« En cas d’urgence, l’associatif et les citoyens sont parfois plus efficaces »
Les initiatives prises par la population et les associations dispensent l’Etat de penser à ses manquements. Il y a des choses que le monde politique finit par ne plus voir, observe Jean Faniel.
La densité et l’efficacité du tissu associatif belge ne tombent pas du ciel. Ses racines sont plongées dans une histoire déjà longue, ce qui en fait un acteur majeur du fonctionnement du pays. Pour autant, l’Etat peut-il prendre l’habitude de s’appuyer sur lui pour se décharger de ses missions? Au point de perdre le contact avec les réalités que vit la population? Le danger est réel, comme le démontre Jean Faniel, directeur du Crisp, le Centre de recherche et d’information sociopolitiques.
Quelles sont les idéologies dominantes qui ont historiquement façonné la conception de l’Etat, donc ses missions?
On peut considérer qu’il y en a trois: d’abord une philosophie libérale avec peu d’Etat et une action qui se limite à la sécurité, à la politique étrangère, à la justice et aux grands investissements, comme la construction du chemin de fer au XIXe siècle, puis une philosophie opposée, portée par les socialistes, dans laquelle l’Etat, beaucoup plus interventionniste, est soucieux de protéger les plus faibles grâce à ses politiques publiques et, entre les deux, un courant que l’on pourrait qualifier de social-chrétien, qui apparaît au XIXe siècle et pour lequel la société doit s’auto-organiser et prendre en charge une série de missions que l’on dirait aujourd’hui de service public. C’est ce qui débouche d’ailleurs sur la distinction entre les services publics organiques, organisés par l’Etat, et les services publics fonctionnels. Les congrégations religieuses joueront beaucoup ce rôle, dans les soins de santé et l’enseignement. Il s’agit d’initiatives privées mais subsidiées, dont tous s’accommodent. Les socialistes disposent eux aussi d’un réseau d’organisations dès le XIXe siècle, avec les coopératives et les maisons du peuple.
Il y a des choses que le monde politique finit par ne plus voir.
Cette pilarisation de la société belge est-elle encore fort prégnante aujourd’hui?
Cet arrière-plan historique explique en partie que la Belgique possède un réseau associatif si fort actuellement. La plupart des familles politiques s’appuient sur cette pilarisation. Elle reste assez intense, même si certains partis politiques se sont construits hors piliers, comme Ecolo, et même si la sécularisation a fait reculer le poids de l’Eglise. C’est un substrat social et sociologique qui existe encore très largement.
A partir de quand l’Etat s’est-il appuyé sur ce tissu associatif? S’agit-il, dans son chef, d’un aveu d’impuissance ou de désintérêt?
Cette tendance n’est pas neuve, puisque l’idée de confier des missions à l’associatif, hors services publics, est née au XIXe siècle avec l’enseignement catholique. Cela a peu à peu posé problème aux libéraux, qui mettent alors sur pied un enseignement officiel. Autre chose est le désinvestissement de l’Etat. En 1831, le gouvernement gère peu de compétences. Il ne compte que cinq ministres (Finances, Affaires étrangères, Intérieur, Guerre, Justice). Au fil du temps, l’Etat élargira son cercle d’intervention politique, d’abord dans l’agriculture et les travaux publics. Aujourd’hui, on assiste plutôt à un mouvement de désinvestissement de l’Etat.
Pour quelles raisons?
Matérielles, financières, humaines et sans doute idéologiques. Les autorités politiques peuvent considérer que les citoyens et les associations font très bien le travail. Elles peuvent aussi penser, dans une veine plus libérale, que certaines missions ne relèvent pas de la responsabilité de l’Etat. On peut aussi prendre en compte la réalité de l’action publique et administrative, une certaine lourdeur, un temps de retard soit dans la prise de décision, soit dans la mise en œuvre. Ce qui fait qu’en cas d’urgence, il est plus efficace de miser sur les citoyens ou l’associatif, comme lors de l’arrivée de réfugiés syriens en 2015, que sur l’Etat. Un particulier leur ouvre sa porte? Cela se décide beaucoup plus vite que lorsqu’il s’agit de mobiliser l’action publique. Certes, il existe des procédures d’urgence au fédéral ou dans les Régions, chez Fedasil ou au Samusocial, mais leurs moyens ont fait du yo-yo et leur capacité de réaction n’est pas toujours idéale. Enfin, il ne faut pas négliger que l’associatif lui-même revendique sa place et justifie son utilité et sa raison d’être en connaissant bien le terrain et en réagissant plus vite et mieux. En résumé, les pouvoirs publics ont sans doute besoin de s’appuyer sur les citoyens et sur les collectifs.
On peut comprendre que l’Etat s’appuie sur la population pour les situations d’urgence. Mais s’agit-il toujours d’urgence?
