Ils sont réputés mauvais pour la santé mais se retrouvent pourtant régulièrement dans l’assiette. Comment le Belge en est-il arrivé à manger si gras et si sucré?
«Avez-vous fait votre choix?» Le serveur en alerte navigue de table en table, carnet à la main, accablé par la chaleur étouffante de ce midi d’été. Les plats sortent de cuisine à un rythme effréné tandis que les conversations des clients se mêlent aux cliquetis des couverts. Attablé en terrasse, un couple jette un dernier coup d’œil au menu avant de se prononcer: une salade César en entrée, suivie d’une entrecôte sauce au poivre pour Madame; des calamars frits puis une brochette de poulet avec des frites pour Monsieur. S’il leur reste un peu d’appétit, ils se laisseront certainement tenter par un café glacé.
Bonne fourchette, le Belge aime passer du temps au restaurant. En 2023, 31% des ménages y sont allés au moins une fois par mois, et même une fois par semaine pour 27% des Bruxellois, selon une étude réalisée par Sirius Insight. Les spécialités belges et la gastronomie française dominent le classement des préférences culinaires, suivies de près par la cuisine italienne.
Toujours aussi gourmet mais plus attentif à son budget: seul un quart des clients opte pour un repas à trois ou quatre services, la moitié ne commande que deux plats (entrée-plat ou plat-dessert), le dernier quart se contente d’un plat unique. En moyenne, le Belge dépense 40 euros par personne au restaurant.
Rendre «la douloureuse» moins indigeste n’est sans doute pas l’unique raison des changements d’habitude. Il n’est pas exclu que les campagnes de santé publique invitant à manger moins gras et moins sucré aient incité plus d’un client à faire davantage attention à sa ligne. Selon la Fédération de l’industrie alimentaire belge (Fevia), le Belge avait déjà légèrement diminué son apport journalier de 100 calories par jour entre 2012 et 2019 (2.404 calories contre 2.500), principalement en limitant sa consommation de boissons sucrées et de plats préparés. L’idéal est d’atteindre les 2.375 calories journalières. Une tendance à manger moins lourd, plus équilibré, sur laquelle surfent certaines adresses en intégrant à leur carte une offre de plats végétariens ou «healthy».
Plus de 600 calories par plat
Manger au restaurant, c’est souvent manger plus gras. C’est ce qu’a établi une étude transversale menée dans six pays à travers le monde (Etats-Unis, Brésil, Chine, Finlande, Ghana et Inde) publiée dans la revue médicale The BJM et mise en avant par Food in action. Les chercheurs ont étudié l’apport énergétique des repas les plus commandés dans 100 restaurants traditionnels et fast-foods. Il apparaît que 72% des plats de fast-food et 94% des plats de restaurant «full service» contiennent plus de 600 calories (pour un homme adulte, l’apport énergétique conseillé est comprise entre 2.400 et 2.600 calories par jour, selon l’activité; pour une femme adulte, il va de 1.800 à 2.200 calories). Seule la Chine fait office d’exception avec des mets en moyenne moins caloriques. Dans tous les autres pays, l’apport énergétique reste proche de la moyenne des repas servis dans les restaurants américains. Une femme adulte sédentaire, mettent en lumière les chercheurs, ingèrerait entre 70% et 120% de ses besoins énergétiques quotidiens en consommant ces plats, sans compter les autres repas, les boissons, l’apéritif ou le dessert.
Aux Etats-Unis, où quatre adultes sur dix sont obèses, une loi fédérale impose aux chaînes de restauration d’indiquer dans leur menu le nombre de calories des plats. Selon une méta-analyse, publiée dans l’International Journal of Retailing, la mesure porte ses fruits puisqu’elle incite les clients à consommer moins de calories. Mieux encore: les établissements qui doivent se plier à la règle ont pris les devants en proposant des préparations un peu plus légères, 140 calories en moins en moyenne.
