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Le pouvoir contemporain de la flemme ressemble moins à de la fainéantise qu’à une reconquête individuelle du temps et du sens. © GETTY

«Je ne culpabilise plus de lever le pied»: comment la flemme assumée devient un remède au burnout ou à la charge mentale

Répondre plus tard, travailler moins, ralentir sans culpabilité: loin d’être un renoncement, la flemme s’affirme chez certains actifs comme une stratégie de survie. Témoignages de ces hommes et femmes qui choisissent aujourd’hui de lever le pied, sans renoncer à leur mode de vie.

Sophie, 32 ans, commence ses journées sans précipitation. Autrefois cadre débordée, elle savoure désormais ses matins en douceur. Sur son balcon à , un mug de café à la main, elle observe le jour se lever plutôt que de se jeter sur ses e-mails. Cette ancienne «hyperactive» du travail a adopté ce qu’elle appelle une «flemme stratégique». «Je choisis mes batailles», s’enthousiasme-t-elle en souriant. Fini le réflexe de répondre à chaque sollicitation, de remplir frénétiquement ses to do lists jusqu’à l’épuisement. Sophie s’accorde le droit de ne rien faire d’utile en apparence, de flâner, de remettre à plus tard les tâches non essentielles. Résultat: elle jure se sentir plus sereine, moins coupable de lever le pied et, paradoxalement, plus efficace dans l’essentiel. «Avant, je culpabilisais dès que je n’étais pas productive, confie-t-elle. Maintenant, je revendique ma flemme pour me recentrer sur ce qui compte vraiment.»

C’est aussi ce qu’affirme l’écrivaine Lydie Salvayre, autrice de Depuis toujours nous aimons les dimanches (éd. Seuil), qui voit dans cette flemme choisie bien autre chose qu’une inertie ou une fuite: «Pour moi, la paresse, ça n’est pas « ne rien faire », ça n’est pas la flemme telle qu’on l’entend d’habitude, mais c’est faire tout ce qui, précisément, n’obéit pas aux règles du marché, lesquelles imposent la performance, le rendement, la surproduction, etc. C’est donc réaliser une multitude de choses telles que rêver, déambuler, aimer, jardiner, contempler… et surtout penser, car la pensée exige la lenteur», plaide-t-elle.

La «Lazy Genius» attitude traverse l’Atlantique

Le phénomène dont Sophie est l’incarnation rejoint une tendance plus large, popularisée outre-Atlantique par un livre au titre évocateur: The Lazy Genius Way, de l’Américaine Kendra Adachi, traduit en français par Le Pouvoir de la flemme. Best-seller du New York Times, l’ouvrage propose de «vivre selon vos priorités» et d’être un génie pour l’essentiel, flemmard pour le reste. Kendra Adachi, créatrice du mouvement «Lazy Genius», n’est pas une coach de productivité comme les autres. «Au lieu de chercher à tout optimiser, elle nous aide à identifier ce qui compte vraiment pour nous, à bien le faire, puis à faire preuve de paresse astucieuse sur tout le reste», résume, enthousiaste, la journaliste Rebecca Seal dans The Guardian. Son credo: organiser sa vie selon ses propres valeurs, et laisser tomber le superflu, même si cela va à l’encontre de la pression sociale. Par exemple, expose Kendra Adachi, elle a cessé de vouloir être la mère parfaite qui fait des gâteaux maison ou du bénévolat à l’école: elle contribue autrement (dons, soutien matériel) et assume de ne pas tout faire –sans plus s’excuser de cette «paresse» aux yeux d’autrui.

L’écho de cette philosophie dans l’espace francophone est frappant. En Belgique et en France, nombre de trentenaires et quadragénaires se reconnaissent dans cette flemme positive. On la retrouve sur les réseaux sociaux sous des hashtags humoristiques (#TeamFlemme), ou, en «off» et dans les coulisses, dans les conversations de bureau où l’on avoue rêver d’une semaine de quatre jours. Prioriser son bien-être sur la performance à tout prix: l’idée fait son chemin. «Ma génération, souvent incomprise des précédentes, pense au bien-être avant la performance et la productivité. Je ne sais pas si on peut appeler ça « paresse » au sens classique, mais je dirais que c’est une paresse vertueuse», affirme Amélie, 27 ans. Cette consultante liégeoise, établie à Bruxelles, dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas: «Pourquoi m’épuiser au travail quand je sais que je ne vivrai sans doute jamais aussi bien que mes parents? J’aspire à préserver mon temps, habiter le présent, plutôt qu’à courir après une réussite illusoire ou à porter le monde sur mes épaules.»

«La paresse, ce n’est pas “ne rien faire”, c’est faire tout ce qui n’obéit pas aux règles du marché. C’est surtout penser.»

