«J’ai pris goût à cette distance cordiale»: pourquoi la bise est en voie d’extinction

Cinq ans après les confinements, le simple fait de se saluer reste chargé d’hésitations. Un sondage confirmerait le retour de la poignée de main, et la gêne persistante autour de la bise.

Il s’en souvient comme si c’était hier. Le jour où Julien a retrouvé ses collègues après cinq mois de télétravail, au sortir du premier confinement de 2020, une chose en apparence banale a suffi à le désarçonner: comment les saluer? En franchissant la porte de l’open space, il marque un temps d’arrêt. Faut-il faire le tour des bureaux pour embrasser ou serrer la main de chaque collègue? Avant la pandémie, le rite était immuable. Mais en 2025, ces gestes autrefois automatiques sont devenus un véritable casse-tête. Julien esquisse un mouvement, la main levée, hésitant entre la tendre ou partir en «check», et se retrouve à cogner son poing contre la paume ouverte d’un collègue plus âgé. L’échange maladroit fait sourire l’assemblée. «On ne sait plus comment se dire bonjour, c’est bête à dire…», évoque-t-il aujourd’hui avec le recul. Derrière l’humour, chacun ressent ce flottement: serrer la main, faire la bise, tendre le poing, le coude, ou simplement s’en tenir à un bonjour de loin? Un geste anodin est devenu source d’hésitation générale.

Adieu bises et accolades?

Ce malaise trouve son origine dans le traumatisme de la crise sanitaire. Du jour au lendemain, tout contact physique a été proscrit. Dans la panique initiale, les élans créatifs ne manquaient pas pour réinventer la salutation: entre le «footshake» (salut du pied) popularisé par des vidéos virales d’hommes d’affaires se cognant la pointe des chaussures, le «Wakanda Forever» (bras croisés sur la poitrine), ou le traditionnel «namasté» mains jointes, chacun y allait de son alternative. Aux Etats-Unis, un sondage de 2020 indiquait que plus de la moitié des Américains voulaient en finir pour de bon avec le serrage de main, proposant à 22% de se rabattre sur un simple signe de la main. Le Dr. Fauci, célèbre immunologue, suggéra même d’«oublier totalement la poignée de main», la qualifiant de vecteur majeur de maladies respiratoires.

Cinq ans après la pandémie, on note plutôt un retour massif de la poignée de main en Belgique. Déjà en 2022, une enquête du secrétariat social Liantis auprès de 1.061 entrepreneurs belges montrait que seuls 15,9% d’entre eux estiment qu’il n’est plus nécessaire de se serrer la main au travail. Dit autrement, la grande majorité tient à renouer avec ce rituel, confirmant qu’il a été largement «regretté» pendant la crise.

En revanche, la bise est en net recul. En mars dernier, un sondage Cluster 17 pour RTL info indiquait également qu’une majorité de Belges continuent de se serrer la main comme avant. Le même coup de sonde révèle qu’environ un tiers d’entre nous a renoncé à faire la bise depuis la pandémie. Le constat se vérifie aussi sur le lieu de travail: d’après Liantis, quatre employeurs sur dix seulement jugent qu’une bise de salutation entre collègues «ne pose aucun problème». Cela signifie qu’une majorité préfère encore l’éviter, souvent par souci de professionnalisme ou d’hygiène.

«J’ai pris goût à cette distance cordiale, presque neutre.»

Dans le même temps, le «check» perd du terrain: s’il a dépanné en temps de Covid, il semble être une habitude transitoire. Un tiers des entrepreneurs pensent que ce geste «Covid-proof» finira par laisser toute la place à la poignée de main classique. Nombreux sont ceux qui le perçoivent comme artificiel en contexte professionnel, et admettent avoir vécu ce moment d’hésitation gênant où le poing levé de l’un rencontre la main tendue de l’autre, signe que tout le monde ne s’accorde pas sur la bonne façon de se saluer.

Une évolution que Céline, 53 ans, employée dans une grande entreprise publique, illustre avec justesse. Tous les matins, elle lance à ses collègues un franc «bonjour» accompagné d’un large sourire, sans jamais chercher à embrasser qui que ce soit. «Avant le Covid, je faisais la bise à certaines collègues avec qui j’étais plus proche. Maintenant, j’évite. J’ai pris goût à cette distance cordiale, presque neutre. Ce n’est pas de la froideur, c’est juste plus simple.» Si une collègue plus jeune s’approche pour la saluer d’un check ou d’une accolade, elle ne se dérobe pas. Mais elle n’initie plus le geste. «J’ai l’impression que tout le monde attend que l’autre fasse le premier pas. Dès lors, on flotte un peu. Mais ce n’est pas plus mal. Cela nous oblige à faire attention à l’autre.»

