
Automutilation chez les adolescentes: derrière l’explosion des scarifications, une détresse silencieuse et mal comprise
Le phénomène est aussi massif que tabou. De plus en plus d’adolescentes s’automutilent, souvent en secret, parfois avec une rage sourde. Un phénomène qui inquiète les professionnels, désarme les parents, et questionne notre capacité collective à entendre la souffrance des jeunes.
Clara ne s’habitue pas au bruit du verrou. Il claque, sec, et chaque fois, c’est le même frisson glacé qu’elle éprouve. Sa fille de 15 ans s’est enfermée dans la salle de bain, encore une fois cette après-midi. Elle a quitté le collège un peu plus tôt. Silence dans l’appartement. Clara se fige. Elle écoute. Tente de deviner à travers les murs ce qui se joue derrière la porte. Il n’y a pas de musique, pas de bruit d’eau. Seulement ce silence qu’elle connaît désormais trop bien. Alors elle reste là, figée dans le couloir, le dos contre la cloison, à quelques centimètres du bois peint. Elle n’ose pas frapper. Elle attend. Et dans sa tête défilent les images: «Les manches longues en plein été, les lames de taille-crayon, les sparadraps découverts dans la poubelle…, c’est horrible», raconte-t-elle. Clara parle doucement. Avec une certaine lassitude dans la voix. Et quand elle parle de sa fille Léa: «Elle ne dit rien. Elle nie. Elle dit que tout va bien, que je me fais des idées. Et puis, parfois, elle fond, elle craque. Elle dit qu’elle a mal à l’intérieur.»
Souffrir pour se sentir vivantes
Depuis deux ans, elle vit dans la peur sourde des récidives. C’est arrivé une première fois après un conflit entre son adolescente et ses amies. Une broutille, pensait-elle dans un premier temps. Une dispute entre copines. Mais ce soir-là, elle a découvert sur l’avant-bras de sa fille une fine ligne rouge, nette. Depuis, il y en a eu d’autres. Plus discrètes, plus profondes. Toujours dissimulées. Sur les cuisses, parfois. «Elle fait ça quand elle se sent vide, dit-elle. Quand elle pense qu’elle n’est pas à la hauteur. Quand elle croit que personne ne l’aime.» Clara a mis du temps à comprendre. A mettre des mots sur ce geste: scarification et automutilation.
Aujourd’hui, elle sait que sa fille est un cas supplémentaire qui nourrit des statistiques déjà alarmantes; qu’une épidémie silencieuse touche de plus en plus d’adolescentes, comme elle. Des jeunes filles, majoritairement, entre 12 et 17 ans. Elles ne veulent pas mourir. Pas d’idées suicidaires. Pas encore, du moins. Elles veulent se sentir vivantes. A Liège, Elise, 15 ans, vit chez ses parents avec son petit frère de deux ans son cadet. C’est souvent après les disputes avec lui qu’elle s’enferme dans les toilettes. Elle le décrit comme un moment de bascule. «C’est comme si tout débordait d’un coup. La colère, l’incompréhension, la tristesse. Je ne sais pas comment faire sortir tout ça, alors je prends une lame et je coupe.» Dans différents témoignages, revient en boucle l’idée que la douleur les calme, qu’elle leur redonne un peu de contrôle. Pour Elise, c’est aussi un rapport particulier au sang : «Voir le sang couler, ça me calme. C’est bizarre à dire, mais c’est le seul moment où je sens que je reprends la main. Ça me fait du bien, même si je sais que ce n’est pas normal.»
Du côté des parents, on essaye de comprendre. Clara a lu des dizaines d’articles, des forums, des études, des témoignages. «Je voulais comprendre. Mais ça ne change rien au sentiment d’impuissance.» Elle affirme avoir tout essayé. Parler. Ne pas parler. Etre douce. Etre ferme. Elle a contacté une psychologue, après être passée chez un généraliste, pris rendez-vous avec un pédopsychiatre. Sa fille y va. Parfois. Mais jamais plus de deux séances d’affilée. Trop intrusif. «Elle veut bien être aidée, mais à ses conditions. Et ses conditions changent tous les jours.» Clara vit avec l’angoisse d’un appel du collège, d’un nouveau pansement, d’une rechute plus grave. Elle a appris à lire les signaux. Les jours de silence. Les pulls trop longs. Le regard fuyant. Elle voudrait l’aimer plus fort, la rassurer mieux. Mais parfois, elle est juste fatiguée. Epuisée de devoir tenir pour deux. «Je me dis que je dois être forte, que je dois montrer que je gère. Mais en vérité, je suis terrifiée. Je ne sais pas ce que demain me réserve.»