Histoires d’une paresse assumée

Nathalie, 45 ans, raconte à son tour son «coming out de flemmarde». Directrice marketing dans la région parisienne, elle a frôlé le burnout il y a trois ans. «Je faisais 50 heures par semaine, j’étais sur tous les fronts –boulot, enfants, maison– jusqu’à l’effondrement», confie-t-elle. Après un arrêt maladie salvateur, Nathalie a repris le travail en adoptant une devise: «Travailler moins pour vivre mieux.» Désormais, elle quitte le bureau à 17 heures et a négocié une journée de télétravail sans réunion. Le soir, elle ne répond plus aux e-mails professionnels. Sa carrière n’en a pas pâti, elle assure même avoir désormais le sentiment d’être plus concentrée et créative. Surtout, Nathalie a redécouvert le goût des soirées en famille et du temps libre. Sa paresse assumée est devenue sa force: «Je refuse d’être occupée pour l’image. J’ai gagné en qualité de vie et, finalement, en efficacité sur les projets qui me tiennent à cœur.»

Des témoignages comme celui de Nathalie abondent. Ici un ingénieur qui décline une promotion pour préserver ses week-ends, là une infirmière qui passe à 80% pour souffler un jour de plus par semaine. Longtemps, ces choix auraient fait figure de capitulation ou de manque d’ambition. Aujourd’hui, ils inspirent le respect, voire l’envie. Et les chiffres donnent raison à ces nouveaux adeptes du «lâcher-prise» stratégique. En France, un sondage Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès révélait récemment que 30% des actifs se disent moins motivés par le travail depuis la crise sanitaire, contre seulement 12% de plus motivés. Le phénomène est encore plus marqué chez les jeunes adultes: quatre actifs sur dix âgés de 25 à 34 ans avouent avoir nettement décroché par rapport à l’avant-pandémie. «Depuis des années, on enchaîne les crises. Alors « chiller » à la maison, ne rien faire est devenu pour beaucoup le seul espace de sécurité, de protection, où l’on a prise sur le cours des choses», analyse Jérémie Peltier, directeur de recherche à la Fondation Jean-Jaurès.

L’écrivaine Lydie Salvayre rejoint ce constat et se souvient de ce que cette période a révélé chez beaucoup: «J’ai constaté que de nombreuses personnes autour de moi se retournaient sur leur vie, à la faveur de ce temps sans travail que l’épidémie de Covid avait permis. Suis-je heureux dans ce que je fais? Suis-je satisfait? Mon travail me laisse-t-il le temps de vivre, de ce qu’on appelle vivre? Pourrait-il s’effectuer différemment? Ne pourrait-on en modifier certaines règles? Modifier son management, souvent vertical? Prendre des décisions plus collectives? Le répartir plus justement? Me laisse-t-il suffisamment le temps pour « me parcourir », disait Michaux, le temps pour me connaître et de connaître ceux qui m’entourent?, etc.» 

Le pouvoir contemporain de la flemme ressemble moins à de la fainéantise qu’à une reconquête du temps et du sens. © GETTY

Burnout et charge mentale: la flemme comme remède?

Autant de questions qui tracent les contours d’une aspiration latente à ralentir, réfléchir, reprendre la main sur nos rythmes et nos choix. Les données sur la santé mentale au travail confirment l’importance de ralentir. Le constat est sans appel en Belgique: entre 2018 et 2023, le nombre de personnes en incapacité de travail depuis plus d’un an à cause d’une dépression ou d’un burnout a bondi de 44%. Et fait marquant, la hausse la plus forte concerne les moins de 30 ans (+21,6% en un an), un signe que la génération dite « flemme » paie en réalité un épuisement généralisé. En France, l’Institut de veille sanitaire estime que 480.000 salariés présentent une souffrance psychique au travail, dont 7% en burnout avéré.

Le mal-être n’épargne aucun secteur. Au-delà des cas extrêmes de burnout, la charge mentale s’est imposée comme le mal du siècle ordinaire. D’après une enquête nationale menée en France fin 2024, 88% des Français se disent affectés par la charge mentale, et 40% ressentent une charge mentale forte. Cette charge invisible pèse particulièrement sur les actifs jonglant entre responsabilités professionnelles et familiales, en premier lieu les femmes. «Travailler, gérer les enfants, les factures, les courses… on n’arrête jamais d’y penser, témoigne Anne, 38 ans, mère de deux enfants et cadre à mi-temps. Jamais « off », toujours en train d’anticiper»: ainsi Anne décrit-elle son cerveau, en ébullition du matin au soir, jusqu’à ce qu’elle décide récemment de débrancher chaque mercredi. Ce jour-là, pris sur ses congés, elle laisse les enfants à la cantine, s’accorde une sieste, une balade en forêt, et s’efforce de ne rien «rentabiliser» du tout. «J’ai compris que ma to do list pouvait attendre 24 heures, et que le monde continuait de tourner, constate-t-elle. Depuis, je respire.»

