Les agriculteurs flamands se rassemblent à Torhout pour une balade sur leurs tracteurs en direction de Bruxelles, afin de protester contre les nouvelles règles proposées pour réduire les émissions d'azote. © Belga

Pourquoi les agriculteurs manifestent en masse: “C’est comme les automobilistes qui se plaignent qu’il y a trop de radars »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Au départ, il y a eu la fronde du monde agricole aux Pays-Bas contre un projet du gouvernement Rutte de faire baisser les émissions d’azote en réduisant les cheptels, dont ceux des vaches laitières. Cela s’est traduit par la montée d’un jeune parti, le « mouvement agriculteur-citoyen » (BBB), qui est arrivé en tête des élections provinciales en mars dernier. En Belgique, au même moment, les agriculteurs flamands sont descendus dans la rue aussi pour l’azote. Puis, ça a été le tour des agriculteurs allemands qui ont manifesté pendant des semaines contre le projet du chancelier Scholtz de supprimer les aides publiques au diesel agricole. Maintenant, c’est la France. Des mouvements sont aussi annoncés en Wallonie la semaine prochaine… Sans parler des pays du Sud et de l’Est de l’Europe. Qu’en pense Philippe Baret, ingénieur agronome à l’UCLouvain et spécialiste écouté du monde agricole belge et européen ? Son regard sur les manifs des agriculteurs est plutôt critique.

Comment expliquer la grogne qui monte un peu partout en Europe chez agriculteurs ? S’agit-il d’un vrai ras-le-bol ?

Je pense qu’il y a un effet de contagion et une bonne part d’opportunisme à moins de six mois du scrutin européen. Les agriculteurs savent très bien que la politique agricole européenne sera mise sous pression en cas de changement de majorité au Parlement et à la Commission UE. En réalité, c’est un bras de fer ancien qui se poursuit aujourd’hui. Il faut rappeler que près d’un tiers du budget européen est attribué à l’agriculture.

L’Union européenne semble avoir senti le vent venir, en pliant sur le glyphosate, en reportant la révision du règlement Reach sur les substances chimiques, en rayant de l’agenda le texte sur le bien-être animal…

Pour le glyphosate et Reach, ce sont surtout les lobbies de la chimie qui ont joué des coudes. Mais il existe évidemment tout un écosystème rassemblant des acteurs du secteur agricole, du secteur chimique et du secteur financier qui forment une masse d’influence pour faire reculer ou retarder les avancées au niveau écologique mais aussi de la santé (Ndlr : le glyphosate est considéré comme « probablement cancérigène » par l’OMS).

Il faut arrêter de dire que les fonctionnaires de l’UE sont des imbéciles.

Philippe Baret

L’opinion est d’ailleurs manipulée par les agriculteurs en ce sens que la plupart des directives dont ils dénoncent la lourdeur poursuivent un objectif de santé avant tout et pas seulement écologique. S’ils sont contre l’écologie punitive, ils doivent alors assumer être contre la santé publique européenne. Je crois qu’il faut arrêter de dire que les fonctionnaires de l’UE sont des imbéciles : les directives sont là pour améliorer la qualité de ce qu’il y a dans nos assiettes et la santé des gens.

Cela n’a pas toujours été le cas…

Vous avez raison, le balancier a changé. Auparavant, tout était focalisé sur les aspects économiques, les produits à bas prix, et on faisait peu de cas de l’environnement et même de la santé. Aujourd’hui, le balancier retrouve un certain équilibre entre les intérêts économiques et les intérêts environnementaux et sanitaires. Comme dans tout changement, il y a des gagnants et des perdants. Ceux qui perdent critiquent bien sûr la direction que prend le balancier. Les autres, on ne les entend pas. Le problème principal est, en fait, interne au monde agricole, pas au niveau de la Commission.

C’est-à-dire ?

D’un côté, les gros exploitants, soit 20 % des agriculteurs, qui font de plus en plus de bénéfices, absorbent néanmoins 80 % des subventions européennes. De l’autre, les petits exploitants, soit 80 % des agriculteurs, qui sont de plus en plus sous pression, ne touchent que 20 % des subsides. C’est cette inégalité-là qui est, à mon sens, à la base des problèmes du monde agricole.

Au lieu de bloquer les routes et de gêner les citoyens, les tracteurs devraient faire le siège des supermarchés comme Aldi, responsables d’une course aux prix les plus bas et aux profits.

Philippe Baret

Il y a une compétition entre les agriculteurs qui sont des indépendants et les petits sont à la merci de ceux qui ont plus de pouvoir économique. En Belgique, il y a des fermiers qui gèrent 1 200 hectares en pommes de terre et qui exploitent d’autres agriculteurs qui travaillent pour eux. Cette configuration est encouragée par le secteur agro-alimentaire et de la grande distribution. Au lieu de bloquer les routes et de gêner les citoyens, les tracteurs devraient faire le siège des supermarchés comme Aldi, responsables d’une course aux prix les plus bas et aux profits.

Le millefeuille réglementaire européen et les contrôles multiples des exploitations agricoles, y compris par satellite, ne doivent-ils pas être revus ? N’y a-t-il un meilleur accompagnement à mettre en place ?

