
Faut-il vraiment interdire les écrans aux enfants avant 6 ans? «Mes deux conseils: bon sens et prudence»
Pas d’écrans pour les enfants de moins de 6 ans: des scientifiques français assurent que cette limite d’âge devrait être respectée. La prudence est en effet de mise, considère le pédopsychiatre Emmanuel de Becker. Surtout, le rôle des adultes est prépondérant.
Peut-on laisser des enfants en bas âge face à des écrans? Leur rend-on service à travers l’interdiction? A partir de quel âge devrait-on lâcher la bride? Posez ces quelques questions, l’air de rien, à une tablée constituée de quelques parents, il y a fort à parier qu’elle provoque de vifs débats entre les tenants des dangers des écrans et ceux de l’éducation aux écrans. Sans oublier ceux qui font ce qu’ils peuvent et qui refusent d’être culpabilisés.
En France, une tribune récemment publiée sur le sujet vient de remettre une pièce dans le juke-box. Le texte est soutenu par cinq associations d’experts, spécialisés en santé publique, en pédiatrie et en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, notamment. S’il est d’usage de prôner le principe «pas d’écran avant 3 ans», les auteurs du texte, qui a fait l’objet de quelques critiques dans les milieux spécialisés français, vont un cran plus loin en préconisant sans ambiguïté le principe du «pas d’écran avant 6 ans».
La tribune en question avance plusieurs arguments, arguant que «ni la technologie de l’écran, ni ses contenus, y compris ceux prétendument éducatifs, ne sont adaptés à un petit cerveau en développement». Elle survient un an après la publication, en France, du rapport Enfants et écrans réalisé par des experts, à l’initiative d’Emmanuel Macron.
Affirmant que les publications scientifiques imposant ce constat se multiplient, la tribune affirme que les «activités sur écrans ne conviennent tout simplement pas aux enfants de moins de six ans: elles altèrent durablement leur santé et leurs capacités intellectuelles.» Les méfaits sont nombreux, en termes de retard de langage, de troubles de l’attention, de mémorisation ou d’agitation motrice, par exemple.
Ecrans et enfants: un débat animé
La publication de cette tribune a suscité bien des commentaires, y compris des critiques, pointant l’argument de scientificité, là où les études sur le sujet appelleraient à davantage de nuance ou ne conduiraient pas à des conclusions aussi limpides que ce qui est affirmé. Le caractère péremptoire de la sortie médiatique est dénoncé, parfois qualifié de «contre-productif» parce que difficilement applicable dans la réalité.
L’impact négatif d’un excès d’exposition aux écrans sur la vue ou sur la qualité du sommeil semble faire consensus, études à l’appui. Mais il s’agit avant tout de consommation problématique, parce qu’excessive, tempèrent plusieurs spécialistes de la question. Quant à la question des difficultés d’acquisition du langage, régulièrement remise sur le tapis, elle ne fait pas grand débat, mais est davantage influencée par l’environnement social et culturel que par les écrans, l’un et l’autre pouvant par ailleurs être liés.
On saisit sans difficulté que toute vision trop binaire de la question conduit à d’interminables débats. «Faut-il interdire les écrans jusqu’à 6 ans? Les psys sont parfois des gens compliqués. Par rapport à une question précise, chaque psy trouvera de bons arguments pour justifier sa position», lâche en souriant Emmanuel de Becker, pédopsychiatre et professeur à l’UCLouvain.
«Effectivement, je suis d’accord avec l’idée qu’il faut éviter les écrans avant 3 ans et certainement en limiter l’usage avant 6 ans, poursuit le professeur à l’Institut de recherche santé et société de l’UCLouvain. Et effectivement, il faut pouvoir soutenir l’épanouissement de l’enfant dans la découverte du monde à travers sa curiosité, différentes sources, des jeux concrets, palpables, colorés, de différentes matières, etc.»
Pour autant, «je vous répondrais aussi que je ne suis pas nécessairement opposé à certains jeux en ligne, par exemple, où les parents et les enfants peuvent se retrouver ensemble. Certains sont très bien faits, alors pourquoi pas, dans une certaine mesure».
En réalité, recommande Emmanuel de Becker, «on peut éventuellement permettre aux enfants de regarder la télévision ou de jouer à des films, mais de manière accompagnée et limitée. Dire que jusqu’à 3 ans et sans doute jusqu’à 6 ans, il faut rester très vigilant, cela me semble parfaitement justifié.» Deux recommandations sont à privilégier, selon lui, à savoir «de la prudence et du bon sens» avant tout. Sans forcément tomber dans un excès ou dans l’autre.
Les débats autour des écrans sont assez anciens, rappelle-t-il. «Ils existent depuis que les écrans existent», sans doute. Aussi, il convient de ne pas idéaliser une situation passée, qui serait brutalement balayée par l’avènement d’une société de l’écran. La réalité est plus nuancée. «Il y a quelques décennies, lorsque des enfants regardaient Blanche-Neige, ne pensez-vous pas que c’était déjà terrifiant? Plus d’un enfant en a fait des cauchemars. Le personnage de Scar, dans Le Roi lion, ne fait-il pas croire au petit lionceau qu’il est responsable de la mort de son père? Ce n’est pas très reluisant et cela dépeint une réalité très dichotomique, qui ne correspond pas non plus à la réalité de la complexité humaine.»
Aujourd’hui, à côté de programmes ou de jeux qui peuvent être plutôt bien conçus, c’est l’idée de «laisser longuement des jeunes, y compris des ados, jouer à des jeux très violents durant lesquels on va massacrer des ennemis et faire gicler le sang, je n’y vois pas beaucoup d’intérêt au niveau de l’intelligence, de la curiosité ou même de la détente.»
Le rôle des adultes est essentiel
L’encadrement des parents, le contenu, la durée sont quelques-uns des critères qui invitent à ne pas tirer de grandes généralités. Le rôle de l’adulte, surtout, est capital, selon Emmanuel de Becker, pour s’intéresser à ce que l’enfant regarde, pour le guider, l’orienter, le faire réfléchir. «Il s’agit de pondération intelligente», explique-t-il. Du bon sens et de la prudence, encore et toujours.
Il faut néanmoins se souvenir que les enfants et les adultes ne sont pas dotés des mêmes aptitudes face aux écrans. «Lire une histoire comme Harry Potter à des enfants ou les mettre devant le film n’a pas le même effet. L’image a un tout autre impact sur le cerveau que l’audition. Devant un écran, surtout les écrans géants qui se trouvent désormais devant les ménages, on est comme happé, aspiré. Or, le cerveau des enfants est en plein développement et n’est pas encore dans le même état que celui des adultes, qui ont en principe la faculté de prendre du recul et analyser ce qu’ils voient.»
«On a pu l’objectiver grâce aux neurosciences: certaines zones du cerveau se développeront au détriment d’autres». Ainsi, les écrans peuvent rendre performant dans certains domaines, comme celui de l’hypervigilance. «Mais ce cerveau essentiellement dirigé vers l’attention développera moins des facultés importantes pour la curiosité et l’apprentissage, qui requièrent un cerveau plus paisible.» Ce stress chronique qui peut survenir «va faire en sorte que vous répéterez continuellement la même activité», un peu comme dans le cadre d’une addiction. C’est un effet produit chez l’adulte également, à la différence que son cerveau n’est plus en mode de développement, insiste encore l’expert, qui appelle résolument à la nuance et la mesure.
Lire aussi | Les écrans, frein à l’imagination des enfants
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici