Cris, insultes, intrusions sur le terrain. Loin d’être anecdotiques, ces comportements inquiètent les fédérations. En ligne de mire, un fantasme silencieux: celui du «projet Mbappé».
Samedi matin, 10 heures. Autour du terrain de football, l’ambiance bon enfant tourne vite à l’orage. Un penalty vient d’être sifflé contre l’équipe locale des moins de 11 ans. En une fraction de seconde, Stéphane, père d’un jeune défenseur, bondit hors des tribunes. «C’est n’importe quoi!», hurle-t-il en direction de l’arbitre. D’autres parents s’approchent, le ton monte. Stéphane franchit la barrière pour «expliquer» sa vision du jeu, bientôt suivi de plusieurs autres adultes furieux. La mêlée générale éclate. Sur la pelouse, des enfants en larmes reculent, pétrifiés, tandis qu’une mère crie en vain: «Arrêtez, il y a des enfants» Ce qui devait être un tournoi amical vire au chaos.
Cette scène, telle que décrite par plusieurs témoins présents ce samedi de juin, n’est malheureusement pas un fait isolé. Chaque week-end, aux quatre coins de la Belgique et d’ailleurs, des matchs de jeunes tournent au vinaigre sous l’effet de débordements parentaux. Nombreux sont les faits divers relatant des bagarres entre parents lors de rencontres de football de jeunes. Le phénomène touche aussi d’autres sports collectifs et n’épargne pas les disciplines réputées plus calmes. «Les enfants entendent leurs parents insulter et menacer l’arbitre et les adversaires», regrette un arbitre désabusé, membre d’un collectif recensant les violences sur les terrains.
«Beaucoup de parents ont une vision du sport où tout est permis.»
Un mal bien documenté
Ces violences parentales aux abords des terrains ne connaissent pas les frontières. En Espagne, une vidéo de pères se battant, lors d’un match U13 à Majorque, avait choqué l’opinion en 2017. En France, la saison 2024-2025 est même qualifiée de «saison noire», tant les incidents se multiplient. En juin dernier, en Haute-Garonne, un tournoi U10 a dégénéré: un père grièvement blessé lors d’une bagarre générale, un arbitre de 13 ans en pleurs après des insultes, et une fillette de 10 ans frappée au visage lors d’un autre match. La scène n’est pas sans rappeler une bagarre survenue en Belgique il y a quelques années: en juin 2017, lors d’un tournoi amical à Oreye (Liège), un accrochage entre adolescents avait tourné à la rixe générale impliquant les parents, et se soldant par une commotion cérébrale pour un père ayant voulu calmer le jeu.
Triste ironie: bien souvent, ce sont les adultes censés protéger qui en viennent à attiser la violence. Derrière ces faits spectaculaires se cache un problème de fond, largement reconnu par les acteurs du sport. «Ces débordements inacceptables sont devenus monnaie –presque– courante, il faut tout mettre en œuvre pour combattre un fléau qui menace la viabilité du sport», martèle Philippe Housiaux, président du Panathlon Wallonie-Bruxelles et président du Mouvement européen du fair-play. En Belgique francophone, les fédérations sportives tirent la sonnette d’alarme depuis plusieurs années. L’Association des clubs francophones de football (ACFF) a constaté de plus en plus de violence sur et à l’extérieur des terrains chez les juniors. Face à ce constat, elle a lancé dès 2015 un programme inédit intitulé «Parents fair-play». Objectif: responsabiliser les parents et désamorcer les tensions au bord des pelouses. Concrètement, des parents volontaires endossent un rôle de médiateur en tribune, chargé de calmer les esprits et de favoriser un climat de respect mutuel entre supporters, coachs et arbitres. L’initiative a vite pris de l’ampleur: dès 2018, on comptait 146 clubs participants et plus de 1.250 «parents fair-play» formés pour intervenir en cas de besoin.