En Belgique, obliger les restaurants et les fast-foods à afficher les calories n’est pas à l’ordre du jour. La grande distribution, en revanche, est mise sous pression, notamment depuis la création du Nutri-Score qui, avec sa fourchette allant de A à E, guide le client dans ses achats en évaluant la valeur nutritionnelle des produits. Un outil qui n’est pas obligatoire mais que des milliers de marques ont adopté, tandis que des multinationales comme Ferrero, Lactalis, Mars Incorporated, Mondelez, Kraft Heinz ou Unilever, continuent de faire la fine bouche.
Réfléchir à son alimentation et aux apports caloriques n’a pas toujours été à l’ordre du jour. Chez nous, comme dans tous les autres pays industrialisés, c’est l’accroissement inquiétant du taux de surpoids et d’obésité dans la population qui a amorcé le changement. Malgré les recommandations, une plus grande disponibilité des informations santé sur les «bons» et les «mauvais aliments» et quelques efforts consentis, le Belge ne parvient pas à reculer d’un cran la boucle de sa ceinture: à ce jour, un adulte sur deux est en surpoids et près d’un sur cinq souffre d’obésité, selon Sciensano. Des proportions identiques à celles mesurées il y a dix ans, alors que plus d’un tiers de la population souhaiterait maigrir.
Il est vrai que les mauvaises habitudes alimentaires sont bien ancrées dans les modes de vie. «Pour la première fois dans l’histoire de l’alimentation, en Belgique comme dans la plupart des pays industrialisés, le consommateur vit dans l’assurance alimentaire depuis deux, voire trois, générations successives, rappelle l’Observatoire de la consommation alimentaire (OCA) de l’ULiège, dans une analyse sur l’évolution de la consommation alimentaire en Belgique. Au cours du XIXe siècle, dans les pays d’Europe touchés par l’essor industriel, l’accroissement de la consommation de tous les aliments a contribué à l’augmentation de la ration calorique. Lorsque, de la fin du XIXe au début du XXe siècle, le deuxième niveau de saturation est atteint (3.000 calories par personne par jour), la consommation des aliments de base (céréales, féculents) diminue au profit des autres produits d’origine animale, corps gras, sucre, légumes et fruits.»
La quantité de sucre consommée est passée de 30 kilos par an par habitant en 1955, à 48 kilos en 2023.
Moins vite rassasiés
Ces 50 dernières années, ces évolutions ont été très marquées par une baisse de la consommation de pommes de terre, de céréales et de lait, et par une augmentation de la consommation de viande, dans un premier temps, pour ensuite se stabiliser à la fin des années 1980. A l’inverse, la consommation de fruits, légumes et sucre, relativement stable jusqu’en 1980, a considérablement augmenté à partir de cette période.
A titre d’exemple, la quantité de sucre consommée est passée de 30 kilos par an par habitant en 1955, à 48 kilos en 2023. La progression est plus fulgurante encore pour la viande, dont la quantité a doublé dans l’assiette en un demi-siècle. Pas tant la viande de bœuf, qui tourne autour des 20 kilos par an et par habitant, mais bien le porc avec 50 kilos d’équivalent carcasse par an et par habitant (pour 25 kilos dans les années 1950). Bel envol également pour la volaille, dont 20 kilos sont engloutis annuellement par chaque habitant, contre trois petits kilos seulement il y a deux générations. Selon les projections de l’Apaq-W, seuls 18% des consommateurs ont l’intention de diminuer leur consommation de viande à l’avenir, 73% ne comptent pas changer leurs habitudes et 9% envisagent même d’en manger encore plus.
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Du sucre, du gras, du sel, sous vide, sous cellophane ou en boîte, à emporter ou à manger sur place, à réchauffer ou à livrer. Les industriels et les plateformes de livraison en ligne rivalisent d’ingéniosité pour faire céder à la tentation de ces produits ultratransformés aussi alléchants qu’accessibles. Tentants mais peu nourrissants, et bourrés de défauts; la plupart présentent une faible qualité nutritionnelle et sont pauvres en fibres et en vitamines. «Les procédés de transformation impliqués dans leur préparation modifient leur structure au point d’affecter la vitesse à laquelle nous les ingérons puis les digérons», alerte l’Inserm, l’Institut national français de la santé et de la recherche médicale. Il faut donc en manger davantage pour se sentir rassasié. Les nutriments que contiennent ces produits industriels ne sont pas correctement assimilés par l’organisme et renferment des substances (additifs, contaminants, sous-produits issus des étapes de la transformation industrielle) dont les conséquences pour la santé ne sont pas encore bien identifiées.
