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Frans de Waal : « Réduire les inégalités de genre doit être l’objectif premier » (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le célèbre primatologue applaudit au débat sur le genre. Mais, selon lui, il ne doit pas masquer certaines réalités confirmées par l’étude des grands singes. Nous nous construisons, certes, en fonction de nos apprentissages culturels. Mais nous sommes d’abord des êtres sexués. Cela a des conséquences.

Sommité de la primatologie, le Néerlandais Frans de Waal conjuge dans son dernier livre, Différents (1), sa passion depuis des décennies pour les grands singes et le débat d’une actualité aiguë sur les questions de genre. Dans un monde où tant de sollicitations visent à nous conforter dans nos convictions, l’auteur rappelle qu’«il n’y a rien de plus excitant que de tomber sur quelque chose qui vous oblige à changer d’avis». Pas étonnant pour un scientifique qui a appris, par ses travaux, que «l’aptitude à prendre en compte le point de vue d’autrui a longtemps été considérée comme propre à l’homme mais [qu’] elle est désormais bien documentée chez les grands singes et plusieurs espèces ayant un gros cerveau, notamment les corbeaux». Les grands singes seraient-ils devenus plus sages que les humains? Frans de Waal déplore qu’une forme d’hystérisation des discussions sur le genre ait parfois coupé certains de leurs contributeurs des réalités. Nous nous construisons, certes, en fonction de nos apprentissages culturels. Mais nous sommes d’abord des êtres biologiques sexués. Ce qui n’empêche pas une partie d’entre nous de se sentir appartenir à un genre différent de leur sexe. Immersion dans le monde passionnant des primates avec le directeur du Centre des chaînons vivants au Centre national Yerkes de recherche sur les primates à Atlanta, aux Etats-Unis.

Les personnes qui soutiennent que l’homosexualité n’est pas naturelle ne savent pas de quoi elles parlent.

Le genre est-il une construction sociale?

Nous sommes naturellement des espèces biologiques. Mais nous sommes aussi très influencés par les autres. Et nous apprenons au cours de notre vie. Rien de ce que nous faisons n’est purement biologique ou purement culturel. Même chose pour les autres primates: ils sont genrés dans le sens où, eux aussi, modifient leur comportement en fonction des circonstances. Il me paraît donc intéressant de parler de genres parce que nous ne sommes pas des êtres purement biologiques. Nous naissons avec une certaine biologie, qui change notamment en fonction de la fluctuation hormonale. Et notre comportement évolue en fonction de nos apprentissages culturels.

En quoi la notion de genre est-elle utile?

Elle est utile pour attirer l’attention sur le quotidien. La notion de genre a été développée par le psychologue et sexologue néo-zélandais John Money (NDLR: 1921 – 2006) parce qu’il avait remarqué que des individus nés avec un certain sexe s’identifiaient à un autre. Et il trouvait que l’on n’accolait que des étiquettes négatives aux homosexuels, aux personnes transgenres… Il s’y opposait. C’est la raison pour laquelle il a inventé le terme «genre». Pour que soit reconnue l’influence de l’environnement sur notre comportement. Il a mené une expérience un peu étrange. Il s’occupait d’un enfant, né garçon, mais que la famille a décidé de considérer comme une fille parce qu’il avait perdu une partie de son pénis. Au début, John Money était convaincu que la transformation était possible. Par la suite, il a constaté qu’elle ne l’était pas. La «petite fille» a continué à se comporter comme un garçon. Cet exemple démontre que nous naissons avec une identité de genre. Les personnes qui affirment que le genre est uniquement une construction culturelle oublient que l’identité de genre est à l’origine biologique.

Le viol est absent chez les bonobos parce que les femelles y sont dominantes. C’est aussi simple que cela...
Le viol est absent chez les bonobos parce que les femelles y sont dominantes. C’est aussi simple que cela… © getty images

Ce qui n’empêche pas qu’on veuille en changer…

Oui. Et il est intéressant d’observer que cette volonté peut s’exprimer à un très jeune âge, à 3 ou 4 ans. Si un enfant affirme qu’il est transgenre à cet âge-là, il ne change presque jamais de position.