Oui, il y a sans doute une simplification administrative à réfléchir. Lorsqu’on reçoit des subsides surtout à une telle échelle, cela suppose des contrôles, donc de l’administratif. C’est logique. Le contrôle par satellite, lui, est en réalité une simplification pour les agriculteurs. Exemple : un fermier doit semer son couvert végétal pour le 11 novembre. Le 8, le satellite constate que ce n’est pas fait. Un sms prévient l’exploitant que le satellite repassera le 11, avec une sanction à la clé cette fois. Avant, l’agriculteur devait envoyer lui-même la preuve avec des photos quadrillées qu’il coloriait. Et les contrôles étaient aléatoires. Désormais, ils sont systématiques mais simplifiés. Ceux qui se plaignent de ces satellites me font penser à ces automobilistes qui se plaignent qu’il y a trop de radars sur les routes…

Le problème des formulaires à remplir et des contrôles paraît marginal, à vous entendre.

Il y a là surtout beaucoup d’hypocrisie. Car toutes ces mesures n’ont pas été décidées sans concertation avec le monde agricole. Les syndicats étaient autour de la table pour les négocier et aujourd’hui ils sont dans la rue pour dénoncer ce qu’ils ont négocié. D’accord, les négociations n’aboutissent pas toujours à ce qu’on voudrait, mais on ne peut nier qu’il existe des espaces de discussions.

Quand je vois les agriculteurs bloquer les autoroutes, j’ai l’impression de voir des supporters de foot envahissent la pelouse parce que l’issue du match ne leur convient pas.

Philippe Baret

Si vous consultez le registre des lobbies européens, vous verrez que la Copa-Cogeca, qui regroupe les principales organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne, est dans les bureaux de la DG Agri de la Commission tous les jours. La politique agricole commune (PAC) a pris un an de retard à cause des négociations. Quand je vois les agriculteurs bloquer les autoroutes, j’ai l’impression de voir des supporters de foot envahissent la pelouse parce que l’issue du match ne leur convient pas.

Comment qualifierez-vous le combat que mènent les grands syndicats agricoles ?

Oh, pour moi, c’est un combat d’arrière-garde pour maintenir le vieux monde. Ce n’est pas représentatif de l’ensemble des agriculteurs. Ce n’est qu’une partie des agriculteurs qu’on retrouve sur les barrages routiers et dans la rue. La transition du modèle du passé vers le modèle de demain est inévitable. Ce n’est pas qu’une question écologique. C’est avant tout une question de système agricole. Les agriculteurs eux-mêmes sont les premières victimes du changement climatique, du manque d’eau… Ils savent depuis le début des années 2000 qu’il va falloir changer. Mais voilà, on a procrastiné et aujourd’hui la transition fait plus mal. Il y a sûrement des choses à négocier et à revoir. Mais ce qui m’inquiète le plus avec ces mouvements d’agriculteurs, c’est de savoir si ces manifestants ont un projet au-delà de la grogne et sont-ils vraiment dans l’optique de changer ?

Certains agriculteurs mènent plus la danse que d’autres dans ces manifestations ?

Oui, les plus âgés et les plus gros aussi. Le patron du grand syndicat FNSEA en France est le président du conseil d’administration du groupe Avril (Ndlr : qui est le numéro 1 des huiles alimentaires, comme Puget, Lesieur, et qui compte des filiales dans 18 pays).

On craint un risque de récupération des mouvements agricoles par l’extrême droite et les partis populistes. Qu’en pensez-vous ?

On peut voir une convergence d’agenda entre les deux. Les agriculteurs qui résistent au changement rejoignent les partis ultra-conservateurs. La société est de plus en plus polarisée entre ceux qui veulent avancer et ceux qui veulent préserver les acquis. Ceux qui veulent avancer sont parfois trop arrogants, je le concède, et cela n’aide pas. Mais la convergence d’intérêts me fait peur. On est dans le populisme tel que le définit l’historien Pierre Rosanvallon dont je suis entrain de lire le livre sur le sujet (Le Siècle du populisme, Le Seuil). Pour lui, le populisme c’est la politique négative : on râle, on critique, mais on ne propose rien ou presque. Or le mouvement agricole tel que je le vois aujourd’hui dans les rues ne me semble pas avoir, jusqu’ici, de proposition à faire pour l’avenir. Il est juste dans la grogne – trop d’administratif, pas assez de revenus… –, sans aucun projet.

Les agriculteurs wallons s’apprêtent à manifester eux aussi. Les comprenez-vous ?

Ici encore, il s’agira d’une partie des agriculteurs wallons. Je pense qu’il y a beaucoup de musculation syndicale derrière tout ça. Vous savez, la FWA (Fédération wallonne de l’agriculture), le principal syndicat agricole du sud pays, traverse une période difficile depuis un moment. La FJA (Fédération des jeunes agriculteurs) l’a quittée, en 2022. Ces exercices de musculation permettent de retrouver une position sans marquer des goals mais en lançant des fumigènes. Je suis inquiet du rôle simpliste que ces grands syndicats jouent par rapport à la mue indispensable du monde agricole.

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