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«C’est impensable de ne pas être ensemble, même pour une seule nuit»: ces ados qui vivent en couple chez les parents

Ces adolescents fusionnels vivent en couple chez les parents de l’un ou de l’autre et imposent à toute la famille leur ébauche de modèle conjugal.  Un phénomène qui embrouille les dynamiques familiales.

«C’est impensable pour nous de ne pas être ensemble, même pour une seule nuit, raconte Matheo, 17 ans. Je vois bien que mes parents trouvent cela trop sérieux, ils nous reprochent de ne pas avoir chacun nos amis et nos activités, mais je n’ai pas besoin de ça: je suis bien avec elle.»

De plus en plus de jeunes se lancent dans une relation totalement fusionnelle, parfois au point d’imposer leur couple à plein temps chez les parents de l’un ou de l’autre. Ces amours adolescentes prennent alors un tour singulièrement sérieux et officiel, tout en entraînant les parents dans une nouvelle forme de cohabitation. Sandrine, 47 ans, a ainsi vu la copine de Matheo débarquer avec armes et bagages il y a deux ans: «Nous avons toujours été assez ouverts à laisser les petites amies de mon fils loger à la maison. Il y a deux ans, il a rencontré une fille originaire de la région de Liège. Au départ, nous avions fixé une limite de deux nuits par semaine, mais ils ont invoqué les longs trajets en train et, sans que cela ait été vraiment discuté, elle s’est petit à petit installée chez nous. Elle est adorable et serviable, mais je ne peux pas m’empêcher de trouver que c’est fort tôt pour vivre comme un couple, dans une relation si exclusive

A quel âge un couple doit-il être pris au sérieux? Assez tôt, si l’on en croit Isabelle Clair, sociologue. Dans son livre Les Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes (Seuil, 2023), elle dresse un constat interpellant: «Entre 14 et 20 ans, être en couple est un objectif pour les jeunes. Dès 14 ans, ils se définissent sur les réseaux sociaux ou face à leurs camarades à travers ce statut de « célibataire » ou « en couple ». C’est très jeune, mais cela révèle à quel point le couple est toujours valorisé socialement, malgré une société de plus en plus individualiste, qui prône en permanence le développement personnel. Ces adolescents qui se disent en couple miment la vie adulte, car cela leur donne de la contenance devant le groupe et de la crédibilité auprès de leurs parents.»

Car avant d’imposer la présence de son amoureux au sein du foyer familial, il faut démontrer qu’il ne s’agit pas d’une amourette. Sylvie Loumaye, psychologue et sexologue, souligne l’importance de ces relations: «Au-delà du fait que les premières histoires d’amour ont une incidence émotionnelle fondamentale et qu’il ne faut pas les minimiser, le couple est un pilier important dans la vie: il est notre première couche de protection face au monde extérieur. Il est vécu comme un espace de stabilité, de reconnaissance et d’identité. Le couple est une valeur refuge, qui revient en force dans le monde actuel, où les jeunes sont souvent en perte de repères.»

La fin des tabous et l’éclatement des familles

Le plus souvent, la cohabitation s’installe de manière presque insidieuse, depuis l’autorisation de la première nuit jusqu’à une présence quasi constante du couple à la maison. La réserve des parents n’est pas tant d’héberger un autre adolescent que de laisser la sexualité de leur enfant prendre place dans l’espace familial. Laura Merla, professeure de sociologie à l’UCLouvain et directrice du Cirfase (Centre interdisciplinaire de recherche sur les familles et les sexualités), explique: «L’acceptation d’une sexualité avant le mariage s’est fortement généralisée. Alors qu’il y a 20 ans, dans le meilleur des cas, une mère emmenait discrètement sa fille chez le gynécologue pour lui prescrire la pilule, les parents d’aujourd’hui en parlent, et parfois ce sont eux qui glissent un préservatif sur la table de nuit. Cela découle de l’évolution des relations familiales, qu’on observe depuis les années 1970: la famille est devenue un espace de soutien émotionnel. La logique du pater familias des années 1950 s’est effritée; elle a évolué vers la priorisation des liens affectifs et, par conséquent, les parents se sentent investis d’une mission d’accompagnement du jeune dans sa transition vers l’âge adulte. Alors que l’adolescence marquait auparavant la rupture de lien avec les parents, elle se passe aujourd’hui de manière nettement moins radicale et de nombreux adolescents développent des relations de type amical avec leurs parents.»

Sandrine, 47 ans, se positionne dans cette catégorie de parents qui privilégient le lien et le dialogue: «En acceptant la présence de la copine de notre fils, la question pour nous n’était pas liée à sa sexualité, car nous préférons que nos enfants vivent leurs premières expériences sexuelles dans de bonnes conditions. Nous nous sommes rencontrés très jeunes, mon mari et moi. Pour nous, il n’était pas question de nous retrouver chez nos parents et nous avons vécu nos premières fois dans des conditions scabreuses. Cela nous laisse des souvenirs cocasses, mais je me souviens combien nous aurions aimé pouvoir vivre ces moments dans un cadre plus intime. Nous n’avons pas voulu reproduire avec eux ces interdictions que je trouve parfaitement hypocrites: nous ne voulions pas être comme ces parents qui savent très bien que leur enfant a une vie sexuelle, mais n’assument pas que cela se passe sous leur toit.»