Cette vision nouvelle n’aurait rien d’une paresse coupable. De plus en plus de médecins du travail et de psychologues encouragent d’ailleurs leurs patients à «appuyer sur pause». Il s’agit de prendre du recul, de faire moins pour mieux se reconstruire. Même du point de vue des employeurs, cette évolution pourrait s’avérer positive: «Le secret d’un salarié efficace, c’est de ne pas trop travailler, confirme ironiquement une enquête du mensuelThe Atlantic. A rebours du présentéisme, de nombreuses études montrent qu’au-delà de 40 heures hebdomadaires, la productivité s’effondre et les erreurs se multiplient.»

«“Chiller” est devenu pour beaucoup le seul espace de sécurité, de protection, où l’on a prise sur le cours des choses.»

Réhabiliter la lenteur

Face à la montée de cette «culture de la flemme», deux visions s’affrontent. D’un côté, les nostalgiques de l’éthique de l’effort s’alarment d’une société qui sombrerait dans la mollesse. Le professeur et essayiste Olivier Babeau vient ainsi de publier L’Ere de la flemme. Pourquoi nous et nos enfants avons perdu le sens de l’effort (éd. Buchet-Chastel), fustigeant la perte du goût du travail. «On craignait d’avoir élevé des révolutionnaires. C’est pire: on a élevé des paresseux», assène-t-il, attribuant ce relâchement aux écrans, aux livraisons à domicile et à l’intelligence artificielle qui rendent  «assistés». Selon l’essayiste, on serait menacé par une médiocrité généralisée faute d’effort individuel. Cette charge sévère rencontre cependant un large contre-discours, étayé par les données sociologiques. S’il n’existe pas encore d’études en Belgique, en France, les Français n’ont pas abandonné la valeur travail: 61% d’entre eux la jugent «très importante» dans leur vie (94% la jugent importante). D’autre part, contrairement au stéréotype, les jeunes ne sont pas devenus allergiques à l’effort: les 18-29 ans apprécient autant le travail que leurs aînés, mais refusent simplement d’en faire l’unique priorité au détriment du reste. Autrement dit, la génération décriée comme flemmarde aspire plutôt à un équilibre entre réalisation professionnelle et vie personnelle. En somme, «les jeunes valorisent le travail, mais ne seraient pas prêts à tout lui sacrifier, notamment leur vie personnelle», confirme le sociologue Olivier Galland.

Dans une étude Terra Nova/Apec, on note que les moins de 30 ans choisissent avant tout un métier «qui les passionne», bien avant le critère du salaire ou de la sécurité de l’emploi. Le sens et l’épanouissement priment sur le dévouement aveugle. Ce qui pouvait passer pour de la paresse apparaît plutôt comme une recherche de sens et de bien-être.

Etre attentif au bon moment pour agir, plutôt que s’épuiser en contrôlant tout: la posture rejoint l’idée d’une «flemme intentionnelle». Même le mot d’ordre antique de l’otium (ce loisir studieux prisé des Romains) refait surface chez plusieurs sociologues, suggérant de consacrer du temps libre à la réflexion et à l’épanouissement personnel, loin du tourbillon du negotium (les affaires courantes). En substance, ce «pouvoir de la flemme» contemporain ressemble moins à de la fainéantise qu’à une reconquête individuelle du temps et du sens. Il ne s’agit pas de ne plus rien faire, mais de ne plus tout faire pour de mauvaises raisons. Autrement dit, faire moins, mais le faire mieux et, surtout, en conscience.

two young woman and young men preparing fresh food together for lunch at kitchen table © Getty Images

Vers une révolution douce du rapport au travail

De Sophie qui savoure son café à Nathalie qui refuse la frénésie des e-mails, ces parcours racontent en filigrane la même histoire: celle d’une quête d’équilibre dans un monde qui valorise l’excès de zèle. Si d’aucuns l’assimilent à un caprice de feignants, le mouvement du lâcher-prise stratégique apparaît comme une adaptation à l’épuisement ambiant. «Faire la sieste pour mieux rebondir, c’est un investissement en créativité», aime à dire Sophie pour provoquer gentiment ses anciens collègues. Le succès du livre de Kendra Adachi confirme que cette petite révolution intime touche une corde sensible: marre des injonctions contradictoires à «tout réussir, avoir une maison impeccable, briller au travail et sur Instagram»; place à la simplicité décomplexée.

Bien entenu, tout le monde n’a pas la liberté matérielle de lever le pied comme il le voudrait. Et le risque existe qu’une injonction à la lenteur remplace celle à la performance, créant de nouvelles pressions («ai-je assez de slow dans ma vie ?»). Mais en filigrane se dessine peut-être une aspiration profonde, partagée bien au-delà des cercles privilégiés: reprendre le contrôle de son temps et redéfinir ce que signifie «réussir sa vie». Ni oisiveté totale ni productivisme effréné, le pouvoir de la flemme nous invite à chercher un juste milieu, plus humain. En apprenant à en faire moins, on découvre parfois qu’on gagne infiniment plus: du temps de qualité, de la santé mentale, et le plaisir simple d’être plutôt que de toujours faire.

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