L'UE veut multiplier par près de 30 sa capacité éolienne offshore © belga

L’hydrogène vert, une énergie d’avenir ? Le risque cannibale

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Avec la création d’une banque publique de l’hydrogène, la Commission européenne met le paquet sur cette molécule d’avenir. Judicieux dans la crise actuelle? Pour produire de l’hydrogène vert, il faut beaucoup d’électricité renouvelable dont l’offre est aujourd’hui insuffisante. Analyse.

Il n’a pas fait grand bruit, ce passage du long discours sur l’état de l’Union qu’Ursula von der Leyen a prononcé devant le Parlement de Strasbourg, le 14 septembre. Il n’était pourtant pas anodin. La présidente de la Commission y annonçait la création d’une banque publique de l’hydrogène qui sera capable d’investir trois milliards d’euros «pour construire le futur marché de cette énergie» en plein essor. Objectif annoncé: «Nous voulons passer d’un marché de niche à un marché de masse et produire chaque année, dans l’Union, dix millions de tonnes d’hydrogène renouvelable d’ici à 2030», a assené, une nouvelle fois, la dirigeante européenne. Bigre, c’est ambitieux.

Aujourd’hui, peu d’hydrogène renouvelable est produit ou consommé en Europe, par conséquent trop d’industries hésitent à franchir le pas.

«Aujourd’hui, peu d’hydrogène renouvelable est produit ou consommé en Europe et, par conséquent, trop d’industries hésitent à franchir le pas, souligne Tim McPhie, porte-parole de l’Action européenne pour le climat et l’énergie à la Commission. L’idée de la future banque est de réduire le risque lié à l’achat et à la vente d’hydrogène renouvelable en couvrant l’écart de coût qu’il y aurait entre la production et la consommation.» En d’autres mots, une sorte de garantie sur l’achat d’hydrogène. La mise en route de cette initiative est prévue pour 2023. Elle s’ajoute à de pharaoniques projets de recherche et développement dans ce même domaine énergétique, qui se chiffrent aussi en milliards d’euros. L’hydrogène fait partie du plan RePowerUE destiné à rendre l’Europe moins dépendante du gaz russe.

1 175 kilomètres avec un plein

Il n’est d’ailleurs plus un responsable politique, en Belgique ou ailleurs, qui, dans un débat sur la crise actuelle du gaz et de l’électricité, manque d’évoquer les folles promesses de cette énergie d’avenir. A raison? A tort? Rappelons d’emblée que l’hydrogène ne constitue pas une solution énergétique miraculeuse pour nos économies comme l’auront été les hydrocarbures durant un siècle et demi. Au mieux, la molécule H représentera 15% du mix énergétique d’ici à 2050, contre 80% actuellement pour le trio pétrole-gaz-charbon. Elle offre néanmoins d’indéniables qualités multifacettes, permettant d’abord la fabrication de produits chimiques, en particulier l’ammoniac nécessaire à la production d’engrais.

Elle peut aussi servir de combustible pour fournir de la chaleur ou faire avancer un véhicule: outre l’Europe, des pays comme le Japon ou la Corée du Sud envisagent de le développer pour les transports lourds, routiers, maritimes ou aériens. Un record de distance vient d’être battu par un train à hydrogène d’Alstom, qui a parcouru 1 175 kilomètres avec un seul plein. Depuis la semaine dernière, un taxi-pilote roulant à l’hydrogène circule dans les rues de Bruxelles. L’hydrogène constitue aussi une solution de choix pour stocker l’énergie produite par des sources renouvelables (solaire, éolien, dont l’intermittence est problématique) et ensuite produire de l’électricité.

L’heure H a sonné trop tôt?

La grande particularité de l’hydrogène est qu’il n’est pas une source, mais un vecteur d’énergie. Il n’est pas issu d’un quelconque gisement, comme le pétrole ou le gaz, mais bien d’un processus de fabrication, généralement l’électrolyse, qui nécessite de l’électricité. Son existence dépend donc d’une autre énergie. Il est essentiel de le souligner, car cela nourrit un débat crucial au sein de l’Union européenne. En effet, l’engouement autour de cette molécule séduisante cache un enjeu majeur: celui du besoin en électricité des électrolyseurs pour produire de l’hydrogène, en l’occurrence de l’électricité renouvelable pour l’hydrogène vert. «Pour produire les dix millions de tonnes annoncés par la Commission, il faudrait l’équivalent de la consommation électrique totale française», précise Aurelia Leeuw, de la fondation Bellona, qui rassemble nombre d’experts climatiques à Oslo, Bruxelles, Berlin et Saint-Pétersbourg.

L'objectif d'Ursula von der Leyen? Produire dix millions de tonnes d’hydrogène renouvelable d’ici à 2030 dans l'Union. Un sacré défi...
L’objectif d’Ursula von der Leyen? Produire dix millions de tonnes d’hydrogène renouvelable d’ici à 2030 dans l’Union. Un sacré défi… © belga image

Pour Bellona, il existe un risque évident de «cannibalisation» des énergies renouvelables par l’industrie de l’hydrogène vert. Or, celles-ci sont loin d’être excédentaires et devraient plutôt servir davantage à tout ce qui peut être électrifié, comme les pompes à chaleur ou les moyens de transport. Ce serait plus efficace sur le plan des émissions de CO2. «Le risque de cannibalisation est réel, confirme le Pr Adel El Gammal, spécialiste de la géopolitique de l’énergie à l’ULB. D’autant qu’avec l’électrolyse, on perd environ 20 à 30% d’énergie au bout du compte voire bien davantage si l’hydrogène est utilisé pour produire de l’électricité.»