Si les mentalités ont changé, la structure même de la famille type a carrément explosé. Le Baromètre des parents 2024 de la Ligue des familles révèle que près de 17% des ménages belges avec enfants sont des familles recomposées. Dans ces foyers qui jonglent avec un ou plusieurs enfants issus de différents parcours parentaux, les «pièces rapportées» s’envisagent avec beaucoup plus de souplesse. «Nous avons quatre enfants à nous deux avec ma compagne, décrit Thierry, 49 ans. Ce sont tous des adolescents qui ne font qu’entrer et sortir. Les semaines de garde alternée ne sont plus forcément respectées. On a vraiment lâché prise sur les petits copains, car il est rare que l’on sache combien nous serons à table le soir. Alors, une bouche de plus ou de moins à nourrir, un ado en plus sous notre toit, ce n’est pas un problème. Le petit ami de ma fille est chez nous la plupart du temps. La relation avec ses parents est problématique et il a un peu trouvé refuge chez nous. On s’est tous attachés à lui, au point que je redoute presque les réactions de toute la famille si cette histoire devait prendre fin.»

«La copine de Julien est comme une petite maman pour lui. Elle range ses vêtements, lui prépare des jus de fruits… J’ai un peu peur qu’il passe à côté de sa vie d’adolescent», témoigne Pierre, le papa. © GETTY

Cohabiter sans déborder, un équilibre fragile

«Voir débarquer une adolescente en petite tenue au petit déjeuner, je dois avouer que, de prime abord, je n’ai pas trop aimé. Et mon épouse encore moins, raconte Pierre, 54 ans, qui héberge sa belle-fille de 17 ans depuis bientôt un an. Nous sommes habitués à sa présence, mais nous regrettons parfois nos moments en famille. Plus question d’organiser une sortie ou un resto sans elle. Même pour les vacances, nous devons composer avec ce petit couple, bien qu’ils se comportent encore comme des gosses: ils communiquent peu, se réfugient dans leur chambre et sont peu enclins à donner un coup de main pour les corvées.»

Une telle proximité peut aussi conduire les parents à s’immiscer plus que de raison dans ce couple et son fonctionnement. Pierre voudrait rester en retrait, mais il émet des réserves: «La copine de Julien est comme une petite maman pour lui. Elle range ses vêtements, lui prépare des jus de fruits et l’encourage à étudier: je vois bien qu’elle l’incite à être plus mature, mais elle est casanière et elle a tendance à lui dicter ses comportements. J’ai un peu peur qu’il passe à côté de sa vie d’adolescent.» «Quand je vais à la salle de sport, je sais qu’elle m’attend à la maison, donc je me sens obligé de rentrer tout de suite, alors que certains soirs, je voudrais juste traîner avec mes potes. Je la trouve parfois accaparante, mais quand je m’en plains, ma mère s’en mêle et prend sa défense. C’est lourd», commente de son côté Julien, 17 ans, quand il analyse cette vie en couple sous la coupe de ses parents.

Alexia, 19 ans, regrette après coup d’avoir laissé son couple prendre trop de place dans sa famille. «Il y a deux ans, j’ai voulu me séparer de mon petit ami, qui vivait alors presque en permanence chez nous. J’avais rencontré quelqu’un d’autre. Mes parents ne l’ont pas supporté: ils m’ont mis la pression, ils m’ont fait la morale, comme s’ils savaient mieux que moi avec qui je devais être heureuse. Cela a pris des proportions telles que je suis partie m’installer chez mon nouveau copain, qu’ils ont refusé de rencontrer pendant plus de six mois…»

Une érosion des frontières que pointe également Thierry: «Cet été, alors que ma fille était en camp scout, son copain a débarqué chez nous pour fuir le divorce de ses parents et les crises perpétuelles chez lui. Il a passé quelques jours avec nous et je ne regrette pas de l’avoir accueilli, mais je me demande tout de même si cela ne va pas un peu trop loin: ils n’ont même pas 18 ans.»

L’irruption d’un de ces minicouples dans une famille provoque de nombreux questionnements et ajustements, mais Sylvie Loumaye voit surtout dans ce phénomène un signe des temps: «Notre lecture d’adulte est faussée par nos propres parcours et par le fait que le monde était plus rassurant pour les générations précédentes. Or, le contexte social, générationnel et économique est vraiment une source de stress pour les plus jeunes, on l’observe dans nos consultations. Il faut bien admettre que cette génération nous envoie un message en choisissant de se réfugier dans ces relations exclusives


En 2001, Tanguy, d’Etienne Chatiliez, abordait déjà le thème des jeunes adultes restant chez leurs parents, alors qu’ils étaient en mesure de prendre leur indépendance.
BELGA

Génération Tanguy

Une fois majeurs et diplômés, ces jeunes actifs sont nombreux à jouer le sprolongations chez papa-maman. D’où vient cette persistance à retarder le moment de prendre son envol?

