Entre demandes d’amis sur Facebook et stories partagées, un nouveau malaise s’installe: celui d’un management qui brouille la frontière entre sphères professionnelle et intime. Et si, derrière la convivialité numérique, se rejouaient les rapports de pouvoir?
Il est 18h. Dans un open space, le téléphone de Marion vibre. Notification Instagram: son supérieur, sourire crispé en photo de profil, souhaite suivre son compte personnel. Elle hésite. Sur son «feed» défilent des clichés de soirées entre amis, de vacances en bord de mer… une fenêtre sur sa vie privée qu’elle n’avait jamais imaginé ouvrir à son patron. «J’ai vu la demande de suivi de mon chef et j’ai carrément paniqué, confie-t-elle. Je me sentais prise au piège entre passer pour la snob de service ou exposer ma vie perso au bureau, mais pas seulement, mon patron aussi. On s’entend bien, il est cool, mais « se lier » sur Insta, je ne sais pas, ça me faisait un peu bizarre…» Sous le regard interrogateur de son compagnon, Marion tergiverse. Accepter par politesse? Ou décliner en espérant ne pas froisser son N+1? Après une heure de doute, elle accepte.
Le lundi suivant, son manager lance dans l’open space un jovial: «Alors Marion, ce week-end à la mer, c’était chouette?» Face aux regards surpris des collègues, la jeune femme rougit. Elle comprend qu’en devenant «abonnés», elle a brouillé une frontière invisible. «Depuis, je poste beaucoup moins spontanément. Je me sens observée en permanence par ma hiérarchie, même le soir chez moi», souffle-t-elle.
La situation de Marion est loin d’être anecdotique. Des scènes de malaise comme celle-ci, Léa, diplômée en sciences politiques, en a été aussi témoin dans la start-up où elle officie. «Chez nous, tout le monde ajoute tout le monde sur Facebook, c’est la culture de la maison. Mais quand notre supérieur s’y est mis, l’ambiance a changé», avoue-t-elle. La demande d’ami émanant de son boss, comme elle aime l’appeler, a ainsi créé un inconfort diffus. Certains collègues, plus extravertis, ont accepté immédiatement et jouent le jeu à outrance: ils likent systématiquement les publications du boss, la moindre photo de son chat ou de son jardin, ajoutant des commentaires enjoués. «C’est presque devenu un concours implicite de zèle numérique, on voit qui réagit le plus à ses posts», regrette Léa. D’autres, au contraire, ont prétexté ne «jamais utiliser Facebook» pour éluder l’invitation. Une collègue aurait discrètement modifié ses paramètres de confidentialité pour que le supérieur n’ait accès qu’à une version édulcorée de son profil. «Elle a créé une liste restreinte sur Facebook pour qu’il ne voie rien de compromettant. Officiellement, ils sont amis, mais en pratique il n’a accès qu’à sa photo de profil», s’amuse Léa. Dans cette PME, chacun compose ainsi avec la présence intrusive du dirigeant sur les réseaux: entre les blagueurs qui surjouent l’enthousiasme en ligne, les diplomates qui entretiennent une façade polie, et les discrets qui contournent techniquement la transparence forcée.
A l’inverse, Isabelle, 30 ans, cadre dans une administration publique, a choisi la franchise. Lorsqu’un directeur de son service l’a invitée sur Facebook, elle a décliné sans détour. «Je lui ai répondu que je préférais garder mon compte pour mes proches. Il l’a bien pris», assure-t-elle. Habituée à la stricte séparation vie privée/vie professionnelle propre à la fonction publique, Isabelle aurait vécu cette connexion comme une entorse à la déontologie. «Dans mon milieu, tutoyer son supérieur est déjà rare, alors devenir « ami Facebook » avec lui, c’est impensable, assure-t-elle. J’ai besoin de cette distance pour travailler sereinement.» Elle n’est pas la seule. Aucune donnée chiffrée n’existe à ce jour en Belgique, mais en France, nombre de salariés se montrent peu enclins à brouiller les frontières entre sphères personnelle et professionnelle. Selon une enquête menée par la plateforme Qapa, 64% des Français refusent les demandes d’ajout de leur supérieur hiérarchique sur Facebook, refus motivé dans 91% des cas par le souhait de ne pas mélanger vies professionnelle et privée.
