Agriculteurs : « Il est beaucoup moins cher de mal manger, c’est absurde ! »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Ils multiplient les barrages sur les routes pour être entendus et compris. Si leurs revendications des agriculteurs se comprennent largement, certaines de leurs contradictions sont à relever.

Pour Olivier De Schutter, professeur à l’UCLouvain et coprésident du Groupe international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (Ipes-Food), le système actuel marche sur la tête. Entretien.

Les actions massives des agriculteurs vous surprennent-elles ?

Le mécontentement que les agriculteurs expriment ne date pas d’hier. Mais, jusqu’à présent, il était peu visible, sauf lors d’épisodes ponctuels comme la suppression des quotas laitiers. Aujourd’hui, les agriculteurs expriment des craintes par rapport à ce qui se profile, comme la stratégie alimentaire de l’UE « from farm to fork » (de la ferme à la table) qui prévoit une réduction de 50 % des pesticides d’ici 2030, une réduction des engrais azotés de 20 %, une réduction de l’usage d’antibiotiques, une plus grande part de terres agricoles bio… En réalité, Si les agriculteurs craignent la transition qui se profile, leur mécontentement concerne surtout la situation actuelle qui résulte du statu quo caractérisant les politiques agricoles conduites depuis soixante ans. Le résultat est qu’ils sont coincés entre leurs fournisseurs d’intrants, engrais, produits phytosanitaires devenus extrêmement chers avec la crise de l’énergie et les acheteurs auxquels ils vendent leur production avec un pouvoir de négociation quasi nul. Ils ne parviennent pas à négocier, en fait.

Ils dépendent des cours des marchés agricoles ?

Oui. Ils ne fixent pas eux-mêmes le prix auquel ils vendent leurs récoltes. Or celles-ci ont aujourd’hui perdu 40% de leur valeur comparé à l’an dernier. Cette diminution est la conséquence de l’éclatement de la bulle spéculative sur les produits agricoles, qui a eu lieu en 2022 suite à la crise en Ukraine, et elle illustre l’extrême volatilité à laquelle les agriculteurs sont soumis. Ils perdent quand les coût de production augmentent en raison de la spéculation sur le marché de l’énergie et ils perdent aussi quand le prix des récoltes s’affaissent à la faveur des goulots d’étranglement observés lorsqu’une crise se résorbe.

Ils sont dans un étau…

Oui, et en plus, ils sont piégés dans un modèle productiviste qui les oblige à faire des économies d’échelle et à s’agrandir pour pouvoir percevoir suffisamment de subventions de la PAC pour survivre. D’où la spéculation foncière sur les terres agricoles et les positions de rente que cela engendre. Ceux qui détiennent des grandes surfaces captent l’essentiel des 58 milliards annuels de la PAC dont les aides directes du premier pilier sont allouées à l’hectare. Ce modèle productiviste, c’est aussi une manière de produire qui se fait au détriment des agriculteurs et des agricultrices. La situation est même paradoxale : les agriculteurs protestent contre les mesures de restriction de l’usage des pesticides, mais ils sont les premières victimes de leur toxicité. Je pense aux maladies de la peau et aux lymphomes non hodgkiniens liés à l’utilisation du glyphosate.

La transition est une chance pour eux ?

Je pense, oui. Les agriculteurs peuvent gagner à une évolution des systèmes agroalimentaires qui leur donne de nouvelles opportunités : mieux maîtriser leurs coûts de production en réduisant l’usage d’intrants et être dignement rémunérés pour leur travail en créant des circuits courts, des marchés locaux qu’on a trop négligés pendant toutes ces années, où ils peuvent vendre aux meilleures conditions. Les ménages sont persuadés qu’aller chez Leclerc ou Lidl est moins cher. C’est vrai. Mais notre système marche sur la tête, car  il est beaucoup moins cher de mal manger que de bien manger. Il est moins cher de manger des aliments produits au détriment des sols et des populations que de consommer des produits de qualité et respectueux de la biodiversité des sols. Ce devrait être le contraire. C’est absurde. Les prix mentent. Il n’est pas normal que ceux-ci ne reflètent les véritables coûts pour la collectivité en matière de santé et d’environnement pour les générations futures, ni les coûts des producteurs agricoles eux-mêmes qui perçoivent une faible partie de la valeur ajoutée dans la chaîne agroalimentaire.

Faut-il réfléchir à des règles pour mettre au pas les industriels de l’agroalimentaire et la grande distribution ?