Vous écrivez que la passion des filles, et des femelles chez les grands singes, pour les nourrissons ou les poupées n’est pas un stéréotype mais un comportement naturel. Est-ce une tendance générale?

Si on observe cette tendance auprès de tous les êtres humains à travers le monde et chez les autres primates, c’est qu’il y a de la biologie là-dessous. Dès qu’une femelle primate se présente avec un nouveau-né, elle est entourée par les jeunes femelles qui veulent le toucher, le regarder... Cet intérêt répond à une nécessité: développer leurs capacités à tenir un bébé, à le prendre pour devenir plus tard des «baby-sitters». On a aussi observé que des jeunes femelles se saisissaient d’un bout de bois ou d’une pierre qui, pour elles, faisait office de bébé. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de variabilité. Certaines filles et femelles ne sont pas intéressées par les nourrissons ou les bébés.

Qu’est-ce qui nous distingue des grands singes?

Ce qui nous distingue tient essentiellement au langage et à certaines capacités cognitives. Dans le domaine psychologique ou socioémotionnel, il n’y a pas de grande différence.

Vous expliquez aussi que l’être humain est le seul primate à développer une famille nucléaire. Pourquoi les grands singes ne l’ont-ils pas développée?

Ils n’en ont peut-être pas eu besoin. Ma théorie est que quand les êtres humains sont sortis des forêts alors que les grands singes y restaient, ils ont été confrontés à un environnement beaucoup plus dangereux, la savane. Plus exposés aux prédateurs, les hommes ont développé des relations différentes avec les femmes et les enfants qui ne pouvaient pas se défendre. Ils ont cultivé cette faculté de protection. Les grands singes, restés dans les forêts, n’ en ont sans doute pas ressenti la nécessité.

Vous déplorez la propension des humains à tout catégoriser. En quoi cela peut-il être préjudiciable?

On met des étiquettes sur tout. Voyez la formule LGBTQIA+, ce sont des étiquettes. On se perd en discussions pour nommer ceci et cela. Les autres primates n’ont pas ces discussions. Certains individus sont plus hétérosexuels. D’autres plus homosexuels. Comment les étiqueter? Ils ne sont intolérants qu’avec les individus qui posent des problèmes, par exemple en raison de leur excès d’agressivité.

Cela signifie-t-il que, plus que les êtres humains, les grands singes peuvent conjuguer plusieurs «étiquettes»?

Oui. Les bonobos, par exemple. Je les considère comme bisexuels. Ils ont beaucoup de comportements hétérosexuels et homosexuels. Pour eux, avoir un partenaire mâle ou femelle n’a pas beaucoup d’importance. Dans d’autres espèces de primates, la majorité des individus ont des comportements homosexuels et quelques-uns sont homosexuels. De manière générale, les grands singes exclusivement homosexuels semblent très rares. Mais chez l’homme aussi. L’homosexualité exclusive ne concerne qu’environ 0,5% des humains. Et l’homosexualité non exclusive, entre 4 et 5% d’entre eux.

L’homosexualité n’en reste-t-elle pas moins un comportement commun chez les grands singes?

En effet. Les personnes qui soutiennent que l’homosexualité n’est pas naturelle ne savent pas de quoi elles parlent. De surcroît, elles utilisent souvent le terme «naturel» pour distinguer ce qui serait bien et ce qui ne le serait pas. C’est un problème. Ainsi, dans leur entendement, la dominance mâle est naturelle et la dominance femelle ne l’est pas. Or, on trouve chez les primates des exemples de dominance de la part des femelles, par exemple chez les bonobos.

Le recours aux violences physiques est-il un élément distinctif entre mâles et femelles grands singes?

