Charlotte Flechet

Le désinvestissement des énergies fossiles ou la nécessité d’une nouvelle lutte morale

Charlotte Flechet Jeune professionnelle dans le domaine des politiques environnementales.

La combustion d’énergies fossiles (charbon, gaz naturel, pétrole) représente aujourd’hui près de 80% des émissions mondiales de CO2 et compte pour 78% de l’énergie consommée dans le monde selon le dernier rapport sur l’état des énergies renouvelables.

En Amérique du Nord et chez certains de nos voisins européens, le mouvement social en faveur du désinvestissement de ces énergies fossiles connait un succès croissant. Ce débat, presque inexistant au sein de la société belge, est pourtant essentiel en vue de soutenir la transition énergétique et sociétale essentielle pour atténuer le changement climatique.

Aujourd’hui, le consensus scientifique et politique est clair : le réchauffement climatique global doit être limité à maximum deux degrés si l’on veut éviter des conséquences dramatiques dans les domaines de l’eau, l’agriculture, la faim, les catastrophes naturelles ou encore la santé des écosystèmes. Or, pour rester dans cette limite, un récent article publié dans la revue Nature considère qu’environ 80% des réserves de charbon, 50% des réserves de gaz et un tiers des réserves de pétrole doivent rester sous terre. Des recherches ont montré que même si les émissions de CO2 cessaient de croitre aujourd’hui, la température augmenterait encore de 0,8°C, ce qui, additionné aux 0.8°C de réchauffement déjà atteint, signifie que nous sommes déjà à 80% du chemin en vue des 2°C. Au rythme de consommation actuel, le « budget carbone » restant serait épuisé en 25 ans…

En 2008, ce constat a poussé un groupe d’étudiants américains à militer en faveur du retrait par leurs universités de leurs investissements dans le secteur fossile. Reprise et appuyée par l’ONG 350.org, la campagne s’est renforcée et s’est élargie à d’autres organismes comme les institutions religieuses ou les fonds de pension.

De nombreuses célébrités comme Ban Ki Moon, Barack Obama, Desmond Tutu, Paul Krugman, ou encore le Prince Charles ont apporté leur soutien au mouvement. Le groupe de médias britanniques « The Guardian » en a fait son cheval de bataille avec la campagne « Keep it in the ground » qui connait actuellement un succès retentissant.

Les revendications du mouvement sont relativement simples : le gel immédiat par les leaders institutionnels de tout nouvel investissement dans des compagnies actives dans le domaine des énergies fossiles et leur retrait de toute participation directe ou de fonds amalgamés qui supportent ces énergies sur une période de 5 ans.

Le fond du problème est que le modèle d’affaire des entreprises actives dans les énergies fossiles repose sur le postulat qu’elles pourront exploiter de 4 à 5 fois plus de produits fossiles que ce qui nous permettrait de rester dans la limite des 2°C. La logique marchande qui requiert des retours sur investissement rapides va à l’encontre de l’impératif de pensée à long terme portée par les environnementalistes.

Mais les entreprises ne sont pas les seules responsables. Les états ont évidemment leur part de responsabilité à travers la quantité énorme de subsides qu’ils accordent au secteur. Selon le Fonds Monétaire International, les entreprises actives dans le secteur des énergies fossiles bénéficient d’environ 5,3 trillions de dollars de subsides par an – 330 milliards € au sein de l’Union européenne – soit l’équivalent de 10 millions de dollars par minute. En Belgique, un rapport de WWF a démontré que 23% des aides d’état bénéficient au secteur des énergies renouvelables, contre 48% en faveur d’exonérations fiscales pour les produits pétroliers.

Certains peuvent se demander comment le désinvestissement de quelques universités et fonds de pension peut, au-delà de sa dimension symbolique, provoquer dans les faits un changement suffisamment grand que pour qu’il ait un impact sur la transition énergétique mondiale ? La réponse est double. (Voyez également l’article « Le désinvestissement fossile, une nécessité économique et un impératif éthique  » du 12 février 2015 publié par un collectif d’associations dans l’Echo.)