D’autres effets potentiellement néfastes pour la santé sont à l’étude. Les personnes dont l’alimentation est essentiellement constituée d’aliments hautement transformés seraient plus exposées au diabète et à l’obésité, à l’hypertension, à la dyslipidémie (concentration anormalement élevée ou diminuée de lipides dans le sang), au cancer, à la maladie de Crohn et même à la dépression. «Si les mécanismes en cause ne sont pas encore clairs, le microbiote intestinal y jouerait un rôle central: sa composition serait affectée par une consommation importante de ce type d’aliments, avec des répercussions délétères sur de nombreuses fonctions de notre organisme (digestion, métabolisme, immunité…) dans lesquelles les micro-organismes qui peuplent notre tube digestif sont impliqués.»
Pourquoi est-il si difficile de résister aux «crasses», même en ayant conscience de leur faible intérêt nutritionnel? C’est ce qu’ont voulu comprendre des chercheurs américains de l’université Yale. Ils se sont questionné sur les causes des troubles de l’activité de la dopamine dans le cerveau, associés à l’obésité: sont-ils préexistants à l’obésité ou en sont-ils la conséquence? Et si c’était le régime alimentaire occidental qui était en cause?
Pour les besoins de l’expérience, des participants de poids normal ont été répartis en deux groupes. Pendant huit semaines, le premier groupe a consommé une collation riche en sucre et en graisses, en plus de son régime habituel. L’autre groupe une collation faible en sucre et en graisses. Au terme de cette période, il a été demandé aux participants d’évaluer des desserts sucrés plus ou moins riches en matières grasses et des jus de pomme plus ou moins sucrés. Les membres du groupe ayant mangé plus gras et plus sucré durant les huit semaines avaient perdu l’envie de manger des desserts plus sains, leur préférence pour un aliment faiblement gras ou sucré avait été altérée. Il est également apparu que le système dopaminergique, système de récompense activé par des stimuli plaisants comme la nourriture, le plaisir sexuel et les interactions sociales, était particulièrement activé chez les personnes ayant mangé plus gras et plus sucré pendant la période test.
Dans les résultats de leur l’étude, publiés en 2023 dans Cell metabolism, les chercheurs en concluent que les altérations de l’activité de la dopamine sont indépendantes des changements de poids et des paramètres métaboliques. «Ils [les résultats] indiquent un effet direct des aliments riches en graisses et en sucre sur les adaptations neurocomportementales qui peuvent augmenter le risque de suralimentation et de prise de poids.»
La bonne nouvelle est que cette habituation est réversible. Manger trop sucré n’est pas une fatalité. Mais, comme pour les autres «drogues», le consommateur accro devra passer par une période de sevrage de cinq à 20 jours. Durant cette période, il pourrait ressentir des maux de tête ou des migraines, des chutes de tension ou une certaine irritabilité. Mais quelle récompense à la clé! Une perte de poids allant de deux à sept kilos en un mois et de 3% à 4% de masse grasse, selon la Ligue cardiologique belge. Mais aussi un meilleur sommeil, moins de coups de pompe et de fringales en journée, une meilleure concentration, une pression artérielle diminuée et une plus belle peau.
Les mauvaises graisses, elles, sont plus difficiles à chasser. Si un sevrage total semble difficile à mettre en place, il est possible de réduire sa consommation de matières grasses en privilégiant certaines cuissons (vapeur, four, grill) et, cela tombe sous le sens, en optant pour des aliments moins gras (viandes maigres, poissons, produits laitiers allégés). Seule manière de rééduquer son cerveau et de saliver de nouveau devant des aliments plus naturels, moins Tricatel.