Grand angle | Remplacer la monnaie… par des « quotas de ressources »: l’idée d’un économiste belge pour sauver l’environnement

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Voilà des années que l’économiste belge Christian Arnsperger, qui est professeur en durabilité et en anthropologie économique à l’Université de Lausanne, s’intéresse à la décroissance. Le terme n’est pas nouveau, mais il effraye encore, tant seraient énormes les implications qu’un tel mouvement aurait sur le fonctionnement de nos sociétés de consommation. Pourtant, pour le Pr Arsnperger, nous n’avons pas vraiment le choix.

On reparle de sobriété et même de décroissance. Le momentum est-il meilleur aujourd’hui à la faveur de la nécessaire transition écologique ?

En tout cas, le mot « décroissance » a pris davantage de place dans les débats et paraît moins provocant. C’est un signe. Il y a une dizaine d’années, a décroissance apparaissait encore comme un mouvement plus contestataire et radicalement antisystème. Désormais, on parle de décroissance de manière moins échauffée, un peu comme pour le développement durable.

De quelle décroissance parle-t-on ?

Pour moi, la décroissance est rendue nécessaire par le fait qu’on ne pourra pas réduire autrement notre empreinte écologique à un équivalent-planète, sachant que la Belgique ou la Suisse en sont à trois et les Etats-Unis à huit. Il ne s’agit donc pas d’une idéologie, mais d’un banal constat comptable écologique. Lorsque votre compte en banque est à découvert depuis trop longtemps, votre banquier exige que vous limitiez vos dépenses. Idem pour la planète ! Pourquoi le découvert écologique serait-il négociable ?

La difficulté est qu’on est dans une logique d’abondance depuis des décennies. Revenir en arrière est compliqué…

Le problème est qu’on évolue dans un système capitaliste qui fonctionne grâce à des ressources naturelles qui ont été, jusqu’ici, abondantes, bon marché et faciles d’accès, surtout pour les carburants fossiles, mais qui sont un « point aveugle ». C’est-à-dire que, sauf depuis quelques années, ces ressources n’ont jamais été considérées comme un facteur de production, à l’instar du travail, de la technologie ou du capital. On a oublié les ressources en considérant qu’elles étaient infinies, comme si la nature était un immense réservoir dans lequel on peut puiser indéfiniment.

On en est revenu aujourd’hui, non ?

Heureusement, même si un peu tard. Il a fallu cinquante ans pour inscrire, grâce au courant de l’économie écologique, les ressources naturelles dans le raisonnement des modèles économiques. En 1972, le rapport Meadows, commandé par le Club de Rome, avait déjà pointé la nécessité de croissance nulle au risque d’épuiser la planète. On avait regardé ses rédacteurs comme des hurluberlus qui ne se rendaient pas compte que l’être humain pourrait toujours trouver des solutions.

Sobriété, décroissance, modération… Peu importe le terme qu’on utilise

Christian Arnsperger

La sobriété doit-elle nécessairement être vue en termes de réduction ?

On identifie souvent la sobriété à l’efficience, comme s’il suffisait d’être plus efficace énergétiquement, de mieux isoler les maisons, de rouler dans des voitures qui consomment moins, etc. Le problème est qu’il y a systématiquement un effet rebond qui entraîne une consommation globale toujours plus importante. Les chiffres globaux ne diminuent pas malgré les améliorations d’efficience. Tant qu’on ne joue pas sur la demande, c’est-à-dire le train de vie, les attentes en termes de consommation et d’accessibilité des biens, ou la liberté de consommer tant qu’on veut, on n’y parviendra pas. Sobriété, décroissance, modération… Peu importe le terme qu’on utilise. Seul le résultat – arriver à ne plus consommer qu’un équivalent-planète – compte.

La sobriété semble avoir investi le discours politique. On a entendu la Commission européenne inviter les consommateurs à diminuer leur thermostat pour consommer moins d’énergie. C’est significatif ?

Ce n’est pas nouveau, cela revient périodiquement lorsque le modèle dominant se sent menacé. Ce genre de discours a émaillé les années 1970, lors du choc pétrolier. Le message sous-jacent était déjà : si vous voulez continuer à vivre comme avant, il va falloir vous modérer pendant un temps. Ce n’est guère différent aujourd’hui dans le chef de l’UE : il faut se modérer jusqu’à ce que la guerre en Ukraine soit terminée. Je ne crois pas que la Commission, qui est pleinement au service des intérêts économiques, soit vraiment intéressée par un changement de mode de vie en Europe qui pénaliserait les industries, ferait paniquer les groupes d’intérêts et les lobbies. Je crains que ce ne soit que juste provisoire. Par ailleurs, la sobriété doit être choisie, faire l’objet d’une adhésion, mais quand vous voyez les résultats électoraux des partis écologistes dans la plupart des pays européens, alors que la crise climatique est évidente, on peut se dire qu’on n’est pas prêts pour la sobriété.

Pourquoi ?

Parce que les gens ont peur, sont angoissés, à cause du Covid, des confinements, des prix de l’essence, de l’Ukraine. Ils votent alors plutôt à droite, voire de plus en plus pour l’extrême-droite. Cette période n’est pas propice pour un débat serein sur la sobriété. Les adeptes de la décroissance ont toujours considéré qu’il ne fallait surtout pas attendre des crises ou des délitements du système pour tenter d’instaurer des aménagements de mode de vie. Pourtant, c’est ce que font les politiques en se disant que les gens n’auront pas le choix. Mais cela ne fonctionne pas. Il y a le risque populiste, aussi. La conscience écologique ne peut naître que dans des périodes de relative sérénité.

Selon le prix Nobel William Nordhaus, l’écologie serait compatible avec la croissance grâce à l’innovation. Pas d’accord ?

Il faut distinguer deux courants différents : celui de l’économie de l’environnement, dont fait partie Nordhaux, et celui de l’économie écologique. Le première est un mouvement néoclassique qui considère qu’on peut substituer des innovations technologiques aux ressources naturelles qui viennent à manquer ou qui menacent le climat. Le second pense au contraire que la finitude des ressources naturelles oblige à réfléchir au changement du système économique et de consommation. Pour moi, s’appuyer sur les technologies pour continuer à consommer comme avant, c’est de la pensée de magique, à cause des effets rebonds.

La technologie permet tout de même de dématérialiser certains secteurs. Je pense à la musique, aux films, par exemple.

Les plateformes numériques telles que Spotify ou Netflix constituent apriori un progrès car cela permet de produire et consommer moins de matériaux plastiques. Mais les données qui sont traitées sont énormes. Or on sait que l’industrie numérique est un des secteurs le plus énergivores. Les parcs de serveurs qui s’étendent sur des dizaines de kilomètres carrés dans le désert du Nevada ou désormais en Alaska ne résolvent pas le problème environnemental. C’est encore un effet rebond…

On pourrait envisager que chacun ait d’abord un quota élevé qui diminuerait progressivement pour laisser le temps de s’y accommoder

Christian Arnsperger

Le défi de la sobriété est la justice sociale. Elle ne peut s’appliquer à tous de la même manière ?

Non. Ici, à l’université de Lausanne, nous travaillons sur l’idée de quotas. C’est encore un tabou mais cela semble la solution la plus efficace. L’idée est que chaque citoyen aurait un même quota de ressources. Ceux-ci ne seraient pas interchangeables, sinon cela ne servirait à rien. On pourrait envisager que chacun ait d’abord un quota élevé qui diminuerait progressivement pour laisser le temps de s’y accommoder. Ma recherche porte également sur le remplacement de la monnaie par des morceaux de quotas. Ou, si monnaie il y avait, elle correspondrait strictement aux quotas disponibles. En réalité, on vit déjà dans une société de quotas, mais des quotas inégalitaires déterminés par l’argent que nous avons sur notre compte en banque. Le problème est que la somme de ces quotas excède largement la somme des ressources naturelles disponibles. Quand il y a de l’argent à dépenser, on dépense.

Un même quota pour tous, c’est une idée marxiste, non ?

Pas du tout. C’est une idée égalitaire, qui est d’ailleurs défendue, dans notre université, par des personnalités aussi peu marxistes que le philosophe de l’environnement Dominique Bourg. Cela va évidemment à l’encontre de l’idéologie capitaliste. La faisabilité d’un tel système de quotas parait donc très difficile. Mais, en tant que chercheurs, nous n’avons pas forcément la contrainte du faisable. Cela dit, au 16e siècle, lorsque certains esprits éclairés ont commencé à prétendre que les personnes de couleur avaient une âme et qu’il fallait abolir l’esclavage, on les a pris pour des fous car on considérait que c’était impossible. Cela allait aussi contre l’idéologie ambiante. Si un parti politique arrivait aujourd’hui avec un programme de quotas, ne fut-ce qu’énergétique, cela ferait à coup sûr le jeu des Zemmour et autres populistes. Mais cela ne doit pas empêcher d’y travailler au niveau de la recherche. Nous n’en sommes d’ailleurs qu’au début.

L’idée de sobriété semble tout de même séduire de plus en plus une petite partie de la population. Ne peut-il y avoir un effet pionnier ?

Cette minorité paraît plutôt un peu « bobo ». La sobriété ne sera efficace que si elle est massifiée. Elle doit donc s’accompagner d’une égalité socio-économique qui implique qu’il n’y aurait plus de différence aussi nette entre Le Zoute et Blankenberge. Si la sobriété est juste un effet de mode chez une minorité aisée, ce ne sera pas la solution. Je me méfie de la sobriété chic, avec ses designs de sobriété, etc.

Peut-on également demander à tous les pays de la planète d’adopter la même sobriété ?

C’est compliqué. Dire aux Chinois ou aux Indiens qu’ils doivent freiner leur développement à cause de l’urgence climatique, sous-entendu « nous, on l’a fait, mais, pour vous, c’est trop tard », paraît impossible. Si les pays occidentaux ne donnent pas l’exemple, sans exiger des autres pays qu’ils fassent de même, ça ne marchera pas. Mais voyez dans les négociations climatiques, au sein des COP, c’est le contraire qui se passe. Les Occidentaux pointent systématiquement la responsabilité de la Chine et de l’Inde, pour ne parler que d’eux.

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