Il y a d’une part des raisons économiques : l’argent qui est retiré du secteur fossile, même en proportion minime, peut être réinvesti dans des projets soutenant des infrastructures énergétiques durables – de plus en plus rentables – et l’adaptation au changement climatique. Les investissements dans le gaz, le pétrole et le charbon deviennent de plus en plus risqués dans un contexte d’incertitude croissante quant aux futures régulations qui vont être imposées par les états sur les émissions de gaz à effet de serre. Celles-ci risquent d’affecter la valeur des entreprises fossiles sur le marché des capitaux, les encourageant à réorienter leurs activités. Désinvestir, c’est donner le signal que le modèle commercial sur lequel ces entreprises reposent est défaillant et non viable sur le long terme.

D’autre part, il y a surtout un argument moral, qui est la raison d’être du mouvement. D’un point de vue sociétal, investir dans ces entreprises n’est pas constructif. L’argent investi contribue à rendre la balance commerciale déficitaire, créée peu d’emplois et ne génère que peu de revenus fiscaux en Wallonie. Seule une faible proportion est réinjectée dans l’économie du pays.

Mais essentiellement, le mouvement a pour objectif de rendre l’inaction immorale. En désinvestissant, les institutions universitaires, religieuses et autres déclarent publiquement que le soutien aux énergies fossiles est inacceptable. Ils participent au renforcement d’un mouvement qui offre une porte d’entrée à de nombreux individus et organismes vers un plus large mouvement de transition énergétique, éthique et sociétale et encourage les états à prendre des mesures contraignantes contre les activités qui contribuent au changement climatique.

Les solutions technocratiques ont échoué à renverser la tendance actuelle. En l’absence de leadership politique, c’est aux citoyens qu’il revient de prendre les devants. Le système politique et institutionnel est grippé, il est frêle face aux pressions des lobbies qui parviennent à affaiblir les ambitions climatiques de nos états. Parmi ses nombreuses victimes, l’on peut citer la directive européenne sur la qualité des carburants dont les ambitions ont été revues à la baisse suite aux négociations TTIP et CETA avec les USA et le Canada, ou l’affaiblissement des objectifs européens en matière d’énergies renouvelables suite au lobbying intensif de Shell.

Si cette réalité semble lointaine, elle nous concerne pourtant également en Belgique. L’organisation Scan des Banques a récemment évalué la performance de diverses banques belges par rapport à différents critères de responsabilité sociale et environnementale. Les résultats de l’évaluation montrent que les quatre plus grandes banques belges (KBC, ING, BNP Paribas Fortis et Belfius) détiennent toutes des investissements dans des entreprises actives dans le secteur des énergies fossiles telles que Shell, Gazprom, Chevron et RWE.

Comme l’a affirmé Joachim Schellnhuber, conseiller du gouvernement allemand et du Pape François, une « implosion provoquée » de l’industrie fossile doit prendre place pour qu’il y ait une chance d’éviter un réchauffement climatique dangereux.

Pour cela, il faut créer un momentum, augmenter l’ampleur et renforcer l’intensité de la mobilisation afin d’augmenter la pression à la fois sur les entreprises fossiles et sur nos gouvernements pour qu’ils prennent des mesures contraignantes en faveur de réductions d’émissions de gaz à effet de serre. Non pas pour se désintéresser d’autres changements essentiels plus profonds telle la remise en question de nos systèmes de production et de consommation, mais pour attirer un plus grand nombre d’individus et d’organisations dans le sillage de la transition climatique.

Les mouvements de désinvestissement ont connu de nombreux succès par le passé, le plus marquant étant probablement celui contre l’apartheid en Afrique du Sud qui a accru la pression sur le gouvernement et l’a encouragé à entamer des négociations menant, finalement, à la chute du système d’apartheid.

Le désinvestissement n’est pas un rêve lointain. A ce jour, près de 180 organisations ont désinvesti des entreprises fossiles pour un montant cumulé de 50 milliards de dollars. Parmi elles, on compte l’Université de Stanford, l’Eglise de Suède et le Fonds de pension du gouvernement central norvégien – le plus grand fonds souverain au monde.

Comme le souligne David Roberts, journaliste climatique, les rapports scientifiques ne changent pas les politiques, mais des femmes et des hommes le font. Les humains sont des êtres sociaux qui prennent en compte les attitudes et opinions de leurs pairs, la morale y a une place prépondérante et le Pape François l’a bien compris dans sa récente encyclique sur le climat. C’est en changeant ce qui est socialement acceptable pour l’individu lambda, comme ce fut le cas pour la fin de l’esclavage, que l’on parviendra réellement à mettre en place une transition énergétique et sociétale, nécessaire pour maintenir le changement climatique dans les limites de ce qui est gérable pour l’humanité.

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