Il y a des Etats un pionniers dans ce domaine. La France a adopté la loi Egalim (Ndlr : visant à équilibrer les relations commerciales dans le secteur agricole) qui n’est pas parfaite mais qui est une avancée. On voit souvent les prix agricoles comme le résultat de la rencontre des courbes de l’offre et la demande. En réalité, c’est plutôt le résultat d’un rapport de force et, dans ce rapport de force, si les producteurs ne sont pas organisés en syndicats, en coopératives ou en groupes d’intérêt économique, ils sont perdants. Ils n’ont pas de marge de manœuvre, pas de pouvoir de négociation. Les prix sont fixés par les acheteurs et, même, si les marges de la grande distribution ne sont pas très importantes, celle-ci impose quand même ses prix dans le souci de vendre au plus bas prix au consommateur final, dans un souci de concurrence, au détriment des producteurs. La loi Egalim reconnaît ces rapports de force dont on ne tient pas assez compte. Je ne connais pas d’autre exemple en Europe.

Faut-il faire la différence entre la situation des gros exploitants et celles des petits ?

Absolument. Les solutions actuelles sont assez homogénéisantes et ne tiennent pas assez compte de la diversité des agricultures. La situation du petit producteur maraîcher qui cultive des légumes bio sur trois hectares pour nourrir une centaine de familles n’a rien à voir avec celle du grand céréalier qui contrôle 150 hectares. Pour les plus gros, il est plus facile de respecter les contraintes réglementaires, de passer par toutes les fourches caudines administratives permettant d’obtenir des subventions ou même de négocier les prix avec les acheteurs. Quand les règles sont négociées au niveau européen et même national, on ne tient pas compte de cette diversité. Et cela ne peut que contribuer à renforcer ce à quoi on assiste depuis cinquante ans : les plus gros survivent et les plus petits disparaissent.

Fait-il revoir les critères d’allocation des aides de la PAC, supprimer les subventions à l’hectare ?

Changer cela est très compliqué, car un grand nombre d’exploitations agricoles dépendent de ce système inerte. Evidemment, une PAC de rêve serait celle qui soutiendrait non pas les agriculteurs qui contrôlent le plus d’hectares, mais ceux qui respectent l’environnement, qui prennent soin des sols, qui crée de l’emploi… Des mesures sont certes prises dans ce sens-là, mais elles ne sont pas du tout à la hauteur des enjeux. La stratégie « de la ferme à la table », annoncée en 2020, n’a pas vraiment influencé la dernière réforme de la PAC puisque celle-ci avait déjà été entamée sous la Commission Junker. La Commission Von der Leyen n’a pas vraiment aligné la nouvelle PAC sur le Green Deal. Il y a un écart important entre les deux, donc un manque de cohérence. Le verdissement de la PAC existe depuis 1993, mais il est très, très lent.

Les jeunes agriculteurs semblent davantage sensibles et formés aussi à la transition écologique. Un espoir ?

Oui, on peut être optimiste, mais il faut que le métier devienne plus attrayant. Le principal problème de la nouvelle génération d’agriculteurs qui veulent émerger, c’est le coût du foncier. La moyenne d’âge en Belgique des agriculteurs est de 51 ans. On veut aider les jeunes à s’installer, mais la logique de subvention à l’hectare de la PAC encourage les propriétaires de terres agricoles. La spéculation foncière qui en résulte débouche sur des prix exorbitants et oblige les jeunes à s’endetter pour plus de trente ans. Il y existe des initiatives intéressantes comme celle de Terre en vue, en Belgique, ou les systèmes de crowdfunding pour aider à l’installation de fermiers. Mais cela reste marginal.

On demande aux agriculteurs européens de se verdir et on négocie un accord de libre-échange avec le Mercosur. Où est la logique ?

Cet accord que l’Union européenne veut finaliser avec le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay, est une incohérence majeure ! On veut que les agriculteurs changent leur pratique chez nous et on les expose à une concurrence déloyale en négociant des accords de libre échange qui favorisent l’importation de produits agricoles ne devant pas respecter nos normes environnementales. Le comble du cynisme est qu’on exporte déjà vers ces pays, mais aussi le Maroc, l’Ukraine ou le Mexique, des pesticides – dont l’atrazine, tellement nocif qu’il est interdit chez nous depuis vingt ans – utilisés dans ces pays pour produire des denrées qu’ensuite nous importons et consommons… C’est totalement absurde. On peut comprendre que cela fâche les agriculteurs.

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