La chasse au trésor peut devenir obsessionnelle.

Chouette d’or, Totemus, géocaching… Pourquoi les chasses au trésor cartonnent tant

C’est l’histoire d’un jeu d’enfant qui s’est fait une place dans le monde des adultes. Déclinée sous différents formats, la chasse au trésor séduit un public en recherche d’aventure, d’énigmes alambiquées et parfois même d’un véritable butin à six chiffres.

Alors d’accord, c’était en plein confinement. Mais il fallait tout de même une sacrée dose de courage, d’énergie et de sagacité pour se consacrer jusqu’à plusieurs heures par jour pendant trois mois à la résolution de la célèbre chasse au trésor Sur la trace de la Chouette d’or, lancée en France en 1993. «J’ai vite compris que je devais limiter mon investissement parce que l’aspect obsessionnel est réel, témoigne le Liégeois Corvus Enigma*. C’est la même mécanique que pour quelqu’un qui ne parvient pas à mettre la touche finale à son mots fléchés et qui la rumine jusque dans son lit.» Après avoir téléchargé tous les documents et informations accessibles sur cette chasse mythique, ce chercheur universitaire de métier a abattu un travail aux accents académiques en multipliant les analyses bibliographiques pour décrypter chacune des onze énigmes du jeu. Sa persévérance et sa lecture des indices lui ont permis d’aboutir à une localisation plus ou moins précise autour du village de Dabo, en Moselle, qu’il a investiguée à la pelle au détour de vacances familiales. «On n’était qu’à quelques dizaines de mètres de l’endroit où le trésor a finalement été trouvé en octobre dernier, sourit-il, sans regret. Dans ce genre d’aventure, il y a au moins deux niveaux de jeu: le premier consiste à comprendre les énigmes et à s’embarquer dans un imaginaire à partir de chez soi, le deuxième est un verrou très difficile à faire sauter, avec moins d’indices et plus de place pour l’interprétation. Sur la Chouette, je me suis limité au premier niveau: je n’avais pas la prétention d’être le génie qui allait tout résoudre.»

1,5 million d’euros de trésors

S’il y en a bien un qui peut saisir pleinement ce qui est passé par la tête de Corpus, c’est Vincenzo Bianca. Tombé en pâmoison devant sa télé à 8 ans en voyant Christophe Dechavanne présenter Sur la trace de la Chouette d’or dans l’émission Coucou c’est nous, le Liégeois n’a plus jamais loupé une seule chasse au trésor. «A une époque, je participais à toutes celles qui sortaient, peu importe où dans le monde», avance celui qui se définit comme un «chasseur de bibliothèque», qui se déplace rarement pour déterrer le trésor. Hier comme aujourd’hui, ce qui l’importe le plus, c’est de percer le mystère, «de trouver ce qui est caché, le décrypter et faire apparaître la solution». Vincenzo Bianca ne s’est toutefois pas limité à chercher. Ses expériences d’animateur de stages d’été et même, plus tôt, d’organisateur de chasses pour ses invités lors de ses propres anniversaires, l’ont poussé à passer de l’autre côté du rideau. Il en a tout simplement fait son métier. A ce jour, il aurait caché des trésors pour un montant total d’1,5 million d’euros un peu partout sur la Terre. Quand il reçoit à Angleur, où sa boîte N-Zone a pris ses quartiers dans une magnifique ancienne banque, Vincenzo révèle d’ailleurs un œuf en or pur 24 carats dont il a lui-même dessiné les plans et qu’il n’osait «pas toucher au début». Valeur: 210.000 euros. «D’ordinaire, il est stocké à la banque, précise-t-il, les mains gantées. On le remettra à la personne qui parviendra à résoudre l’énigme de Guardians of Legends (GAL).» Sous son format indépendant de jeu de société édité par Lubee, une filiale de N-Zone, GAL propose en «bonus» une authentique chasse dont le trésor –un coffre en bois à échanger avec l’œuf– peut être dissimulé n’importe où. «L’investissement total s’est chiffré à environ 500.000 euros, précise le game designer. Pour y arriver, nous avons bénéficié d’un apport privé et nous avons puisé dans nos fonds propres liés à nos activités parallèles dans la conception de jeux pour jeux de société, applications mobiles et jeux vidéo.»

