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«Ma voisine m’aide à tenir le coup»: comment les relations avec les voisins renforcent le lien social au quotidien

Considérées à tort comme anodines ou secondaires, les relations de voisinage jouent pourtant un rôle décisif dans nos vies, comme en témoignent plusieurs chiffres en Belgique. Du simple coup de main quotidien aux solidarités renforcées en période de crise, cette sociabilité silencieuse constitue une ressource précieuse, souvent ignorée mais indispensable.

Un échange devant la boîte aux lettres, un sourire esquissé sur le palier, une brève remarque sur la météo. A première vue anodins, ces gestes rythment pourtant le quotidien. Le voisinage, lien social souvent minoré, jugé secondaire face à la famille, au couple ou à l’amitié, continue pourtant d’irriguer silencieusement la vie au jour le jour. En témoigne le nouvel ouvrage Ce que voisiner veut dire (PUF, 2025), signé des deux sociologues Jean-Yves Authier et Joanie Cayouette-Remblière. «Notre enquête montre que les liens de voisinage occupent aujourd’hui encore une place substantielle dans la vie sociale des individus. Ainsi, la quasi-totalité des 2.572 personnes que nous avons sondées (NDLR: en France) ont des conversations avec leurs voisins, sur des sujets qui ne se limitent pas à ‘‘la pluie ou au beau temps’’ », insistent-ils. Un maillage discret, mais essentiel.

Les Belges proches de leurs voisins

Même son de cloche en Belgique où malgré le rythme de vie moderne et l’anonymat parfois prêté aux villes, les relations de voisinage affichent une vitalité insoupçonnée. Les chiffres récents dressent le portrait d’un lien de proximité très présent. Selon l’Iweps (Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique), en 2024, en Wallonie, plus de trois quarts des habitants disent pouvoir compter sur l’aide de leurs voisins pour de petits services du quotidien (emprunter un outil, arroser les plantes ou relever son courrier en cas d’absence). L’entraide de proximité demeure ancrée dans les mœurs. Quant au sentiment de solitude dans son quartier, il ne concerne qu’une minorité. En 2024, seuls 12,6% des Wallons interrogés déclaraient souffrir fréquemment d’isolement: un taux relativement faible qui souligne que la plupart des gens ne se sentent pas coupés de leur entourage local.

Ce tissu social de quartier se reflète aussi dans le ressenti et les attitudes des habitants, à Bruxelles comme en Wallonie. Dans la capitale, les résidents accordent une grande importance à la vie de quartier et en ont une perception largement positive. Le sentiment d’appartenance y est particulièrement élevé: selon une enquête réalisée par la Fondation Roi Baudouin, pas moins de 87% des Bruxellois interrogés affirment ressentir un lien avec leur ville, et environ 80% se disent solidaires des autres habitants.

Ce tissu relationnel s’avère particulièrement précieux à l’heure où d’autres formes de sociabilité de proximité tendent à disparaître. «La mobilité et la mondialisation font que nous cherchons un peu de sécurité et de stabilité dans notre environnement proche», analyse le sociologue Stijn Oosterlynck. Dans ce contexte, le quartier redevient un repère.

Derrière ces statistiques rassurantes se cachent souvent des gestes simples, presque invisibles, mais bien réels. Des gestes comme ceux que pratique chaque jour Justine, dans son quartier à Liège. Chaque matin, cette assistante administrative et mère célibataire, 42 ans, vérifie que les volets de ses voisins âgés sont bien ouverts. Ce rituel discret est devenu une habitude pour elle, arrivée dans son immeuble il y a cinq ans. «Quand je me suis installée ici, je ne connaissais personne, raconte-t-elle. Aujourd’hui, ce sont eux qui gardent mes enfants quand je suis retenue au bureau. Je leur fais les courses quand ils ne peuvent pas sortir. Ce sont des échanges informels mais constants, qui simplifient beaucoup la vie.» Justine apprécie cette proximité sans intrusion, fondée sur la réciprocité. «Au-delà du service rendu, c’est un soutien moral précieux, surtout quand on est seul. On a tous besoin de se sentir entourés, même sans se le dire explicitement.» Une solidarité silencieuse, qui tisse des liens forts sans jamais se dire ni s’afficher.

