
Malgré sa décriminalisation, la prostitution peine à sortir de l’ombre: un rapport explique pourquoi
Trois ans après la réforme du droit pénal sexuel, droits sociaux et sécurité se sont améliorés. Mais les difficultés d’acceptation et la suspicion envers la profession demeurent.
Le 18 mars 2022, le Parlement fédéral approuve une réforme majeure du code pénal sexuel. Le 1er juin de la même année, le texte acte la décriminalisation de la prostitution. Après la Nouvelle-Zélande et trois Etats australiens, la Belgique devient donc le deuxième pays au monde à décriminaliser le travail du sexe. Deux ans plus tard, en mai 2024, une nouvelle loi sur le contrat de travail des travailleurs du sexe est adoptée. Sur papier, ces changements législatifs leurs promettent davantage de droits sociaux. «Mais la décriminalisation reste un changement relativement récent et symbolique», relève Sophie André, chercheuse au département de criminologie de l’ULiège et membre du groupe interuniversitaire chargé d’examiner les retombées de la décriminalisation du travail du sexe en Belgique pour l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH).
Le rapport de l’IEFH le souligne d’emblée: la décriminalisation marque un tournant dans la politique belge à l’égard des activités liées à la prostitution. Pour les travailleurs et travailleuses du sexe (TDS), il s’agit d’un pas important vers la reconnaissance, mais la stigmatisation, elle, reste intacte: «Tant qu’il n’y aura pas de débat politique profond sur l’acceptation du travail du sexe et les questions morales qui l’entourent, le stigmate demeurera, pointe Sophie André. Même si, à terme, la formalisation du secteur devrait envoyer un signal fort à la population et favoriser une certaine normalisation de l’activité. C’est ce que montrent les expériences de pays ayant adopté des lois similaires.»
«Nous rencontrons encore des TDS qui ne peuvent obtenir un prêt ou ont du mal à trouver un comptable.»
Flou et préjugés
La stigmatisation persiste également chez les prestataires de services avec lesquels les TDS interagissent. Comptables, secrétariats sociaux, banques ou assureurs… «Nous rencontrons encore des TDS qui ne peuvent pas obtenir de prêt auprès d’une banque ou ont du mal à trouver un comptable», témoigne Saartje, travailleuse sociale à Genk. La crainte de blanchiment d’argent ou le montant des liquidités en jeu alimentent cette frilosité. La décriminalisation des tiers prévue par la réforme de 2022 devait pourtant permettre à ces prestataires de collaborer légalement avec des TDS, sans risque de poursuites. Mais l’effet escompté a viré au soufflé. En cause: les préjugés à l’égard de l’activité prostitutionnelle, mais aussi un flou qui continue de planer sur la notion de «profit anormal» dont la définition juridique reste vague.
«Les forces de l’ordre et les juristes critiquent ce vide, car il empêche d’écarter efficacement les agents malveillants, souligne Stef Adriaenssens, professeur d’économie à la KU Leuven, spécialisé dans l’économie informelle. J’espère qu’un jour, je n’aurai plus à me pencher sur le secteur prostitutionnel car il sera entièrement sorti de l’ombre. En attendant, il est crucial de définir clairement ce qu’est un profit anormal afin de pouvoir poursuivre les proxénètes, bien sûr, mais aussi pour éviter de décourager des tiers comme des comptables ou des propriétaires qui souhaitent travailler légalement avec des TDS.» Le chercheur suggère d’établir des seuils indicatifs pour le secteur afin de mieux encadrer la notion de profit anormal. Par exemple, sur le pourcentage de revenus versé au tenancier d’une maison close, ou le montant des loyers des carrées, ces vitrines où exercent certaines TDS.
Complexité institutionnelle
Par ailleurs, la décriminalisation a globalement amélioré les conditions de travail des TDS. Notamment en matière de risques médico-sexuels. «Nous avons analysé des annonces de TDS et des témoignages de clients qui rapportent ce pour quoi ils ont payé, indique Stef Adriaenssens. Ces deux sources indiquent une diminution significative des pratiques sexuelles à risque.» Celle-ci s’expliquerait à la fois par l’arrivée de TDS plus réticents à prendre des risques avec les pratiques sexuelles proposées, mais aussi par un changement de comportement chez les TDS déjà actifs. «Une bonne nouvelle si ce paramètre se confirme sur la durée», ajoute le chercheur de la KU Leuven.
La décriminalisation a enfin des effets positifs sur les relations entre ces travailleurs et les forces de l’ordre. «Dès qu’on décriminalise l’activité, les TDS sont davantage enclins à solliciter l’aide de la police en cas de besoin, assure Stef Adriaenssens. Sauf ceux en situation irrégulière.»
En Belgique, la gestion du travail du sexe mobilise différents niveaux de pouvoir: le fédéral pour la justice et la police, les Régions et les Communautés pour la santé et l’action sociale, l’échelon local en matière d’urbanisme et de contrôle direct. Une complexité institutionnelle qui induit un manque de coordination. Au point que des décisions prises au fédéral peuvent être contrecarrées par les communes. A Bruxelles, par exemple, la zone de police couvre à la fois Schaerbeek et Saint-Josse. Depuis la décriminalisation, si Schaerbeek autorise la prostitution dans un cadre règlementé, Saint-Josse adopte, elle, une politique répressive malgré plusieurs annulations de règlements communaux par le Conseil d’Etat.
Ce premier état des lieux postdécriminalisation du travail du sexe formule enfin quelques recommandations parmi lesquelles la prise en considération de l’évolution des formes de prostitution. «Une grande partie de l’activité se développe désormais en ligne où il est plus difficile de localiser les réseaux d’exploitation ou de repérer la prostitution de mineurs, constate Stef Adriaenssens. D’autres formes de travail du sexe restent peu visibles et échappent malheureusement à notre étude.»
Marie-France Pirmez
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