Depuis 2019, Vincenzo Bianca a aussi élaboré une petite dizaine d’autres chasses pour des clients tels que la Ville de Binche ou le Commissariat général au tourisme. Et comme il se charge lui-même d’aller placer le trésor, ses expéditions ressemblent souvent à des scènes de film d’espionnage. «Je me camoufle parfois, mais je n’emporte surtout rien de numérique et je déconnecte tout GPS pour éviter d’être traçable et donc, tracé.»

Parce que l’engouement est tel que l’engagement de certains dépasse largement l’aspect ludique. Aux Etats-Unis, un chasseur est allé jusqu’à espionner la fille du créateur de chasses Forrest Fenn, persuadé qu’elle le mènerait au butin. «J’ai déjà reçu quelques menaces et beaucoup de propositions de corruption pour se partager le trophée», ajoute Vincenzo Bianca.

Mais indépendamment de ces exceptions, la chasse au trésor a trouvé son créneau auprès d’un public adulte, pour qui elle prend souvent le goût d’une Madeleine de Proust aux saveurs d’expéditions d’enfants. «C’est une façon idéale de se projeter dans un imaginaire d’aventurier ou de pirate, confirme Thibault Philippette, professeur à l’Ecole de communication de l’UCLouvain et co-fondateur du Louvain Game Lab. Il faut souligner toute l’importance des artefacts comme la carte avec des croix ou les étapes à suivre pour résoudre une énigme, qui réactivent le plaisir ludique traditionnel…»

Outre l’aspect intergénérationnel et le plaisir que procure le partage public d’une série d’aventures pour celui qui les collectionne, Thibault Philippette explique aussi le succès de la chasse par cette loi des cycles qui célèbre chaque nouveau détournement d’une technologie au profit du jeu. Cela va de la géolocalisation du smartphone pour avancer sur une carte à l’utilisation de la caméra pour scanner des QR codes… «C’est exactement ce qui a permis l’invention des jeux vidéo: des gens ont détourné l’utilisation des représentations graphiques des machines dans un objectif ludique.»

Et comme le bonheur n’est pas (uniquement) au bout du chemin mais tout au long, la découverte d’espaces ou d’endroits secrets, la consolidation de la culture générale et la satisfaction de décoder des énigmes sont des trophées au moins autant valorisés que le butin en lui-même. Pour Thibault Philippette, c’est évident: «Jouer demande une maîtrise qui implique le développement de connaissances que l’on s’approprie au bout du compte.»

Compétition et nouvelles branches

Pour ne pas déroger à ses habitudes, une fois débusqué un QR code d’une ruelle piétonne du centre d’Ath, Elodie pousse le volume de son téléphone à fond. Elle savoure alors avec un grand sourire le jingle de victoire qu’elle a pourtant tant entendu. Avec son compagnon Rudy et leur beagle Harry, ils ont déjà bouclé 178 chasses au trésor Totemus. Ces parcours pédestres ou cyclables de trois à 27 kilomètres envoient les utilisateurs découvrir des coins de Belgique et de France en faisant dépendre leur avancée de leurs bonnes réponses aux énigmes posées. «On a commencé en pleine pandémie, quand nos activités sportives respectives ont été interrompues, dévoile cette trentenaire aux yeux d’un bleu perçant. On a tout de suite aimé l’idée de randonner « utile » en apprenant plein de trucs tout en sortant notre chien pour au moins deux heures, mais on accroche aussi à l’esprit de compétition.» L’application mobile établit en effet un classement des meilleurs chasseurs depuis 2020. Fut un temps où Elodie et Rudy ont atteint le podium, mais la concurrence les a depuis lors relégués hors du top 30. «On est de nature très joueuse donc on a prévu prochainement un week-end dans le nord de la France pour effectuer plusieurs itinéraires et grappiller quelques places», sourit l’Athoise, en validant une bonne réponse face au confluent des deux Dendre.