Le voisin, ce «proche inconnu» qui devient «connu», et avec qui, malgré tout, on fait société.

Entraide et convivialité, le ciment discret du voisinage

Chaque jour, partout en Belgique, l’entraide entre voisins prend mille visages: un colis réceptionné, un chat nourri, une ampoule changée à la hâte, ou encore quelques mots réconfortants échangés sur le palier. Ces gestes du quotidien, modestes mais indispensables, tissent patiemment une solidarité locale aussi discrète que résiliente. Une solidarité qui se célèbre aussi de façon plus visible: selon les organisateurs, la désormais incontournable «Fête des Voisins» rassemble chaque année plus de 500.000 participants dans 288 communes du pays, illustration éclatante d’un lien social bien vivant.

Cette dynamique trouve également une expression numérique en plein essor, incarnée notamment par Hoplr, un réseau social de quartier belge lancé en 2014. La plateforme, qui fédère aujourd’hui quelque 800.000 utilisateurs à travers tout le pays, témoigne de la vitalité et de l’importance croissante du voisinage numérique. Chaque semaine, 70% des inscrits s’y montrent actifs, sollicitant ou proposant leur aide en bricolage, informatique ou simple présence bienveillante. D’après les données relayées par Proximus, en 2022, pas moins de 51% des demandes d’entraide publiées sur Hoplr ont été résolues, tandis que les utilisateurs organisaient en parallèle plus de 25.000 événements de quartier, du barbecue improvisé à la réunion citoyenne. Avec plus de 13.700 commerces et associations répertoriés, Hoplr illustre ainsi la capacité du numérique à renforcer les échanges de proximité.

Pour autant, ce lien précieux et souvent informel ne bénéficie pas de manière égale à l’ensemble des citoyens. «Les plus dotés en capitaux économiques et culturels sont aussi ceux qui profitent le plus des liens de voisinage. Cette situation, paradoxale au premier regard puisque le lien de voisinage sert finalement davantage à ceux qui en ont le moins besoin, renvoie à la fois à des explications individuelles et contextuelles», précise Joanie Cayouette-Remblière, coautrice de Ce que voisiner veut dire. De fait, « les femmes voisinent un peu plus que les hommes. Les 30-44 ans investissent davantage ces liens que les plus jeunes, et ces liens de proximité se réduisent ensuite progressivement, complète Jean-Yves Authier. Les couples avec enfants sont également plus présents sur la scène du voisinage que les personnes vivant seules. Mais les variables les plus déterminantes restent celles liées au diplôme, au niveau de vie et à la situation socioprofessionnelle des individus.»

A l’échelle urbaine, ces dynamiques prennent des formes distinctes. A Bruxelles, ville dense et traversée par une multitude d’espaces publics animés, les rencontres spontanées entre voisins, dans la rue, au marché, dans les parcs, sont favorisées par la configuration même des lieux. Pour Emmanuelle Lenel, sociologue à l’université Saint-Louis Bruxelles, « les contextes urbains denses, où l’on peut facilement réaliser ses déplacements quotidiens à pied, sont globalement plus propices aux rencontres spontanées, non programmées avec les voisins que les zones périphériques plus résidentielles, où l’on se déplace davantage en voiture, précise-t-elle. Les premiers contextes sont donc plus favorables aux échanges avec des voisins non immédiats, et donc à un voisinage plus large.» Cependant, la sociologue nuance: «Il n’y a pas de règles générales. Dans tous les contextes, les relations de voisinage peuvent être éphémères ou durables, harmonieuses ou conflictuelles, actives, entretenues ou passives.» Cette diversité, qui fait la richesse des quartiers, implique néanmoins un enjeu majeur: réussir à inclure dans ces réseaux d’entraide ceux qui en ont le plus besoin, notamment dans les quartiers précarisés ou les zones rurales isolées.

C’est le défi que tentent de relever, en Belgique, des initiatives telles que l’asbl Bras dessus Bras dessous, mettant en relation jeunes actifs et seniors isolés, ou encore la plateforme Give a Day, qui mobilise aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers de volontaires. Des dispositifs complémentaires aux liens informels, qui prouvent qu’au-delà de la convivialité du quotidien, la solidarité de proximité reste une nécessité à cultiver et à préserver, dans un monde où les repères se transforment et où le voisin devient parfois notre premier recours.