Pas que chez les grands singes. Si on analyse les statistiques d’homicides, on constate que dans toutes les sociétés, les hommes sont plus violents que les femmes. Dans les sociétés de primates également. Les mâles sont physiquement plus agressifs. Il y a de la compétition chez les femelles mais elle ne se traduit pas forcément par une confrontation physique. Il faut tenir compte de cette réalité dans la société. Aujourd’hui, certains estiment qu’il faut élever les garçons de la même façon que les filles ou l’inverse. Ce n’est pas très réaliste parce que, plus tard, le petit garçon sera plus fort et plus violent que la fille. Il est donc nécessaire de lui inculquer, notamment, un sens de la responsabilité. Ma mère a eu six garçons. Elle n’a jamais cessé de nous répéter qu’il fallait respecter les filles. Les garçons doivent l’apprendre. Par ailleurs, peut-être est-il possible d’éduquer les garçons et les filles de la même manière quand ils sont très jeunes. Mais la tâche devient très compliquée quand, devenus adolescents, ils développent des préférences sexuelles, soit hétérosexuelles, soit homosexuelles, presque toujours genrées. Comment les exprimeront-ils s’ils sont élevés sans genre? Cela risque d’être un tournant de la vie très difficile à négocier. C’est pour cela que je pense que prodiguer une éducation neutre à ses enfants peut être dangereux. De la sorte, on s’empêche d’anticiper ce qui pourrait arriver plus tard.

Dans toutes les sociétés d’humains ou de grands singes, les hommes ou les mâles sont plus violents que les femmes ou les femelles, rappelle Frans de Waal.
Dans toutes les sociétés d’humains ou de grands singes, les hommes ou les mâles sont plus violents que les femmes ou les femelles, rappelle Frans de Waal. © belga image

Il semble que le viol n’existe quasiment pas chez les grands singes. Est-ce exact?

Le viol est absent chez les bonobos parce que les femelles y sont dominantes, extrêmement rare chez les chimpanzés, et un peu plus fréquent chez les orangs-outans, souvent les jeunes mâles pas complètement développés. Il est observé aussi chez les canards, certains insectes ou grenouilles… Mais il ne relève pas, dans la nature, d’un comportement commun. Il est plus fréquent chez les humains. La façon dont on construit nos vies familiales dans des habitations où nous sommes isolés et où la domination masculine peut plus aisément s’exprimer contribue peut-être à favoriser sa version la plus commune, au sein du couple.

Peut-on dire qu’il n’y a pas de racisme chez les grands singes?

Je donne cet exemple dans le livre pour expliquer qu’ils n’aiment pas s’attribuer des étiquettes. Le spider-monkey, singe-araignée, est un primate sud-américain qui peut avoir une variété de couleurs, de presque noir à presque blanc. Je les ai observés dans les zoos et j’ai interrogé un scientifique qui travaille sur cette espèce dans la nature. Il apparaît que les variations de couleur ne provoquent pas de comportements particuliers parmi eux. Ces constatations ne permettent pourtant pas de dire avec certitude que le racisme n’existe pas du tout chez les grands singes.

Qu’est-ce que l’étude des bonobos a apporté à la connaissance des comportements des grands singes?

Au début, il y a eu une résistance de la part de certains anthropologues à l’égard de l’étude des bonobos parce qu’ils leur apparaissaient trop pacifiques, trop gentils, trop versés sur le sexe, et dominés par les femelles. Ils s’accrochaient à leur théorie qui stipulait que si les humains ont eu tant de succès dans le monde, c’est parce qu’ils ont su se montrer agressifs, violents et mener des guerres. Ils étaient obnubilés par les relations entre mâles. Depuis, également influencés par les femmes primatologues, ils ont bien dû reconnaître que les bonobos sont aussi proches des humains que les chimpanzés et qu’il est important d’accorder de l’attention à l’étude des uns et des autres.

Prodiguer une éducation neutre à ses enfants peut être dangereux. De la sorte, on s’empêche d’anticiper ce qui pourrait arriver plus tard.

Entre le chimpanzé et le bonobo, aucun n’est plus proche de l’humain que l’autre?

Ils sont exactement pareils. Le bonobo a été découvert en Belgique grâce au musée de Tervueren (NDLR: actuel AfricaMuseum). La Belgique a joué un rôle particulier dans l’étude des bonobos parce qu’ils viennent du Congo (RDC).