L’addition sinon rien

Le risque est amplifié par la crise énergétique actuelle. En effet, depuis la relance post-Covid, l’offre énergétique se révèle insuffisante face à une demande accrue et cela s’est aggravé avec la guerre en Ukraine. «La raréfaction de l’électricité pousse même les gouvernements à rouvrir des centrales à charbon, renchérit Michaela Holl, spécialiste du Green Deal européen pour l’important think tank allemand Agora Energiewende. Si on booste l’hydrogène dans les conditions actuelles, cela aboutira à l’usage de davantage d’hydrocarbures, avec les conséquences qu’on sait pour les émissions carbone.»

Une solution logique serait d’imposer aux producteurs d’hydrogène vert l’utilisation d’une énergie renouvelable supplémentaire à celle déjà existante. En termes un peu techniques, on appelle cela le principe d’«additionnalité». La Commission l’a bien compris lorsqu’elle a précisé, en mai dernier, de nouvelles règles pour la production d’hydrogène, alors que l’industrie européenne des électrolyseurs venait de s’engager à décupler sa capacité d’ici à 2025. L’exécutif européen a inscrit le principe d’additionnalité dans un «acte délégué», qui est un peu l’équivalent européen d’un arrêté royal belge, sauf qu’un tel acte est ouvert à consultation publique pendant quatre semaines.

Booster l’hydrogène dans les conditions actuelles aboutira à l’usage de davantage d’hydrocarbures.

Un vote étonnant

La Commission y avait aussi stipulé que la production d’hydrogène se fasse en même temps (dans l’heure) que la consommation d’électricité renouvelable nécessaire pour cela, afin de s’assurer qu’il s’agisse bien d’hydrogène vert. Les producteurs ont dénoncé la lourdeur administrative qu’implique d’établir précisément quelle électricité est utilisée à quel moment. De leur côté, les associations environnementales ont critiqué une clause insérée dans l’acte délégué, selon laquelle les électrolyseurs installés avant 2027 ne répondraient pas à des critères aussi stricts: leur hydrogène pourrait être qualifié de vert pour autant qu’il soit produit grâce à une quantité suffisante d’électricité renouvelable calculée sur une moyenne mensuelle de l’électricité totale consommée par l’entreprise, plutôt que sur une simultanéité horaire. Ces règles plus souples seraient valables jusqu’en 2040. « Cela encouragerait un rush vers les électrolyseurs, entraînant une demande supplémentaire conséquente en électricité », relève Aurelia Leeuw.

La suite s’avère plus interpellante encore. Tim McPhie nous informe que «si la Commission analyse, pour l’instant, les réponses à la consultation publique sur l’acte délégué, les propositions législatives sont désormais entre les mains du Parlement européen dont la Commission a pris note du vote en assemblée plénière à la mi-septembre». Un vote au cours duquel a été adopté (à une fragile majorité de trois voix) un amendement à l’acte délégué, qui revient à supprimer toute additionnalité et à assouplir considérablement la corrélation temporelle entre production d’hydrogène et utilisation d’électricité verte, en prévoyant un équilibre non plus mensuel mais trimestriel. «C’est bien pire que ce que la Commission a mis sur la table en mai», soupire Michaela Holl.

Une question de termes

Ce processus législatif n’est pas terminé. Un trilogue doit encore avoir lieu entre le Parlement, la Commission et le Conseil européens. Mais le débat européen illustre d’ores et déjà toute la complexité de la mise en place, à l’échelle industrielle, d’alternatives aux hydrocarbures qui soient véritablement décarbonées. «Il est évidemment essentiel d’avoir une stratégie pour l’hydrogène, temporise Adel El Gammal, qui est aussi à la tête de l’Eera, qui rassemble 250 universités et centres de recherche européens sur l’énergie. Si on veut que l’hydrogène vert soit compétitif dans dix ou quinze ans, il faut investir aujourd’hui mais sans se tromper de terme dans le temps. Que l’hydrogène soit inclus dans RePowerUE, dont on attend les effets à court terme, n’est pas cohérent.»

Pour produire de l’hydrogène propre, la solution est de passer le plus rapidement possible au renouvelable. «Un budget de trois milliards d’euros dans une banque de l’hydrogène paraît surréaliste tant qu’on n’a pas investi suffisamment dans les sources d’énergies renouvelables, soutient Aurelia Leeuw. Les objectifs actuellement fixés en matière d’éolien et de solaire correspondent aux besoins du développement de l’hydrogène aux mêmes échéances. On est dans la cannibalisation totale.» Or, l’idée de départ est de produire de l’hydrogène afin de réduire les émissions de CO2, mais sans provoquer davantage d’émissions de CO2 par ailleurs. Risque de greenwashing? Les entreprises concernées s’en défendent, mais le business de l’hydrogène prend des proportions énormes. La machine risque de s’emballer. L’industrie gazière, déjà équipée (compresseurs, pipelines…) pour produire et transporter ce gaz léger, se place en pole position.

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