«Les plus dotés en capitaux économiques et culturels sont aussi ceux qui profitent le plus des liens de voisinage.»

Le tournant du confinement

Mars 2020. En quelques heures, les rues de Belgique se sont vidées, les portes se sont refermées. Confinés chez eux, les citoyens ont redécouvert un lien qu’ils croyaient effacé: celui du voisin. «Je ne connaissais même pas son prénom avant», raconte aujourd’hui Ahmed, enseignant à la retraite, à propos de son voisin du deuxième étage, qui avait pourtant emménagé dans l’immeuble un an plus tôt. «C’est lui qui m’a déposé mes courses pendant deux mois. Depuis, on prend le café ensemble une fois par semaine.»

A l’image de Ahmed, des milliers de Belges ont vu renaître ou s’approfondir des liens de proximité au cœur même de la crise. Malgré la distanciation, le voisinage s’est improvisé comme premier recours. Les fenêtres ont servi de lieu de dialogue, les groupes WhatsApp de quartier ont fleuri, et les solidarités de palier sont devenues, pour certains, vitales. Selon la plateforme Give a Day, près de 30.000 volontaires supplémentaires se sont mobilisés en quelques semaines pendant le premier confinement, notamment pour répondre à des demandes d’aide de voisinage (courses, livraison de médicaments, etc.), un élan que ses fondateurs ont qualifié de «phénoménal». La chercheuse Emmanuelle Lenel souligne que cette réactivation du lien de proximité a révélé un potentiel souvent sous-estimé : «Le lien de voisinage peut être à la base de pratiques d’entraide, de solidarité, ou encore d’un attachement commun au quartier. Ce n’est pas un lien magique, mais dans les périodes de crise, il peut devenir central.»

L’entraide passe, notamment, par s’occuper d’un animal lorsque le voisin doit s’absenter. © GETTY

Le succès de réseaux d’entraide comme Hoplr, qui a vu son nombre d’utilisateurs doubler entre 2020 et 2022, la période du pic de la pandémie, ou encore l’asbl Bras dessus Bras dessous, qui a renforcé ses binômes intergénérationnels, montre combien le besoin d’une solidarité ancrée localement s’est accentué dans le huis clos des confinements. Les maisons de quartier, là où elles sont restées actives, ont parfois joué un rôle de relais précieux, à l’image du comité de quartier de Jambes, qui a distribué des colis alimentaires et organisé des appels téléphoniques réguliers aux personnes isolées.

Toutefois, ces élans de solidarité n’ont pas bénéficié à tous de manière égale. Cette parenthèse solidaire a aussi révélé des lignes de fracture. Si certains se sont rapprochés de leurs voisins, d’autres ont vu les tensions s’exacerber. Bruits domestiques, gestion des parties communes, perception des comportements à risque: les conflits de voisinage se sont parfois multipliés. «Des conflits, des clivages sociaux, des formes d’exclusion se recréent dans la proximité spatiale, surtout quand celle-ci n’est pas choisie», rappelle Emmanuelle Lenel. L’effet «cocon solidaire» n’a donc pas été universel. Et dans les quartiers marqués par la précarité ou le turn-over résidentiel, l’isolement a même pu s’aggraver. De son côté, Joanie Cayouette-Remblière, estime que, «pour beaucoup d’individus, ce lien de proximité apporte des ressources. Mais pour d’autres, tenus à l’écart de ces liens, le voisinage participe à l’exclusion. L’intégration sociale par le voisinage se cumule le plus souvent avec l’intégration sur d’autres scènes, révélant la puissance des inégalités sociales dans l’accès aux liens sociaux.»

Autrement dit, le voisinage ne se décrète pas. Il dépend de la configuration urbaine, du cadre social, mais aussi d’un état d’esprit. Au fond, le voisinage est peut-être à l’image des vies: complexe, imparfait, mais indispensable. Dans ce jeu subtil d’équilibres et de solidarités quotidiennes, le voisin reste ce «proche inconnu», qui devient «connu», et avec qui, malgré tout, on fait société.

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