L’automutilation en hausse chez les filles
Ce que vit Clara –et ce que traverse sa fille– n’a rien d’un cas isolé. Depuis plusieurs années, les spécialistes observent une augmentation nette des automutilations chez les adolescents, particulièrement chez les jeunes filles. A tel point que la question ne se pose plus: le phénomène est en train d’exploser. En France, selon la dernière étude, publiée en mai 2024 par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) et par Santé publique France (SPF), les hospitalisations des filles de 10 à 14 ans pour automutilation ont augmenté de 71% en 2021-2022 en comparaison de la période 2010 à 2019. C’est + 44% chez les 15-19 ans et 21% chez les 20-24 ans. Des chiffres d’autant plus alarmants que ces gestes auto-infligés ne sont pas anodins, ils peuvent aboutir à un accident grave voire à la mort, alertent nombre de pédopsychiatres consultés par Le Vif. En Belgique, aucune donnée nationale officielle et consolidée ne permet encore de suivre précisément l’évolution du phénomène. Mais sur le terrain, les professionnels tirent la sonnette d’alarme. «Le phénomène serait plus fréquent depuis la crise du Covid-19», confie la docteure Lisa Ouss, cheffe du service de psychiatrie infanto-juvénile au CHU de Liège. De son côté, le professeur Guillaume Bronsard, spécialiste de la psychiatrie des enfants et des adolescents, se montre plus affirmatif: «Les passages aux urgences ont augmenté de façon très significative depuis deux ans environ, et très particulièrement pour les jeunes filles avec des conduites à risque sur leur corps, volontiers associées à des idées suicidaires exprimées», explique-t-il.
Mais il serait réducteur d’imputer cette vague à la seule pandémie. Le phénomène s’enracine dans une dynamique plus ancienne, plus complexe. «C’est un phénomène complexe comme en psychopathologie dont on ne peut inférer une seule cause», précise la professeure Lisa Ouss. S’entailler la peau avec une lame, un compas ou le bouchon métallique d’une canette, souvent sur l’avant-bras, parfois sur les cuisses, là où les manches ou les pantalons peuvent recouvrir les marques, à première vue, ces gestes relèveraient d’une violence contre soi. Mais ce serait une erreur, insistent les spécialistes, de réduire ces conduites à une tentative de suicide. Leur signification est plus ambivalente, plus intime.
“La colère, l’incompréhension, la tristesse. Je ne sais pas comment les faire sortir. Alors je prends une lame et je coupe.”
Elise, 17 ans
Effet de contagion
Pour ces jeunes, l’automutilation fonctionne alors comme une tentative –tragique, mais efficace– de calmer la tempête intérieure. «Se scarifier permet de libérer une tension nerveuse trop intense. Par le corps. Par un mécanisme de sensations fortes et un peu aussi symboliquement par le sang qui coule, très visible et impressionnant. Cela laisse des traces sur la peau que l’on peut laisser visibles ou non. L’adolescent est marqué. Cet acte, parce qu’on le fait soi-même à soi, donne aussi l’impression de reprendre la maîtrise sur son corps et son psychisme qui peuvent, en particulier à cet âge, sembler échapper à soi», poursuit le professeur Bronsard. Ainsi, et comme toute libération d’excès et de pression, cela procure, sur le moment, un soulagement, parfois même un plaisir. «La grande tension mentale peut être associée à une authentique dépression, mais le plus souvent il s’agit plutôt d’une dépressivité, c’est-à-dire un état transitoire, ni ancré ni indépassable. Tout ce qui amène à une grande tension favorise le phénomène», complète le professeur. Elise met des mots très simples sur ce sentiment: «Quand je fais ça, ce n’est pas pour mourir. C’est pour respirer un peu. Quand tout le monde me dit que j’exagère ou que je dramatise, au moins là, je sens quelque chose.»

Mais comment expliquer une telle viralité du phénomène, jusqu’à toucher des adolescentes de plus en plus jeunes? Une partie de la réponse se trouve dans les usages numériques. Certaines vidéos montrant des cicatrices ou des pansements atteignent plusieurs milliers de vues. Sous couvert de témoignage ou de sensibilisation, elles peuvent créer un effet d’identification, voire de contagion. A cela s’ajoute l’effet de diffusion – ou d’amplification – permis par les réseaux sociaux. TikTok, Instagram, mais aussi des forums plus souterrains sont devenus des espaces d’exposition, de partage, voire parfois d’incitation. Les vidéos qui montrent des blessures ou des cicatrices s’y comptent par dizaines. Bien entendu, «on ne devient pas auto-mutilant parce qu’on a vu une vidéo», tiennent à nuancer les pédopsychiatres. Mais il y a parfois un effet d’appel, un effet d’identification, surtout à un âge où l’on est très perméable à l’influence du groupe. Guillaume Bronsard explique: «Le phénomène est plus visible, plus montré, bien sûr porté par la puissance de diffusion des réseaux sociaux. Mais s’ils peuvent entretenir la dynamique de la visibilisation et de la démonstration, ils n’en sont pas la cause. Supprimer les réseaux sociaux ne supprimera pas la souffrance psychique, qui est la cause. Qui trouvera d’autres voies pour se montrer.»