A la base de Totemus, il y a trois amis, tous grands joueurs, anciens scouts, sportifs, amoureux de la nature, geeks et/ou informaticiens. «En 2019, on organisait de vraies chasses au trésor sur un après-midi ou un week-end, rembobine Benjamin Pirson, membre du trio. Puis on a cherché à pérenniser le concept sur application en gardant l’ADN de la découverte d’une région, mais en laissant chacun avancer à son rythme.» En cinq ans d’existence, Totemus est passé de 17.000 à 200.000 utilisateurs, d’une vingtaine à plus de 240 parcours disponibles en Belgique et en France. «Les plus fervents sont capables de cumuler jusqu’à 30 chasses par mois ou d’appeler leurs animaux « Toteez »», sourit le co-fondateur.

Elodie n’en est pas là, mais bien que son tatouage du globe terrestre sur l’avant-bras trahisse son goût pour les voyages, l’Athoise ressent comme un besoin indispensable ces moments «à domicile» passés à dresser son sens de l’observation pour débusquer un indice sur une façade ou dans une potale. Quant aux Toteez, ces trésors virtuels glanés à chaque victoire et échangeables contre des bons liés à des attractions touristiques, le couple les accumule comme on met de côté pour une épargne-pension. «Ce n’est clairement pas notre finalité à court terme. Maintenant, on finira sûrement par craquer pour le séjour en tente de toit!»

Avec son aventure réelle basée sur un objectif présenté comme un graal à atteindre à travers une série d’étapes, Totemus s’est clairement fait une place au sein de la grande famille des chasses au trésor. «Chacune se différencie par sa mécanique, sa technique voire son rendu», pose Thibault Philippette. Là où les détectoristes traquent des pièces rares avec leur matériel, les utilisateurs du jeu de réalité mixte Pokémon GO se téléportent avec leur téléphone dans leur univers préféré, les amateurs de Trouve mon galet traquent puis déplacent ces petits cailloux le plus loin possible, tandis que les fanas de géocaching débusquent grâce au géopositionnement les caches les plus inventives des lieux les plus secrets.

Jean-Claude Onderbeke pratique cette activité depuis une quinzaine d’années, il a même été secrétaire de l’asbl Geowallons. «Nous sommes encore environ 30.000 joueurs actifs en Belgique, évalue-t-il. Certains organisent même leurs vacances en fonction du géocaching. Cela permet de visiter un lieu autrement puisque les caches sont souvent placées par des locaux qui veulent faire découvrir un coin marquant et méconnu.»

Quinze ans après le boom de la pratique, le nombre de géocacheurs est pourtant en baisse et ne peut rien face à l’explosion de la moyenne d’âge, essentiellement bloquée entre 40 et 70 ans, soit la première génération à s’être laissée tenter par les technologies et le GPS. «Ces derniers temps, des branches plus modernes du géocaching voient pourtant le jour, se réjouit Jean-Claude Onderbeke. L’Adventure lab ajoute des énigmes et des petites missions à la quête et le Géo Art propose de dénicher une suite de caches dont les coordonnées dessinent une image ou épellent un mot sur la carte numérique.» Encore plus dans l’air du temps, les événements CITO (Cache In Trash Out) rassemblent des joueurs pour découvrir de nouvelles caches tout en nettoyant un espace naturel ou urbain.

Tout le monde s’y met

A Beauraing, un magasin de jardinage organise sa «chasse aux pellets». A Oreye, l’école communale propose une quête sur le thème des contes là où le fleuriste d’Etalle poste des photos de ses créations dont les clients les plus réactifs peuvent s’emparer s’ils reconnaissent l’endroit où elles se trouvent. Plus barrée encore, une «chasse aux sextoys» est actuellement organisée à travers toute la Wallonie. «Pour le moment, tout le monde veut sa chasse, convient Vincenzo Bianca. C’est une manière ludique et plutôt saine de mettre en valeur une marque, un produit, une association et de faire concrètement gagner quelque chose aux gens.»

