’ai fait un malaise au boulot, c’était trop. Burnout.»

«Je n’étais pas juste le type qui conduisait d’un point A à un point B.»

Hors des villes?

Organisateur de voyages en car dont il est lui-même le chauffeur, Eddy Hanocq fait tourner sa boîte Suncars depuis les années 1990. Si son chiffre d’affaires n’a jamais été aussi bon qu’en 2023, il craint le développement d’une aversion présumée des villes pour ces gros véhicules. «Aujourd’hui, la plupart des cars sont équipés d’un moteur diesel euro 6, soit l’équivalent de 30 bagnoles, compare le Tournaisien. Pourtant, rien n’est fait pour nous accueillir, parce qu’on a toujours la réputation de pollueur.»

Le Hennuyer cite l’exemple de Bruxelles, où les autocars ont longtemps pu se garer à côté de la gare centrale. «Maintenant, on doit aller sur le boulevard Pacheco, souvent déjà rempli de voitures placées n’importe comment. On doit donc déposer les gens vaille que vaille puis aller se garer au Cinquantenaire avant de revenir les chercher en retard à cause des embouteillages.» Consciente de ces évolutions, la FBAA s’active pour persuader le politique de préserver la place des autocars en milieu urbain. «Ce mode de transport garantit un accès à la ville pour tous, souligne Kim Taylor. Le car est abordable financièrement et est pratique pour les personnes âgées autant que pour celles à mobilité réduite. Si on le limite aux abords de la ville, il perdra ce rôle social

«C’est un camp scout pour adultes. Dans chaque groupe, il y a le rigolo, le ronchon, le sociable…»

Il est 8h35, le bus «de ramassage» d’Annick, Aurélie, Bertrand, Isabelle et Cécile stationne sur le parking d’un restaurant en libre-service de Jambes. Le temps pour cette dernière de prendre un café pendant que son amie énumère les belles expériences autrichienne, portugaise et italienne que le duo a déjà vécues en car. «C’est un camp scout pour adultes, juge Isabelle. Dans chaque groupe, il y a le rigolo, le ronchon, le sociable, etc. et on a toujours le temps de rencontrer tout le monde. Mais on est aussi très libre: en Italie, on a profité des installations de l’hôtel une journée entière où il faisait trop chaud.»

Tandis qu’à l’étage supérieur le chauffeur «direction Bourgogne» fait défiler les photos de sa maison cambriolée en son absence – «les aléas du métier» –, Cécile rejoint sa copine pour fignoler leur tableau idyllique des vacances sur six roues. «Le rapport qualité-prix est meilleur que si on organisait tout à deux, parce qu’on ignore sur quoi on peut tomber, surtout qu’Isabelle est une vraie Pierre Richard. Ici, on sait que la plupart des guides accompagnants connaissent les adresses typiques et de qualité. Et puis, on aime la sécurité qu’offre le groupe. Si on tombe malade ou s’il nous arrive quelque chose, il y aura toujours quelqu’un pour s’occuper de nous.» Dehors, Véronique entame justement le rappel des troupes. L’accompagnatrice du voyage en Bourgogne vérifie que tous les passagers sont présents, les dirige vers leurs places attribuées. Puis demande à qui appartient la première casquette perdue. Un vrai camp scout.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire