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Ces touristes qui ne veulent plus «partir en vacances»: «Ces pratiques reposent souvent sur un illusion»

Ils fuient les plages bondées pour renouer avec le silence ou la lenteur. Ils partent non plus pour voir, consommer, se distraire, mais pour éprouver autrement. Ce tourisme engagé est-il vraiment une alternative… ou une autre manière de consommer?

Ils l’appellent leur «voyage de rupture». Non pas parce qu’il marque la fin de leur histoire, mais parce qu’il en dessine peut-être un nouveau chapitre. A 43 et 45 ans, Leila et Julien, originaires de Bruxelles, ont quitté leurs emplois respectifs dans l’urbanisme et la médiation culturelle, vendu leur appartement dans la banlieue parisienne, remisé leurs ambitions de carrière et enfourché deux vélos chargés à bloc. Direction: l’Europe centrale. Pas d’hôtel, pas d’itinéraire fixe, pas même de date de retour. Seulement l’envie de «couper avec la routine, la ville, la pression professionnelle, témoignent-ils, et de mettre leurs corps, leurs nerfs, leur couple aussi, à l’épreuve d’une lenteur choisie.»

«On ne voulait plus de vacances « entre deux stress ». On souhaitait un vrai seuil, un entre-deux fécond», résume Leila. Ce «voyage de rupture», comme ils le martèlent tout au long de l’entretien, est tout sauf une pause. Ni fuite ni simple parenthèse, plutôt une bifurcation. Un mouvement long, volontaire, presque initiatique, qui rompt avec le tourisme de consommation pour «renouer avec une forme d’ascèse douce». Moins de confort, plus de chemin. Moins d’images, plus de sensations. «On voulait sentir le vent sur la peau, la fatigue dans les cuisses, le silence dans la tête», glisse Julien, sourire en coin. Quitte à ce que cela ne ressemble pas du tout à des vacances.

Changer de cap, ou redonner du sens

Le récit de Leila et Julien n’est pas un cas isolé. Il s’inscrit dans une constellation plus large de désirs décalés, où l’acte de partir devient le symptôme d’un besoin plus profond. A mesure que le tourisme de masse dévoile ses impasses (écologiques, émotionnelles, symboliques), d’autres formes se cherchent, tâtonnent. Partir non plus pour voir, consommer, se distraire, mais pour éprouver autrement. Pour sortir d’une cadence. Et retrouver un sens que l’accélération a usé.

Si ces nouvelles formes de tourisme attirent des jeunes actifs surmenés, des couples en quête de réinvention ou des citadins saturés d’écrans, elles s’inscrivent aussi dans une histoire plus ancienne qu’on l’imagine. Ce qu’on appelle aujourd’hui tourisme «engagé», «alternatif» ou «solidaire» trouve ses racines dans les années 1970, au croisement de l’ethnographie militante et de l’écologie naissante. Le temps d’une pause, certains choisissaient alors de troquer la consommation pour la coopération, le confort pour l’expérience humaine.

Rémy Knafou, géographe et auteur de Réinventer (vraiment) le tourisme (éd. du Faubourg, 2023) retrace cette généalogie: «Initialement, ce type de tourisme visait à découvrir d’autres cultures tout en apportant une aide directe aux populations locales. Cependant, au fil du temps, une évolution s’est opérée, mettant davantage l’accent sur la durabilité et l’effet à long terme.» Surtout, précise-t-il, ces pratiques sont nées d’un basculement politique: «Le marché, prompt à récupérer les tendances nouvelles, a rapidement compris qu’il y avait là des opportunités à exploiter, d’où, au fil des décennies, le surgissement de produits s’adressant principalement à de faibles effectifs.»

Les vacances ne se contentent plus d’être un sas de décompression, mais un moment de repositionnement existentiel.

Depuis, les termes se sont multipliés: «volontourisme», «tourisme solidaire», «tourisme équitable», «tourisme alternatif»… Le tourisme engagé s’est complexifié, hybridé, parfois dilué. Ce qu’on désigne aujourd’hui par ce mot flou n’est plus seulement l’aide aux populations locales: c’est aussi la recherche d’un temps fort, d’une conscience nouvelle, ou d’un seuil à franchir. Une quête, intime ou collective, d’autre chose.

Alors que le tourisme de masse est de plus en plus décrié, les vacances ne se contentent plus d’être un sas de décompression. Elles deviennent, pour une partie croissante de la population, un moment de repositionnement existentiel. Laurent Tissot, historien spécialiste du tourisme, y voit le reflet d’un tournant anthropologique: «Du changement climatique aux problématiques environnementales en passant par le surtourisme et les bouleversements géopolitiques, de nouveaux cadres actionnent des interrogations sur notre rapport au monde. Celui-ci n’est plus à conquérir et à consommer comme il l’a été depuis les débuts du tourisme dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ces formes plus « engagées » reflètent un mal-être face à cette conception unilatérale et très dommageable.»

Si la pandémie a agi comme un révélateur, elle n’a cependant pas créé la tendance, elle l’a précipitée. Ce besoin de rupture, de lenteur, de cohérence, était déjà là, tapi sous les usages. Le confinement, en suspendant le mouvement, a permis à certains de questionner l’impulsion même du départ. Laurent Tissot l’observe avec justesse: «Le monde devient un acteur à part entière dans les relations entre humains ainsi qu’entre humains et non-humains», et «non plus seulement un objet à prendre.» Dès lors, la quête d’un tourisme plus sobre s’impose comme une tentative de réponse. Mais une réponse inégale, parfois ambivalente. Derrière les promesses de reconnexion ou de solidarité, certaines contradictions affleurent. A qui s’adresse ce tourisme «autrement»? Que produit-il vraiment? A quel prix? Julie, Bruxelloise, 31 ans, qui se définit comme adepte du «tourisme conscient», incarne ces tensions. Pour elle, comme pour d’autres, il ne s’agit pas de «faire mieux», mais «moins mal», dit-elle. Une tentative d’ajuster ses choix au vertige du monde, sans se faire d’illusions. Partir, oui, mais pas à n’importe quelle condition. Quitte à déplacer la question du «où» vers celle, plus intime, du «comment».

1,6 million de personnes dans le monde optent pour le «volontourisme», mélange de voyage et de bénévolat.

Les données confirment ce frémissement vers un tourisme plus introspectif ou engagé. En Belgique, selon une enquête de l’agence d’intérim Tempo-Team, quatre Belges sur dix souhaitent s’accorder une interruption de carrière pour voyager ou se recentrer, et ce chiffre grimpe à 68 % chez les 18-34 ans. Ce désir de pause longue ou de «voyage-sens» se traduit également par un intérêt croissant pour le tourisme du bien-être: 21 % des voyageurs dans le monde s’y adonnent déjà, et près de 46% se déclarent ouverts à ces formes de retraite, stage ou séjour de ressourcement. Parallèlement, le «volontourisme», alliance de voyage et de bénévolat, touche aujourd’hui plus de 1,6 million de personnes par an dans le monde. Mais malgré ces signaux, selon un rapport réalisé en 2023 par booking.com, seuls 22% des voyageurs belges se disent prêts à payer un supplément pour voyager de façon plus écologique. La quête de sens progresse, mais reste largement freinée par les contraintes économiquesou l’écart entre intentions et pratiques.

Dans un monde où le sens se vend bien, le voyage engagé devient vite un produit d’exception, avec brochure premium et slogans léchés. © GETTY

Entre quête de sens et zones d’ombre

Pendant une semaine, elle a coupé son téléphone, cessé de parler, suspendu tout contact avec le monde extérieur. Dans un ancien monastère reconverti en centre de retraite, au pied des Cévennes, Julie, 31 ans, cheffe adjointe de projet dans une agence de communication bruxelloise, s’est essayée pour la première fois au silence total. Pas pour se «recentrer», précise-t-elle, ni par besoin de «détox digitale». «J’avais surtout besoin d’éprouver quelque chose que rien, dans ma vie normale, ne m’autorise à vivre. Le silence total. La lenteur absolue. Une forme de vide.» Ce n’était pas du tourisme, à ses yeux. Mais une forme de déplacement intérieur. Une autre manière de voyager. «J’étais allée au bout du trop-plein. Je voulais sortir de moi-même, mais sans partir très loin.» Ce qu’elle a ressenti? Un «vertige calme», une «lumière étrange dans la tête», une fatigue heureuse, plus dense que le simple repos.

«Ces pratiques reposent sur l’illusion qu’elles n’auraient qu’un effet négatif minime sur l’environnement, la société d’accueil, etc.»

Son expérience dit beaucoup de cette nouvelle vague de tourisme introspectif, prisée des citadins sursollicités, lassés des vacances bruyantes, formatées, sans souffle. Pourtant, même ces pratiques porteuses d’un renouveau éthique ne sont pas exemptes d’ambiguïtés. Derrière la quête, les contradictions rôdent. Rémy Knafou en énumère plusieurs, et non des moindres: «En premier lieu, ces pratiques, pour aussi sympathiques qu’elles soient, sont très minoritaires et correspondent à des positionnements de niches touristiques; autrement dit, elles ne sont pas à l’échelle des problèmes posés par le développement du tourisme contemporain.» Deuxième écueil, plus insidieux, souvent ignoré de ceux qui cherchent à voyager autrement: «Ces pratiques reposent souvent sur l’illusion –très partagée– qu’elles n’auraient qu’un effet négatif minime sur l’environnement, l’économie, la société d’accueil

Dans les faits, l’arrivée de voyageurs, même bien intentionnés, bouleverse toujours un équilibre local. Il suffit de créer une attente, une demande, une activité économique autour d’un passage pour que le lien se transforme, et parfois se déforme. Le paradoxe s’accroît dès lors que ces séjours s’effectuent à des milliers de kilomètres. «Lorsqu’il s’agit de voyages lointains, la vertu d’une pratique écoresponsable locale se trouve annihilée par le vol long-courrier, gros émetteur de gaz à effet de serre», rappelle Rémy Knafou. L’idée même d’un «tourisme durable» à l’échelle globale devient alors suspecte. Une belle promesse qui se heurte à la matérialité du kérosène.

Les effets positifs de «volontourisme» sur les populations concernées ne sont pas toujours à la hauteur des attentes de ceux qui s’engagent. © GETTY

A cela s’ajoute un autre décalage, plus éthique: «L’engagement, voire le désintéressement, des individus qui recherchent ces types de séjours touristiques est à mettre en parallèle avec l’intéressement des organismes qui les accueillent», fait remarquer le professeur. Dans un monde où le sens se vend bien, certaines structures n’hésitent pas à «packager» l’introspection. Le voyage engagé devient un produit d’exception, avec brochure premium et slogans léchés. Sans que les bénéfices pour les communautés locales soient toujours au rendez-vous. Même constat chez Laurent Tissot: «Pour les touristes dits « engagés », se rendre en Afrique équatoriale, en Amérique du Sud ou dans certains pays asiatiques pour pratiquer de l’alternatif n’est guère envisageable sans prendre l’avion, avec tout ce que cela implique. […] C’est toute l’ambiguïté de l’activité touristique qui se résout parfois en mettant sous la carpette ce qui permet de joindre le point A au point B.»

Pourtant, l’intention ne doit pas être balayée. «Les convictions ne sont pas simplement des oripeaux que l’on vêt pendant une semaine ou plus pour se donner bonne contenance. Sinon, ces personnes se joindraient aux touristes « normaux »», observe Laurent Tissot. Mais il y a parfois, aussi, un désir de distinction. Une volonté de «ne pas faire comme tout le monde». «Montrer qu’on est différent tout en évitant qu’on soit rejoint par de nouveaux adhérents est aussi partie prenante de l’activité touristique.» Une contradiction ancienne, ravivée aujourd’hui par les discours de sobriété.

Ces dérives, ces limites, n’annulent pas pour autant la puissance des expériences vécues. Julie, en ressortant de sa retraite silencieuse, ne parlait pas d’un «mieux», mais d’un «à-côté». Un pas latéral, une déviation douce. Comme si, dans cette suspension, quelque chose s’était déplacé. «Le silence, ce n’est pas juste l’absence de bruit. C’est un espace. Une autre perception», lâche-t-elle d’un air méditatif.

«Je voulais que mes congés aient un sens. Là, je mettais les mains dans le ciment, mais aussi dans une autre réalité.»

Vers un tourisme réflexif?

«C’était au Cambodge. Une chaleur dense, des enfants qui riaient, un village de maisons sur pilotis», raconte Alexis. A 34 ans, ce cadre dans une entreprise de logistique se souvient de ce séjour comme d’un point de bascule. Non pas un voyage au sens classique, mais trois semaines passées à rénover une école communautaire, dans le cadre d’un programme de «volontourisme» organisé par une association française. «Je voulais que mes congés aient un autre sens. J’avais l’impression de ne rien construire de vraiment important. Là, je mettais les mains dans le ciment, mais aussi dans une autre réalité.»

Son engagement a été accueilli avec bienveillance, mais aussi avec des doutes, y compris de sa part. Etait-il réellement utile? Etait-il accueilli pour ce qu’il faisait, ou pour ce qu’il représentait? «Je ne suis pas sûr d’avoir été indispensable. Mais j’ai écouté, appris, partagé. J’ai essayé d’être humble.»

Rémy Knafou explique les raisons de cette tension. «Les effets positifs sur les populations concernées ne sont pas toujours à la hauteur des attentes de ceux qui s’engagent, et je ne parle pas des dérives, malsaines, voire délinquantes, qui affectent parfois ces types de produits.» Le volontourisme a, ces dernières années, été l’objet de vives polémiques: manque de formation, encadrement flou, pratiques paternalistes, voire trafic d’orphelins dans certains pays.

Il reste que cette volonté de «faire autrement» structure déjà certaines aspirations touristiques contemporaines. Mais de quel «autrement» parle-t-on? Un tourisme réellement transformé, ou une simple variation sur les mêmes privilèges? Pour Rémy Knafou, l’enjeu réside dans une prise de conscience plus profonde: «La recherche de la sobriété, allant de pair avec l’exercice de la responsabilité, dans le cadre d’un « tourisme réflexif » que j’appelle de mes vœux, est une nécessité aussi bien pour l’avenir du tourisme que pour sa contribution à l’habitabilité de la Terre.» Il insiste: «Ce tourisme réflexif mobilise la capacité de chaque individu à questionner ses modes de déplacement, ses pratiques vacancières, la relation qu’il entretient avec le lieu et ses enjeux sociaux, culturels et environnementaux.»

Difficile, pourtant, d’imaginer une bascule à grande échelle. «Ces pratiques ne sont pas à l’échelle des problèmes posés par le développement du tourisme contemporain et les aspirations d’un nombre croissant d’habitants de la Terre à accéder aux vacances et aux pratiques touristiques», avertit le géographe. Même constat chez Laurent Tissot : «A se pencher sur les statistiques, je ne penche pas pour un tourisme de demain qui soit propre et sobre. Le surtourisme prend dans certains endroits des dimensions démesurées qui frisent l’explosion sociale.»

Un constat lucide, qui n’annule pas pour autant les tentatives, individuelles et collectives, d’inventer d’autres manières d’habiter le monde. Julie, la jeune femme en retraite silencieuse, le disait sans grands mots: «Ce n’est pas une fuite. C’est une manière de revenir.» Revenir, oui. Mais autrement. Moins pour «faire le vide» que pour laisser une trace –intime, tangible, peut-être utile. Comme le résume simplement Alexis: «On ne sauve pas le monde en trois semaines. Mais parfois, on commence à se transformer. Et ça, c’est déjà pas mal.»

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