Les chiffres confirment l’ampleur du phénomène. Le football reste de loin le sport le plus pratiqué par les jeunes. Fin 2017, on recensait plus de 104.000 jeunes footballeurs affiliés rien qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles, contre environ 35.000 jeunes tennismen. Une popularité qui signifie aussi plus de parents impliqués, pour le meilleur et pour le pire. Chaque week-end en Belgique, des arbitres amateurs essuient des torrents d’insultes et subissent même des agressions physiques de la part de supporters ou de proches de joueurs. Cette hostilité a des conséquences directes: les vocations d’arbitre sont en berne, au point que de plus en plus de matchs de jeunes doivent se jouer sans arbitre officiel. «Le comportement agressif de certains autour des terrains décourage les jeunes d’embrasser la fonction», alerte Jean-Noël Jacob, responsable des arbitres en province de Liège. Le football amateur se retrouve donc menacé par un cercle vicieux: moins d’arbitres disponibles, donc plus de pression sur ceux qui restent… donc plus de tensions si les incidents ne sont pas jugulés.
La riposte s’organise, du foot au hockey
Face à cette dérive, outre l’initiative «Parents fair-play» dans le monde du football, le hockey prend aujourd’hui le relais. Si ce dernier a longtemps pu se targuer d’une culture de respect exemplaire, portée par un public familial et un esprit bon enfant, la professionnalisation croissante et l’afflux de nouveaux adeptes ont commencé à ébranler le cadre, au point que la fédération sonne le rappel via sa campagne «Fair Play is Hockey». Le message est clair: clubs, parents, entraîneurs et arbitres doivent unir leurs efforts pour préserver l’ADN respectueux de ce sport. Concrètement, Hockey Belgium a lancé en 2019 un vaste projet «Parent fair-play», d’abord testé dans quelques clubs pilotes puis étendu à l’ensemble du pays. Son principe: recruter parmi les parents des bénévoles formés pour servir de modèles et de garants de l’esprit sportif. Le parent fair-play, version hockey, est un «spect-acteur» positif, présent à chaque match pour instaurer un climat de respect et de convivialité. Son rôle? Accueillir les équipes adverses, favoriser les échanges cordiaux et intervenir calmement si un parent dépasse les bornes. Un kit d’outils a été développé à son intention: brochures de bonnes pratiques, check-lists, formations et même une «fiche de match fair-play» où noter les éventuels incidents et les solutions apportées.
«Nous nous devons d’être intransigeants envers ceux qui empoisonnent la fête.»
Le mouvement du fair-play parental s’étend également hors des terrains. En avril 2022, choquées par l’agression du jeune arbitre lors d’un match de foot en France, toutes les fédérations de sports d’équipe de Wallonie-Bruxelles se sont unies pour une action coup de poing. Le temps d’un week-end, une minute d’applaudissements a été observée avant chaque rencontre afin de soutenir les arbitres et de condamner fermement toute violence. «Sans arbitres, pas de sport: nous nous devons d’être intransigeants envers ceux qui empoisonnent la fête par des comportements excessifs», a martelé Philippe Housiaux à cette occasion. Dans de nombreux clubs, des chartes de bonne conduite ont été instaurées pour les parents, rappelant que «les parents encouragent de manière positive en laissant les décisions sportives à l’entraîneur» et qu’ils doivent éviter de se projeter sur la réussite de leur enfant. Le message est en filigrane toujours le même: revenir à l’essence du sport des enfants, à savoir le jeu, le plaisir, l’apprentissage, et que les cris fassent place aux rires en tribunes.
Le symptôme du «projet Mbappé»
Derrière ces comportements abusifs se jouent des mécanismes psychologiques et sociologiques complexes. Beaucoup de parents ont une vision du sport où tout est permis, constate le psychologue du sport David Garcia. Le problème principal est le manque d’empathie des parents envers leur enfant: «Ils ne pensent pas à ce qui est bon pour lui, ils veulent réaliser le rêve qu’ils n’ont pas réussi à accomplir.» Cette projection parentale est pointée du doigt par de nombreux spécialistes.