Quel regard portez-vous sur le débat autour des questions de genre en Europe et aux Etats-Unis?

Les conservateurs sont très intolérants. Ils n’aiment pas les homosexuels. Ils n’aiment pas les personnes transgenres. Je viens des Pays-Bas, premier Etat à avoir autorisé le mariage pour tous. Pour moi, ce n’était pas un problème. L’homosexualité est légale aux Pays-Bas depuis plus de deux cents ans. Un jour, je me rends aux Etats-Unis. Pour y entrer, il me faut remplir un formulaire où je dois certifier que je ne suis ni communiste ni homosexuel. J’ai été particulièrement étonné. A l’époque, l’attitude à l’égard des homosexuels était très différente entre les Pays-Bas et les Etats-Unis. Mais là aussi, les homosexuels ont fini par gagner puisque le mariage gay y est désormais autorisé. Je ne m’y attendais pas. Mais c’est arrivé. Ce genre de débat peut être très disputé et, par conséquent, très préjudiciable. On le voit par exemple sur la question des personnes transgenres alors qu’elles ne représentent qu’une très petite partie de la population, moins de 1% des Américains. Ce n’est pas un grand problème de société. Mais les conservateurs en font un grand problème. En Europe, les débats sur ces questions sont tout de même moins virulents.

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Comment expliquez-vous que les questions de genre déchaînent tant les passions?

Après la Seconde Guerre mondiale, on a connu septante ans de paix en Europe. On a eu le temps d’oublier qu’autrefois, les jeunes hommes étaient envoyés à la guerre et que des millions d’entre eux y ont été tués. Cette période de paix a contribué à conforter le privilège d’être homme. Les hommes ont bénéficié de davantage de privilèges que les femmes. Les inégalités homme-femme ont été plus visibles. A présent que la guerre fait son retour en Europe, on se rend tout de suite compte que ce sont davantage les jeunes gens qui sont envoyés en première ligne en Ukraine. En Russie, beaucoup d’entre eux essaient d’ailleurs de s’y soustraire. Automatiquement, le privilège d’être un homme disparaît, surtout chez les jeunes. La période de paix a eu pour effet de mettre en lumière les privilèges des hommes. Cela peut expliquer, en partie, pourquoi les discussions sur les questions de genre se sont amplifiées. Un autre changement fondamental pour la société fut le recours possible à la contraception. L’effet sur les familles a été rapide: leur taille s’est réduite. La pilule a permis plus de choix. Et a ouvert la porte au débat sur les questions de genre.

Quel rôle les hommes peuvent-ils jouer dans les conquêtes féministes?

Il n’est pas possible de changer le rôle des genres sans que les hommes y contribuent. Beaucoup de jeunes hommes adoptent des comportements différents au sein des familles. Peut-être pas aussi vite que les femmes le souhaiteraient, mais ils le font.

«Les êtres humains n’ont pas besoin d’être identiques pour être égaux» est la dernière phrase de votre livre. L’avez-vous voulu comme un éloge de la différence?

Dans le débat sur le genre, on s’est focalisé sur le mauvais côté, les différences entre les genres. En soutenant que pour lutter contre les inégalités, il fallait diminuer l’influence des genres, les bagatelliser. Pour moi, c’est sur les inégalités qu’il faut se concentrer. L’objectif est de les réduire. Et là, il y a encore du chemin à parcourir.

(1) Différents. Le genre vu par un primatologue, par Frans de Waal, Les liens qui libèrent, 480 p.

Bio express

1948 Naissance, le 29 octobre, à Bois-le-Duc, aux Pays-Bas.

1977 Doctorat en biologie à l’université d’Utrecht.

2002 Publie De la réconciliation chez les primates (Flammarion).

2007 Est repris sur la liste du Time recensant les cent personnalités les plus influentes au monde.

2010L’Age de l’empathie. Leçons de nature pour une société plus apaisée (Les liens qui libèrent).

2018La Dernière Etreinte. Le monde fabuleux des émotions et ce qu’il révèle de nous (Les liens qui libèrent).

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