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Interdire la pub pour les énergies fossiles ? «La pub doit s’interroger sur son incitation permanente à consommer»

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Le groupe Ecolo-Groen à la Chambre veut en finir avec la présence du gaz, du pétrole et du charbon dans les espaces publicitaires: sa proposition de loi, en épargnant le transport aérien ou la voiture thermique, serait d’une portée concrète limitée mais une incitation de plus à ce que le monde de la pub révise le sens de son métier, estime Thierry Libaert, membre du Comité économique et social européen et co-auteur, en 2020, pour le gouvernement français, d’un rapport sur le modèle publicitaire et la transition écologique.

Vouloir interdire la promotion de produits dont on veut limiter ou bannir l’usage au nom de la sauvegarde du climat: quoi de plus évident?

La démarche s’inscrit dans cette logique qui veut que soit combattu tout ce qui représente une menace pour l’humanité – en l’occurrence, une contribution au dérèglement climatique, à l’image de ce qui a été entrepris à l’égard de la consommation de tabac ou d’alcool, jugée nuisible pour la santé.

Les temps sont-ils mûrs pour franchir ce nouveau pas? Les Français ont montré l’exemple, en 2021, en votant une telle interdiction. Comment cela a-t-il été ressenti?

Ce qui a surpris et fait polémique, c’est la rapidité avec laquelle ce thème a surgi dans le débat public. La volonté d’en finir avec la publicité pour les énergies fossiles, exprimée en 2020 par la Convention citoyenne pour le climat (NDLR: elle réclamait l’extension de cette interdiction à tous les produits ayant un fort impact sur l’environnement), a été un choc que personne n’avait vu venir. C’est toute la filière du secteur publicitaire qui s’est sentie attaquée. Mais ce genre d’initiative vient parfois aussi des médias: The Guardian, au Royaume-Uni, a renoncé à toute publicité en faveur des énergies fossiles dans ses pages.

Le business model du monde publicitaire craint surtout une extension de l’interdiction de la publicité au trafic aérien, aux voitures thermiques.

Quelle conséquence réelle faut-il attendre d’une telle interdiction?

Limitée. Les écrans publicitaires consacrés à la promotion des énergies fossiles sont déjà très rares. C’est le cas depuis longtemps pour le charbon mais aussi le carburant car les consommateurs se sont aperçus que les prix et la qualité des essences vendues étaient globalement identiques selon les marques. Il faut aussi tenir compte de la communication corporate (NDLR: qui met davantage en avant une entreprise qu’un produit). Comment faudra-t-il réagir face à tel groupe automobile qui affiche dans une même publicité une gamme de véhicules – un hybride, un électrique, un SUV thermique? C’est dire s’il faut procéder intelligemment en la matière et prendre le temps. Ce genre d’interdiction vaut davantage par le signal qu’il peut donner: après l’interdiction de la pub pour les énergies fossiles, quelle sera la prochaine étape? Le business model du monde publicitaire craint surtout l’engrenage, à savoir une extension de l’interdiction de la publicité au trafic aérien, aux voitures thermiques, bref à tous les produits à fort impact environnemental.

Ne prête-t-on pas à la publicité une influence sur le comportement de consommation qu’elle n’a peut-être pas, à la lumière de l’expérience sur le tabac?

Il faut prendre la mesure exacte du poids de la publicité, ne pas en avoir la «vision de la seringue hypodermique» (NDLR: modèle théorique de la communication humaine suggérant que tout message est reçu sans délai et entièrement compris par le destinataire). On observe que la première cause de diminution de la consommation du tabac réside dans la hausse du prix et des taxes. Pour ce qui est du secteur automobile, on note le rôle que joue l’extension des contrôles radars. Cela dit, selon des études, nous recevrions chaque jour, en moyenne, trois à cinq messages de sensibilisation à la lutte contre le dérèglement climatique pour quatre cents à trois mille messages publicitaires qui prônent l’inverse. C’est dire l’ampleur du déséquilibre entre l’incitation à modérer sa consommation et l’encouragement à consommer toujours plus.

Thierry Libaert, membre du Comité économique et social européen (CESE).
Thierry Libaert, membre du Comité économique et social européen (CESE). © DR

Faut-il, dès lors, aller jusqu’à frapper d’interdit toutes les publicités climaticides, puisque promouvoir des comportements polluants reste largement la norme?

Dans le contexte actuel, il faut être prudent à cet égard. La publicité est un déterminant fort de la croissance économique. En Belgique, on estime qu’un euro consacré à la publicité représente cinq à six euros de croissance. Le moment n’est peut-être pas venu d’imposer trop de contraintes à ce secteur. Pensons aussi à l’impact sur les médias, qui vivent fortement de la publicité.

L’enjeu est de faire de la publicité une alliée, un levier important de la transition écologique. Peut-on y croire?

J’y crois fondamentalement, mais le défi suppose un changement notable des représentations dans la publicité. La majorité des pubs pour les voitures diffusées à la télé prennent toujours pour modèle l’homme, la quarantaine, seul au volant, poussé par un besoin d’évasion. Pourquoi ne pas plutôt mettre en exergue les vertus du covoiturage ou d’un véhicule bien occupé? Même constat lorsqu’on analyse la place occupée par les experts dans les publicités: 85% sont des hommes. Un travail sur les éléments du décor s’impose. Tous les messages publicitaires se déclinent autour des notions de plaisir et du bonheur qu’il y a à consommer. Il serait bon de propager d’autres modèles.

Attendre d’un publicitaire qu’il pousse à moins consommer, n’est-ce pas trop lui demander?

Certains y travaillent déjà, les publicitaires sont des gens intelligents, qui comprennent qu’il y a péril en la demeure et qu’ils ont intérêt à se bouger, qu’il existe d’autres atouts à exploiter que chercher uniquement à inciter à consommer. La formation à la transition écologique devrait faire partie intégrante du cursus des futurs publicitaires. Pour lutter contre le dérèglement climatique, on promeut l’économie circulaire, le financement responsable, il serait aussi temps d’entamer une véritable réflexion sur le rôle de la publicité, notamment sur la dépendance de ses résultats financiers aux ventes effectives. Il est regrettable de constater que les publicitaires, les ONG environnementales et les associations de consommateurs ne se comprennent pas assez parce qu’ils se parlent trop peu. L’idée sous-jacente à cette volonté d’interdire la publicité pour les énergies fossiles est de vouloir engager le débat sur le rôle de nos imaginaires dans la lutte contre le dérèglement climatique, sur le rôle de la publicité dans le questionnement lié à cette incitation permanente à consommer.

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