Confrontée –comme l’escape game– au risque de suroffre et donc de désintérêt, la chasse doit toutefois se démarquer en répondant à des exigences de qualité. Que ce soit au niveau de l’architecture de la quête, soit la façon dont les énigmes sont imbriquées les unes dans les autres et, bien entendu, du type d’énigmes choisi. La substitution monoalphabétique est une option régulièrement exploitée, avec son classique code César, qui remplace chacune des lettres de l’alphabet par une autre. Tout aussi pratique, la stéganographie permet la dissimulation d’une information dans un autre message, tandis que certains auteurs préfèrent faire appel au poème, la métaphore… «En tant que joueur, je verbalise tout ce que j’ai sous les yeux pour faire germer les idées, conseille Vincenzo Bianca. Il faut garder à l’esprit que la personne qui a conçu ce casse-tête a automatiquement dû réfléchir à rendre lisible et descriptible ce qu’il a caché.»

Jusqu’ici, Vincenzo Bianca et N-Zone ont principalement développé des chasses pour d’autres. Vu le succès de Guardians of Legends (GAL) avec plus de 35.000 exemplaires vendus, les Liégeois aimeraient toutefois muscler leur statut d’organisateurs. La récente levée de fonds de 2,1 millions d’euros qu’ils ont réussie devrait leur donner un sacré coup de pouce.

Une façon de s’émanciper, et ainsi d’éviter une polémique façon La Calamine. Au printemps 2024, la chasse de la petite commune germanophone et de Vincenzo Bianca s’est retrouvée sous le feu des critiques dans le milieu après que des dizaines de prospecteurs sont passés à côté du trésor alors qu’ils cherchaient au bon endroit. Les autorités ont notamment été suspectées d’avoir fait durer le suspense pour retenir ces potentiels consommateurs. Vincenzo Bianca ne croit pas aux suspicions de triche. «Vu l’investissement en temps et parfois en argent, c’est de bonne guerre que de nombreux participants râlent à la fin d’une quête perdue, dit-il. Mais en étant seuls organisateurs, on pourra fournir toute une série de garanties aux joueurs qui sauront où nous trouver en cas de problème.»

La chasse au trésor dans son acception la plus stricte rassemblerait aujourd’hui une communauté d’environ 2.000 joueurs francophones réguliers qui discutent via le réseau social Discord, résolvent des quêtes par équipes… mais peuvent aussi mener des expéditions qui dégradent l’environnement ciblé, parfois de manière irréversible. «Je ne connais pas d’encadrement législatif en la matière, note Thibault Philippette. Comme cette gamification implique de la manipulation et un contact direct avec la nature, il y a toujours des comportements excessifs susceptibles de causer du danger ou des nuisances. On appelle ça le « surengagement ».» Au cours de ses aventures, le joueur liégeois Corvus Enigma reconnaît d’ailleurs avoir une fois creusé en plein milieu d’un champ, puis d’avoir dû garantir sa bonne foi quand le propriétaire des lieux a débarqué, complètement abasourdi par la scène. «Moins l’auteur du jeu donne d’infos, plus le joueur est tenté de prendre des risques liés aux questions qu’il se pose sur la destination, soutient-il. Quand on ne trouve pas, on peut avoir envie de tout démonter.» Bonne nouvelle: Corvus Enigma a peut-être trouvé le remède. Désormais, il organise –et balise dans le détail– ses propres chasses. «Je perds plus d’argent que je n’en gagne, mais tant que je suis animé par la passion et l’envie de mettre le patrimoine de ma région en valeur, je continuerai.» Confinement ou pas, promis.

*Prénom modifié

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