Face à cette vague silencieuse, les parents, les enseignants, les éducateurs sont souvent désarmés. Quels signes doivent alerter? Comment intervenir sans stigmatiser ni aggraver le malaise? «Un changement de caractère, une baisse des investissements ou des résultats scolaires, un repli, ou au contraire une prise de risque, de l’agressivité, une irritabilité, des changements d’humeur, une tristesse, de l’anxiété, des troubles du comportement alimentaire, ou toute modification du comportement doit faire évoquer, au-delà de la simple et banale dysphorie de l’adolescence, un malaise qui n’est pas forcément annonciateur d’automutilation», détaille Lisa Ouss. «Il faudra veiller à ne pas stigmatiser ni aggraver, c’est-à-dire ne pas être persécutant, insistant, affolé. Une écoute et une attention calme et bienveillante sont absolument nécessaires», insiste Guillaume Bronsard. Néanmoins, ce seront les signes de la dépressivité, c’est-à-dire irritabilité, insomnies, repli, décrochage scolaire, qui doivent alerter. Les scarifications sont un élément associé.
L’automutilation fonctionne alors comme une tentative – tragique, mais efficace – de calmer la tempête intérieure.”
Réagir progressivement
Face à un adolescent qui s’automutile, la tentation est parfois grande de vouloir des réponses immédiates et radicales. Pourtant, la réalité exige des réponses graduées, contextualisées, respectueuses du rythme de chacun. «Exiger une hospitalisation de façon systématique ou des psychotropes serait excessif et parfois même une façon d’évacuer le problème sans le traiter, met en garde le professeur. Les réponses doivent être progressives et nuancées selon les situations et la gravité psychiatrique associée qui peut être très variable. Elles peuvent inclure une éventuelle hospitalisation et prescriptions.» Autrement dit, tout ne se joue pas dans la médicalisation à outrance ou l’enfermement. Parfois, la première étape est de regarder, d’écouter, d’accueillir sans panique ce qui s’exprime là.
Pour cela, il existe des relais utiles, souvent méconnus, mais qui constituent une première ligne de soutien essentielle. «Un réseau de soins premiers très utile est constitué par les médecins généralistes, les pédiatres, la santé scolaire, les maisons des adolescents, des lignes comme Ecoute-Enfants (NDLR: joignable au numéro 103), indispensables pour l’éveil devant la situation, sa considération et parfois l’orientation. Les psychologues ou les psychiatres pourront intervenir ensuite.» L’idée n’est pas de chercher tout de suite la bonne technique ou le spécialiste miracle, mais d’activer des cercles de proximité, capables de capter les signaux faibles, d’orienter sans brusquer.
Les approches thérapeutiques ne manquent pas, mais aucune ne constitue une recette unique. «Il n’y a pas de techniques réservées aux scarifications. Celles comme les thérapies cognitivo-comportementales, psychothérapies classiques sont très appropriées, avec une mention spéciale sur les médiations artistiques par le corps comme la danse par exemple. Il faudra systématiquement penser à aller à la recherche d’un vécu d’agression sexuelle, sans cependant l’obsession de la trouver.» L’attention au corps, à l’expression non verbale, à l’histoire singulière de chaque adolescent, se révèle précieuse dans le travail de réparation.
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Et au-delà des structures, au-delà des outils, reste une vérité centrale: la présence et l’accompagnement par les adultes sont la clé. Avec des adultes stables, présents et rassurants. Ni omnipotents ni intrusifs, mais disponibles. Parfois, une main tendue suffit à faire contrepoids à la lame.
Une génération en souffrance?
Faut-il voir dans l’explosion actuelle des cas d’automutilation les signes d’un mal-être générationnel, ou la résurgence d’un symptôme ancien, simplement reconfiguré? Les avis diffèrent, mais une chose est sûre: jamais les signaux de détresse psychique n’ont été aussi visibles, aussi précoces, aussi nombreux. La généralisation des gestes d’automutilation, loin d’être un phénomène marginal, dit quelque chose d’un climat, d’une époque, d’une pression sociale et scolaire qui pèse sur les corps avant même l’âge adulte.
Plus que jamais, il faut entendre ce que ces blessures veulent dire. Non pas céder à l’alarmisme, mais prendre au sérieux une souffrance qui s’écrit à même la peau. Car ce que ces jeunes cherchent peut-être, à travers le geste, c’est une forme de présence, un regard qui ne juge pas, un monde qui les reconnaît sans les réduire. Une société qui, enfin, accepterait d’écouter leur silence autrement que comme un caprice ou une provocation.
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