Ils seraient près de 800.000 en Belgique, soit 7% des adultes, à vivre encore chez leurs parents. Pour des raisons financières, pour un retour temporaire. Mais aussi car de plus en plus de jeunes adultes, pourtant actifs et en couple, choisissent de continuer à cohabiter avec leurs parents et de sacrifier sciemment une partie de leur autonomie et de leur intimité.

Mathis, 23 ans, vit en couple chez ses parents. Par facilité. «J’ai un job depuis trois ans, et ma compagne est employée à temps plein. On a les moyens de vivre seuls, mais c’est vrai que c’est plus facile: mes parents ne demandent pas de participation aux charges, ils nous aident, ils sont chouettes et ne nous appellent que pour gérer les courses ou la logistique. Plutôt que louer et galérer, je préfère mettre de l’argent de côté pour pouvoir acheter un jour un appartement.»

Selon Laura Merla, professeure de sociologie à l’UCLouvain et directrice du Cirfase (Centre interdisciplinaire de recherche sur les familles et les sexualités), «en Belgique, notre vision éducative repose sur le principe que le rôle des parents est d’amener leurs enfants à l’autonomie. Devenir adulte implique de quitter le domicile familial. C’est donc interpellant de voir ces jeunes postposer leur départ du foyer, surtout quand ils sont actifs et en couple, et donc en mesure de prendre leur indépendance.»

Facilité ou manque de sens et de confiance en l’avenir? «Un peu des deux, analyse Laurence Maroquin, psychologue clinicienne au Centre de guidance SSM ULB. Dans une société devenue terriblement anxiogène, beaucoup de jeunes adultes redoutent non seulement les responsabilités et les charges liées à la vie hors du foyer familial. Ils sont plus anxieux et en perte de repères.»

Pour Laura Merla, il s’agit aussi d’attentes en contradiction avec les modèles établis: «Auparavant, la construction d’un parcours de vie était assez linéaire. On faisait des études, on trouvait un travail, on se mettait en ménage, puis on devenait parent avant d’attendre sagement la retraite. Aujourd’hui, ces différentes phases ne sont plus aussi rigides, ni chronologiques. Et puis, les attentes des jeunes adultes, notamment le rapport au travail, ont radicalement changé. La génération Z cherche avant tout à s’épanouir dans le monde professionnel, une aspiration qui passe avant la rémunération ou le statut social. Cela en fait des travailleurs plus versatiles, qui n’hésiteront pas à quitter leur job s’ils n’y trouvent pas de valorisation personnelle ou si leur équilibre vie professionnelle/vie privée n’est pas respecté. Or, ces comportements rendent leur situation financière plus incertaine. C’est aussi pour cela que le coliving explose chez les jeunes actifs.»

A côté de l’argument financier, il y a aussi le volet émotionnel: «La famille est un pilier émotionnel. Rester en famille offre une assise psychoaffective rassurante.»

«La santé mentale est en effet devenue une préoccupation importante des parents, principalement dans les milieux les plus aisés. Néanmoins, les parents doivent garder leur rôle de guide. Ne pas encourager leur enfant à se confronter à la vie d’adulte et prolonger trop longtemps la dépendance serait irresponsable. Or, dans de nombreux cas, malgré les désagréments, cette vie apparaît aux parents préférable au « nid vide » et à l’angoisse de la solitude qui en résulterait. Il faut avoir le courage de s’interroger sur ses motivations intimes en tant que parent», ajoute Laurence Maroquin, psychologue.

Pour autant, ce type de cohabitation n’est jamais un long fleuve tranquille. Comme quand Mathis déplore le manque d’intimité et le poids des tâches ménagères: «Certains jours, pour ne pas déranger mes parents, j’ai tendance à rester dans ma chambre, et je le vis parfois comme une contrainte. Il y a eu aussi pas mal de tensions autour du ménage, je réagis assez mal aux remarques sur mon organisation ou sur la manière dont je remplis le lave-vaisselle.»

Ou quand Sandra, 54 ans, qui cohabite avec ses deux fils et leurs compagnes respectives évoque les questions d’intendance: «La principale source de frictions a été la gestion des charges domestiques. Je me suis retrouvée avec des piles de linge et des repas froids, car nous avons tous des activités et des horaires très différents. C’était invivable. J’ai donc pris la décision que chacun ferait ses lessives, gérerait ses repas et que je ne nettoierais plus leur chambre. Depuis, on mange en famille certains soirs et je cuisine alors avec plaisir, parce que c’est programmé et que personne ne me fait faux bond. On est entrés dans un modèle qui ressemble plutôt à une colocation et j’estime que c’est le seul qui soit viable sur le long terme. »

Mère et fils décrivent cette situation comme transitoire: «Certains jours, j’aspire à ce qu’ils partent», avoue Sandra. «La cohabitation est assez facile pour moi, mais ma compagne a du mal à se sentir chez elle. Et puis, on commence tous les deux à être tentés par l’expérience de vivre seuls. Nous allons prochainement déménager», annonce Mathis.

 

Ingrid Van langhendonck

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