En février dernier, la Ville de Louvain a proscrit la bise entre collègues dans son code de conduite interne. © HOLLANDSEHOOGTE

Entre envie de cordialité et peur de froisser

Le défi est donc de naviguer au cas par cas, sans maladresse ni offense. Les différences culturelles et générationnelles jouent également. Par exemple, selon l’étude de Liantis, la bise reste plus ancrée en Wallonie qu’en Flandre. Dans les PME à l’ambiance «familiale», on s’embrasse plus volontiers, tandis que les milieux plus formels restent réservés. De même, les plus jeunes étaient déjà à l’aise avec des formes de saluts alternatives (check, accolades informelles) là où leurs aînés sont parfois plus attachés aux codes d’autrefois. Enfin, la pandémie a légitimé le droit de chacun à ses limites. Par exemple, en février dernier, la Ville de Louvain a proscrit la bise entre collègues dans son code de conduite interne.

Cette attention nouvelle aux préférences individuelles, Kamel, jeune recrue dans une start-up, la vit au quotidien. A peine arrivé, il s’est posé la question du bon ton. «Je suis tombé dans une équipe assez « cool », raconte-t-il. Mais même là, au début, j’ai eu un moment d’hésitation: j’ai tendu la main, certains m’ont fait un check, d’autres une tape sur l’épaule. Maintenant, on ne se prend plus la tête, mais les premières semaines, je me demandais ce qui était « trop » ou « pas assez ».» Pour lui, ce flottement traduit aussi «une nouvelle forme de respect». «Avant, on allait vers l’autre sans trop se poser de questions. Aujourd’hui, on capte vite si la personne est tactile ou pas, on s’ajuste. C’est pas mal comme évolution, ça force à s’écouter un peu plus.» A travers cette vigilance, de nombreux salariés expriment un besoin plus large: celui de redéfinir ensemble ce qui relève de la politesse, de l’intimité, ou de la norme.

Beaucoup supportaient mal cette bise parfois perçue comme forcée.

La bise reléguée au cercle intime

De fait, la pandémie a servi de catalyseur à une remise en question d’un code social bien établi. «Le confinement a été un arrêt brutal de nos habitudes, qui nous a permis d’en prendre conscience», analyse l’anthropologue et spécialiste de la communication corporelle Fabienne Martin-Juchat dans une enquête réalisée par le quotidien régional Les Dernières Nouvelles d’Alsace. Selon elle, l’éclipse de la bise s’inscrit dans un mouvement plus large, «la montée de la question du consentement et le changement dans le rapport à notre corps », des dynamiques préexistantes que la crise sanitaire n’a fait qu’« accentuer et accélérer». En clair, beaucoup supportaient mal cette bise parfois perçue comme forcée –« si on ne respectait pas les codes, on avait le sentiment de ne pas être accepté», rappelle l’anthropologue. La pause imposée par le virus a brisé le cycle. Résultat:  «La bise n’a pas complètement disparu, mais maintenant, on a le choix. En conséquence, elle se limite majoritairement aux proches», conclut Fabienne Martin-Juchat.

Aujourd’hui, s’embrasser pour se saluer redevient un marqueur d’intimité. On fait la bise à son conjoint, à sa famille, à ses amis proches, éventuellement, mais plus au premier collègue venu. Certains experts n’excluent pas que nos codes sociaux connaissent une inflexion durable, se rapprochant des usages en vigueur dans les pays nordiques ou anglo-saxons, où les gestes d’affection sont réservés à la sphère intime, et où le salut professionnel demeure sobre et distancié. Il y a fort à parier, en effet, que les nouvelles générations perpétueront ce rapport plus «sélectif» à l’embrassade.

Refuser une bise n’est plus considéré comme une impolitesse: «Auparavant, c’était tellement ancré culturellement que refuser pouvait passer pour de la grossièreté ou même du rejet. Aujourd’hui, c’est socialement accepté: plus besoin de se justifier ou de s’excuser», observe la sociologue Dominique Picard. En somme, chacun fait comme il le sent, et c’est une petite révolution des mœurs quotidiennes. Cette liberté retrouvée a été illustrée jusqu’au plus haut sommet de l’Etat en France. En mars 2024, lors d’une cérémonie officielle à l’Elysée, la chanteuse Catherine Ringer a ostensiblement refusé la bise que lui proposait le président Emmanuel Macron. La séquence, filmée, a fait grand bruit: on y voit l’artiste reculer d’un pas alors que le chef de l’Etat s’approche pour l’embrasser. Par la suite, elle a assumé pleinement son geste, expliquant qu’elle n’aime «pas spécialement faire la bise à tout-va» et qu’elle ne se sentait pas assez familière avec le président: « Je ne suis pas son pote, lui non plus» pour échanger ce signe de connivence.

En 2025, dire bonjour n’a peut-être jamais été aussi délicat. Entre nostalgie des rituels d’hier et ajustements aux sensibilités d’aujourd’hui, chacun compose avec sa propre grammaire du contact. Le code reste en chantier, mouvant, implicite, mais peut-être est-ce là sa richesse nouvelle: moins automatique, moins robotique, plus attentif, plus précis et plus libre aussi. Il n’y a plus une seule bonne manière de saluer, et c’est désormais à chacun, chaque matin, d’en dessiner les contours.

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