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Le mystérieux manuscrit de la suite de la Planète des singes

Le Vif

Alors qu’un nouvel épisode de la célèbre saga est à l’affiche, Le Vif/L’Express lève le mystère sur La Planète des hommes, un scénario inédit commandé en 1968 par Hollywood à l’écrivain Pierre Boulle.

Et de huit. Le huitième film de science-fiction inspiré par La Planète des singes a déboulé dans les salles. L’écrivain avignonnais Pierre Boulle (1912-1994) n’imaginait sans doute pas que son roman d’anticipation allait passionner Hollywood si longtemps. Propriétaire des droits depuis la parution du livre, en 1963, chez Julliard, la Twentieth Century Fox a toujours cru dans le potentiel du concept d’origine, soit une planète dominée par des singes aux comportements humains et des humains relégués, eux, au rang d’animaux. Tout bête, mais il fallait y penser.

Résumons. Il y a d’abord l’adaptation de 1968, avec un Charlton Heston en pagne et une scène finale culte – on va y revenir. Puis quatre suites, bien inférieures, égrenées jusqu’en 1973, et, en 2001, un remake, convenu et décevant, signé Tim Burton. Quelques années plus tard, le studio décide de redémarrer la saga de zéro, d’appuyer sur « Reset » pour mieux les relancer, les recettes. La Planète des singes. Les origines sort en 2011. Accrochez-vous aux branches : cette nouvelle trilogie a pour ambition de raconter les événements qui se sont déroulés avant ceux du film de 1968. Dans le jargon, on appelle ça un « prequel ». Le décor étant planté dans le premier volet, place cet été aux choses sérieuses avec La Planète des singes. L’Affrontement. Déjà un carton aux Etats-Unis, ce blockbuster efficace décrit l’entrée en guerre d’une colonie de primates dirigée par le charismatique César contre une humanité décimée par un virus. On aperçoit déjà l’issue du combat.

Au moment où se dévoile enfin la genèse de La Planète des singes, Le Vif/L’Express est en mesure d’en révéler une suite inédite. Elle existe sous la forme d’un script d’une centaine de pages rédigé en 1968 par Pierre Boulle lui-même. Le titre : La Planète des hommes. Refusé, le scénario est resté pendant longtemps dans les archives de l’auteur. Seule une mouture en anglais est reproduite sur les sites de fans de la saga. Le manuscrit original en français et sa version dactylographiée sont conservés depuis 2007 à la Bibliothèque nationale de France. Pierre Boulle n’avait pas d’enfants. A sa mort, sa nièce adorée, Françoise, et le mari de celle-ci, Jean Loriot, héritent de la grosse malle des Indes qui contient ses textes. Des milliers de pages en papier pelure couvertes d’une écriture en patte de mouche au stylo-bille. Tous les matins, pendant trois ans, le professeur Jean Loriot, chef de service hospitalier au CHU de Montpellier, repasse les feuillets avant de les compiler. Grâce à ce travail de fourmi, le manuscrit de La Planète des hommes a pu être conservé. Une chance. Car ce récit offre un regard neuf sur l’univers mythique de La Planète des singes.

La Planète des singes, dans sa version cinéma, raconte le crash d’un astronaute américain sur une étrange planète : dans un darwinisme inversé, les singes y sont plus évolués que les hommes. Capturé, le capitaine George Taylor suscite la curiosité puis la sympathie des scientifiques Cornélius et Zira, deux chimpanzés stupéfaits par ce cobaye capable de parler. Pour Clément Pieyre, vice-président de l’Association des amis de l’oeuvre de Pierre Boulle, et directeur de la Bibliothèque de la Cour de cassation, « l’adaptation par Hollywood est une lecture au premier degré avec tous les clichés de la science-fiction : voyage dans l’espace, mondes parallèles, développement du langage par les animaux. Or, il ne faut pas lire La Planète des singes trop sérieusement. Dans le roman, le héros porte un nom de poisson ridicule : Ulysse Mérou. C’est une fable philosophique aux accents voltairiens. On retrouve souvent chez l’auteur du Pont de la Rivière Kwaï une mise en évidence de l’absurdité de la condition humaine. » Finalement, la satire laisse place à un film d’aventures, plus politique toutefois qu’il n’y paraît. On peut y décerner des thèmes liés aux troubles des années 1960 comme la révolte de la jeunesse, le combat contre le racisme, la course à l’armement nucléaire…

Et Taylor, dans tout ça ? Après diverses péripéties, il parvient à s’échapper de la cité des singes. Au bord de la mer, il découvre un monument en partie ensablé : la statue de la Liberté. En un instant, l’homme – et le spectateur avec lui – comprend que cette planète hostile est… la Terre. Cette scène, l’une des plus puissantes fins de l’histoire du cinéma, n’existe pas dans l’ouvrage de Pierre Boulle. Ce dernier est contre ce dénouement imaginé par Rod Serling, scénariste sur La Quatrième Dimension.