Maxime, lui, assume une approche diamétralement opposée. A 26 ans, ce développeur intégré dans une start-up tech parisienne voit mal où est le problème. «Ma CEO nous a tous ajoutés sur Insta, c’est notre façon de créer du lien. On partage nos victoires pro, mais aussi des mèmes et des photos de nos chats. Franchement, ça soude l’équipe», témoigne-t-il, sourire en coin. Sur le compte Instagram de la PDG défilent en effet selfies d’équipe, stories des afterworks et anecdotes du quotidien au bureau. Maxime, comme la plupart de ses jeunes collègues, like tout avec entrain. «Chez nous, le boss est un membre de l’équipe comme un autre, il n’y a pas de barrière», revendique-t-il. Quitte à ce que l’informalité soit encouragée jusqu’à l’excès? Récemment, la dirigeante a publié un clip vidéo de leur dernière session de team building en mentionnant chaque employé. Certains ont ressenti une légère injonction à relayer le post pour soigner la «marque employeur». «Ne pas repartager aurait fait tache, donc tout le monde l’a fait, note Maxime. Mais bon, ça nous donne aussi de la fierté d’équipe.» Dans cet univers de start-up, la confusion des rôles ne choque personne, du moins en apparence. «C’est convivial et bon enfant, tant que tout va bien. Je me dis juste qu’en cas de conflit ou si je dois négocier une augmentation, il faudra rétablir une distance…», admet le jeune homme, conscient malgré tout que le rôle d’ami peut vite redevenir celui de patron.
L’ère du profil flou, des liens brouillés et des chiffres clés
Ces différents cas illustrent un phénomène de plus en plus répandu: Facebook, Instagram et consorts ont fait sauter les verrous temporels et spatiaux qui cloisonnaient autrefois le bureau et la maison. Désormais, collègues et supérieurs peuvent se croiser en ligne à toute heure, bien au-delà du portail de l’entreprise. «Les réseaux sociaux sont représentatifs de la porosité entre vies personnelle et professionnelle», note un rapport juridique sur le sujet. Conséquence: chacun gère son image tant bien que mal, oscillant entre désir de partage et besoin de protection. Une étude académique menée dans une grande entreprise française relevait déjà en 2017 que la plupart des salariés tentaient de cloisonner leurs usages numériques: seule une minorité (20%) mêle vraiment réseaux personnels et professionnels, la majorité réservant Facebook à un usage privé et LinkedIn/Viadeo aux contacts de travail. Autrement dit, beaucoup choisissent un réseau pour chaque registre, cherchant à préserver un semblant de frontière entre les deux mondes.
Mais l’idéal de séparation vole parfois en éclats sous la pression du réel. Près de 58% des salariés se connectent quotidiennement aux réseaux sociaux (tous usages confondus), et un sur trois y diffuse des informations liées à son entreprise. Il devient donc illusoire de prétendre que la vie en ligne de l’employé n’intéresse pas l’employeur. Certaines directions l’ont bien compris: elles encouragent même leurs troupes à devenir des ambassadeurs sur LinkedIn, Twitter ou Instagram, brouillant un peu plus la distinction entre communication d’entreprise et expression personnelle. Le phénomène touche tous les secteurs mais à des degrés divers. Les normes varient fortement selon le type d’organisation: ce qui est toléré dans une petite structure ne l’est pas nécessairement dans un grand groupe, soulignent plusieurs spécialistes du monde du travail. Dans une jeune entreprise technologique à l’organisation horizontale, se retrouver followers sur Instagram pourra sembler naturel, héritage de la culture start-up qui valorise l’informel. En revanche, dans une administration publique ou une banque traditionnelle, la pratique demeure marginale, et souvent mal vue. A peine 18% des dirigeants seraient disposés à se lier d’amitié avec un subordonné, selon un sondage Qapa, contre 43% des employés qui, eux, se disent pour. Ce décalage traduit bien que nombre de managers, surtout dans les milieux les plus attachés à la hiérarchie, préfèrent maintenir une distance respectable. La norme reste donc à la séparation des cercles, même si les exceptions se multiplient. Entre collègues du même niveau, en revanche, l’ajout sur les réseaux est devenue monnaie courante.