Trouver un accueil rapide chez les citoyens quand les réseaux saturent peut être considéré, dans un premier temps, comme normal. Si ça dure, cela révèle une inadéquation des capacités publiques d’accueil à l’ampleur du phénomène. Il y a alors un ajustement politique à faire: il faut chercher d’autres lieux d’hébergement. On peut aussi mieux répartir les réfugiés entre les communes ou durcir les contrôles aux frontières pour tarir le flux d’entrée. Mais s’il existe des désaccords politiques sur ces différentes visions, cela n’aide pas à trouver des solutions.
En matière de sans-abrisme, la crise n’est pas soudaine. Or, la réaction des services publics est insuffisante puisque des gens dorment dehors. Y a-t-il vraiment une volonté de trouver une solution de la part des politiques?
Le sans-abrisme est l’une des compétences largement déléguées, voire abandonnées, aux communes, déjà sous pression. Les grandes villes, en particulier, sont les plus touchées puisqu’elles concentrent davantage de populations précaires et ont souvent des finances fragiles. Confiées aux communes, ces missions sortent du périmètre de préoccupation, donc des radars des autorités. Or, celles-ci devraient précisément prendre des décisions pour faire jouer plus de solidarité entre les communes ou mieux les financer. Pendant le confinement, des gens ont fait les courses pour leurs voisins sans que l’Etat ne le leur demande. Ces initiatives ont dispensé l’Etat d’y penser. Ainsi, il y a des choses que le monde politique finit par ne plus voir. Par exemple le casse-tête du confinement pour les familles recomposées, comme s’il n’en existait pas en Belgique.
Les pouvoirs publics ne devraient-ils pas s’interroger en amont sur les raisons de ces problèmes, plutôt que se reposer sur le soutien de l’associatif ou des citoyens?
Ils pourraient en effet questionner, par exemple, les politiques belge ou européenne qui ont une influence sur les causes des migrations. Ou les raisons pour lesquelles l’aide alimentaire est de plus en plus nécessaire. Les pouvoirs publics ne s’interrogent sans doute pas assez sur les conséquences des politiques qu’ils adoptent ni sur leurs retombées sur les communes. Or, il arrive qu’elles soient génératrices de pauvreté.
Dès lors que les citoyens comblent certaines lacunes de l’Etat, notamment par des opérations comme Viva for Life ou le Televie, celui-ci n’est-il pas incité à abandonner le terrain, alimentant ainsi un cercle vicieux?
Il existe un risque que l’Etat ne se pose pas les bonnes questions parce que les citoyens comblent ses lacunes. Mais ce risque serait encore plus grand si l’associatif, au sens large, fermait sa gueule. Cependant, en plus de l’aide quotidienne qu’il assure, l’associatif se mobilise aussi pour visibiliser les problèmes. Je pense, par exemple, aux quelque 7 000 condamnations de la Belgique sur sa politique d’accueil.
L’associatif est-il pour autant entendu?
Prenons la question de la suppression du statut de cohabitant, réclamée par de nombreuses associations de terrain. Le travail de conscientisation politique et de lobbying sur cette question ne porte pas ses fruits pour l’instant, c’est vrai. Mais il faut réfléchir aux dimensions idéologique et politique qui sous-tendent ce problème. Les décideurs n’ont manifestement pas cette priorité en tête ou ne voient pas les choses de la même manière.
Y a-t-il des vertus au fait de faire appel aux citoyens?
L’appel aux citoyens pour accueillir les réfugiés est un aveu de faiblesse. Encore une fois, l’action de l’associatif est rapide, efficace, et on peut supposer que les Ukrainiens reçus dans des familles l’auront été de manière plus chaleureuse que s’ils l’avaient été dans un centre. Ce qui est frappant, c’est cette solidarité forte qui s’est exprimée pendant le Covid et pendant les inondations: cela prouve que la population en est capable. Si on avait un Etat formidablement diligent et efficace, cette solidarité n’aurait pas eu l’occasion de s’exprimer ni de se vivre.
L’Etat évoque souvent l’imprévisibilité des crises. Réalité ou prétexte?
Si l’on prend l’exemple de la crise climatique, on ne sait pas quand une catastrophe naturelle se produira, mais on sait que de tels phénomènes surviendront de plus en plus souvent. Et que des vagues d’immigration suivront. Alors jusqu’où peut-on vraiment parler d’imprévisibilité?
Selon vous, l’appel à l’associatif ou aux citoyens varie-t-il selon la majorité politique en place?
Vu l’historique, le substrat social et les besoins, on ne voit pas pourquoi les activités de l’associatif ou des citoyens cesseraient du jour au lendemain. Nous avons eu des majorités différentes et le sans-abrisme, la pauvreté ou les besoins en aide alimentaire n’ont pas reculé. Car outre les aspects pratiques de cette aide, il faut tenir compte des rapports de force politiques en place: certains partis ne sont pas favorables, par exemple, à l’accueil de réfugiés. On préfère donc utiliser des rustines plutôt que de prendre des décisions qui seraient plus efficaces mais plus délicates sur le plan politique.
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