Le 29 avril 1965, le Français adresse une lettre à Arthur P. Jacobs, le producteur, pour lui signifier son opposition à cette idée « trop sophistiquée ». Pierre Boulle, formidable inventeur d’histoires, n’a aucun sens du cinéma. Le désaccord sur la « Statue » éclaire la différence de vision entre l’homme de lettres et les studios. Et préfigure le refus de La Planète des hommes.

« Vous avez gagné. L’ordre ancien est rétabli »

Sorti le 3 avril 1968, La Planète des singes est un succès critique et commercial. La Fox exige une suite. Arthur P. Jacobs se tourne naturellement vers Pierre Boulle. L’histoire de La Planète des hommes débute là où se termine le premier volet. Sur la plage, Taylor est accablé par le désespoir. Des hommes menaçants sortent de la jungle. Soudain, un bison surgit et charge une femme et son bébé. Taylor arme son fusil et tue l’animal. Les hommes se prosternent devant le sauveur. Qui se dit que tout n’est peut-être pas perdu. Sa compagne, Nova, est enceinte. L’excitation le gagne : « Ceci est un signe du ciel. Sur cette planète où je ne sais quel démon s’est amusé à bouleverser les lois de la nature, il y a une grande mission à accomplir. » D’un coup de plume, Pierre Boulle transforme le Taylor misanthrope façonné par la production américaine en père fondateur d’une société à reconstruire. L’écrivain tient sa revanche.

Chez les hommes, les années passent. La statue de La Liberté est redressée – quand on pense que Boulle n’en voulait pas ! Sur son piédestal, on peut à nouveau lire le poème d’Emma Lazarus : « Donnez-moi vos pauvres, vos exténués / Qui en rangs serrés aspirent à vivre libres / Le rebut de vos rivages surpeuplés / Envoyez-moi ces déshérités rejetés par la tempête ». Imaginé en 1968, ce clin d’oeil peut se lire comme le rappel d’un idéal américain bouleversé par les assassinats de Martin Luther King et de Bob Kennedy, la guerre au Vietnam, la ségrégation. Boulle croit au progrès plutôt qu’à la barbarie. Il dépeint l’aube d’une nouvelle civilisation. Les hommes construisent des maisons, maîtrisent le feu, travaillent la terre, dessinent dans les cavernes. D’autres étudient sur des tablettes comme à Babylone. Le jeune maître d’école, Sirius, le fils de Taylor, leur fait même réciter du Hamlet, de Shakespeare : « To be or not to be ».

Chez les singes, deux courants s’affrontent. Cornélius, l’ami de Taylor, veut tendre la main aux hommes. Le redoutable Zaius, lui, voit en eux un terrible danger. Il a raison. Des hommes ont réussi à voler des armes. Le combat, inéluctable, débouche sur leur victoire. Les singes qui échappent au massacre renouent avec leurs instincts primaires. Ils marchent à quatre pattes, grimpent aux arbres. « Vous avez gagné, lance Cornélius à Taylor. L’ordre ancien qui régnait il y a 2 000 ans est rétabli. » Désemparé, Taylor tente de protéger Cornélius et Zira, mais il est tué… par un homme. Les deux chimpanzés se suicident. Teintée d’ironie, la dernière scène se déroule dans un cirque. Un Monsieur Loyal annonce : « Mesdames et messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter le singe le plus savant de son époque : j’ai nommé le célèbre Zaius. » L’ancien scientifique, en frac et chapeau haut de forme, est ridiculisé. « Ce singe peut parler », prévient-on. L’animal bredouille « Zai… ous. » Il a droit à un morceau de sucre.

A Hollywood, le film de Boulle ne convainc pas : trop littéraire. Richard Zanuck, patron de la Fox, envoie un télégramme à Arthur P. Jacobs. Verdict : « Pas assez bon. Ne contient pas le choc et la surprise du rebondissement du film original… » La production fait alors appel au scénariste Paul Dehn. Ce dernier imagine une race d’hommes mutants, rescapés de l’apocalypse nucléaire qui a mis fin à l’Humanité sur la planète. Sorti en mai 1970, Le Secret de la Planète des singes est une mauvaise série B que Pierre Boulle ne verra jamais. « J’ai lu le script, mais cela ne m’a pas intéressé, car ce n’est plus mon oeuvre, confie-t-il en 1972 au magazine Cinefantastique. C’est quelque chose de totalement différent […] J’ai joué le jeu, mais mon film ne s’est jamais fait et je ne veux même pas le publier, et il ne le sera jamais. » Ce n’est pas à un vieux singe…


Par Julien Bordier

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