C’est ce que certains appellent le «projet Mbappé»: des parents qui placent sur les épaules de leur enfant l’ambition démesurée d’en faire une future star. Dès l’école primaire, des trajectoires sont planifiées, des clubs choisis en fonction de leur visibilité, des entraîneurs privés sollicités, parfois même des agents contactés. On parle alors d’investissement émotionnel, mais aussi financier. Derrière ces ambitions, l’enfant s’efface peu à peu au profit d’un rêve parental.
Ce phénomène, Philippe Godin le connaît bien. Professeur de psychologie du sport et auteur d’Equilibre et performance. L’apport de la psychologie dans le sport (Les 3 colonnes, 2025), il alerte depuis des années: «Cette pression a des effets délétères catastrophiques. Alors que la période de l’enfance et de l’adolescence est primordiale pour développer la confiance en soi et l’estime de soi, l’exigence de la réussite à tout prix (impossible en sport) va fragiliser cette construction psychologique essentielle pour la vie.» Et d’expliquer: «Parce que l’enfant sait qu’à chaque prestation, mouvement, attitude, comportement il est scruté, analysé, évalué. Par conséquent, il va développer la crainte de mal faire, la peur de perdre. J’ai connu de nombreux jeunes athlètes qui en compétition, et parfois aux entraînements aussi, regardaient continuellement en direction du parent présent.»
C’est cette confusion des rôles, entre parent, entraîneur et spectateur, que Philippe Godin pointe du doigt: «Souvent aussi le parent se prend pour le coach. C’est le cas typique du parent qui réalise un briefing avant le match et un débriefing après. Et ça continue à la maison. Souvent ce parent critiquera les choix du coach. En plus, des mécanismes psychologiques explicités plus haut, il y a aussi la méconnaissance profonde de ce qu’est la compétition sportive et de ce qu’elle représente comme valeurs à acquérir.»
«Il m’a dit: “Je ne veux pas te décevoir, papa, mais j’en peux plus.”»
La quête du succès par enfant interposé s’accompagne en outre d’une forte anxiété. La pression devient alors toxique pour tout le monde. Jamel y a cru très fort. Père de deux garçons, éducateur dans un quartier populaire, il a longtemps vu dans le football une voie d’émancipation pour son aîné, Yassine. «On n’a pas tous les mêmes cartes au départ. Le foot, c’était sa chance. La nôtre, aussi.» Dès 9 ans, Yassine est inscrit dans un club de quartier. Jamel l’accompagne à chaque entraînement, corrige ses placements, analyse ses performances. «Je faisais ça avec amour. Mais avec pression, aussi, je dois l’admettre.» Puis vient le déclic. A 13 ans, Yassine simule une blessure pour ne pas jouer. «Il m’a dit: « Je ne veux pas te décevoir, papa, mais j’en peux plus. »» Le choc est rude. Jamel prend du recul, renonce aux tournois de sélection, recentre le foot sur le plaisir. «Je me suis souvenu pourquoi il avait commencé à jouer: parce qu’il aimait ça. Pas pour signer un contrat pro à 16 ans. Aujourd’hui, il joue avec ses copains, il s’éclate. Et moi, je suis fier de l’avoir écouté.»
L’investissement parental dans le sport peut être un appui décisif, à condition de ne pas devenir une prise de pouvoir sur le parcours de l’enfant. Accompagner ne veut pas dire diriger. Sur les bords de terrain, la vigilance reste donc essentielle. Stéphane, notre père colérique du début, a depuis été suspendu de stade pour le reste de la saison, une sanction rarissime pour un parent, mais qui sonne comme un avertissement. Quant à Jamel, il a décidé de s’engager dans un collectif de «fair-play» dans son club la saison prochaine. «Je veux que le sport reste une école de vie joyeuse pour nos enfants, pas un défouloir pour adultes frustrés», assure-t-il. Son sourire en coin cache mal un sentiment partagé par de plus en plus de familles: l’espoir de rendre aux enfants leurs matchs, dans un climat enfin apaisé, où l’on applaudira de nouveau les exploits et les progrès, plutôt que de crier sa rage au bord du terrain.