«Votre boss n’est pas votre ami»
Ajouter son patron sur les réseaux pose une question de fond: que révèle cette familiarité numérique de l’évolution du rapport hiérarchique? Emmanuel Martin, sociologue du travail, y voit d’abord un risque pour la vie privée du salarié. «Facebook est devenu un espace où plus personne ne fait attention à rien de ce qu’il dévoile de sa vie privée», alerte-t-il. Photos, statuts d’humeur, commentaires laissés dans un groupe: autant d’informations personnelles que le manager, une fois dans la liste d’amis, peut soudain collecter sans effort. «Demain, vous ne savez pas ce qui peut se passer», prévient de son côté la coach Cécile Simorre, rappelant qu’un lien de subordination peut tourner au vinaigre. Si la relation se dégrade, les contenus jadis partagés en toute innocence pourraient être reconsidérés sous un jour défavorable. Une blague potache publiée sur le mur d’un collègue, un like malencontreux sur un post polémique, et voilà l’image du salarié ternie aux yeux du patron. Demain, en effet, nul ne sait quelles conséquences professionnelles pourrait avoir ce qui était au départ une simple connexion amicale en ligne.
Pour éviter ces écueils, la plupart des experts recommandent de maintenir une frontière. «Evitez donc d’être ami sur Facebook avec vos salariés. Chacun son espace, chacun à sa place, pour mettre une certaine distance entre vie pro et vie perso», conseille Cécile Simorre, suggérant aux deux parties de privilégier plutôt le lien sur LinkedIn, réseau spécifiquement professionnel. LinkedIn offre en effet une interaction maîtrisée autour du CV et des accomplissements de carrière, là où Facebook ou Instagram exposent l’intimité. Il n’est d’ailleurs pas rare que managers et collaborateurs attendent la fin de la relation de travail pour se connecter en amis sur Facebook, une fois la hiérarchie redevenue simple camaraderie. Un peu comme un professeur qui, une fois ses élèves diplômés, accepterait de garder le contact à égalité. Tant que le lien hiérarchique est effectif, au contraire, l’amitié affichée reste asymétrique. Car le fond du problème est là: une amitié suppose égalité et réciprocité; or, la relation patron-salarié demeure un lien de pouvoir déséquilibré. «Le management horizontal a beau brouiller les codes, la relation reste celle d’un dominant à un dominé», résume en substance l’analyse du psychologue néerlandais Geert Hofstede sur la distance hiérarchique. Une blague osée envoyée en message privé au supérieur sur WhatsApp, dans l’enthousiasme d’un projet mené en petite équipe, peut soudain se retourner contre l’employé si le contexte redevient strictement professionnel le lendemain. L’ambiguïté des rôles guette: qui parle? L’ami bienveillant ou le patron qui évalue? Le subordonné loyal ou le copain à qui l’on se confie?
Les spécialistes des relations en entreprise pointent aussi un effet pervers du copinage hiérarchique: le risque de favoritisme, ou du moins son apparence. Un manager très proche d’un membre de son équipe, affichant likes et compliments mutuels sur Instagram, pourra susciter la jalousie ou le soupçon chez les autres.
D’autres salariés estiment qu’«être pote avec le boss, ça ne paie pas toujours». Sans compter qu’en cas de besoin, la dimension disciplinaire du management reprend ses droits: difficile pour un chef, même bien intentionné, de recadrer ou sanctionner un employé avec qui il partageait la veille des vidéos de vacances. A l’inverse, l’ami-salarié, fort d’une familiarité inhabituelle, pourrait se croire permis de franchir des limites (insubordination douce, retards tolérés, etc.), au risque de se faire rappeler à l’ordre brutalement. Cette proximité factice crée donc un terrain glissant, où ni le manager ni l’employé ne savent vraiment sur quel pied danser.
C’est tout l’enjeu pour les managers: encourager la convivialité sans perdre la légitimité à décider et trancher.
De retour dans son bureau, Marion, elle, navigue toujours à tâtons. Quelques mois après avoir accepté son patron parmi ses followers, elle a trouvé un modus vivendi numérique: ses publications sont désormais filtrées (les photos de soirées ne sont partagées qu’en «amis proches» sur Instagram) et elle s’autorise parfois à «oublier» de liker les posts de son boss. «J’ai compris qu’un follower n’est pas un ami, relativise-t-elle. Mon patron reste mon patron, même sur les réseaux.»
Etre connectés sans cesser d’être professionnels, c’est le pari d’une génération en train d’écrire de nouvelles règles du jeu, entre observation du réel et fine adaptation sociologique, sans caricature ni excès. Patron, ami, follower? La réponse, nuancée, se construit chaque jour, post après post.
Une amitié suppose égalité et réciprocité, or la relation patron-salarié demeure un lien de pouvoir déséquilibré.
64% soit, le pourcentage de Français qui refusent les demandes d’ajout de leur supérieur hiérarchique sur Facebook.