Bruno Laurioux, historien: «L’alimentation peut susciter autant d’angoisse que de désir»

L’historien Bruno Laurioux, spécialiste de l’histoire de l’alimentation, retrace les métamorphoses de ces prescriptions millénaires qui n’ont cessé d’osciller entre injonctions à l’équilibre et soupçons moralisateurs.

A table, rien n’est jamais neutre. Depuis l’Antiquité, manger a toujours été un acte chargé de sens, de symboles, de normes médicales, religieuses ou morales. Avec Une histoire de la diététique. D’Hippocrate au Nutri-Score (1), l’historien Bruno Laurioux, spécialiste du Moyen Age et de l’histoire de l’alimentation, fin connaisseur des savoirs alimentaires, retrace les métamorphoses de ces prescriptions millénaires qui, des traités d’Hippocrate aux QR codes du Nutri-Score, n’ont cessé d’osciller entre injonctions à l’équilibre et soupçons moralisateurs. Bruno Laurioux revient sur l’ambivalence fondatrice de la diététique: celle qui veut à la fois soigner et discipliner, écouter les goûts du mangeur tout en normant ses pratiques. A ses yeux, nos débats contemporains sur la viande, le sucre, le jeûne ou les régimes «sans» ne font que rejouer, sur fond de santé publique et de crise environnementale, les tensions anciennes entre plaisir, contrainte et idéal du «bon régime».  Avec érudition et clarté, il démonte aussi quelques idées reçues: non, les injonctions alimentaires ne sont pas nées avec Instagram, et oui, l’Etat modèle nos appétits depuis bien plus longtemps qu’on ne l’imagine. Et si la science moderne a chassé les «humeurs» et les «tempéraments» de la table, elle peine encore à trouver le juste équilibre entre santé, plaisir, justice sociale et souveraineté individuelle. Une plongée savoureuse dans une histoire aussi vieille que nos estomacs, et aussi politique que nos assiettes.

Vous montrez que, dès l’Antiquité, le discours diététique a constamment oscillé entre fascination et peur à l’égard d’aliments comme le vin, le sucre ou la viande. En quoi ces ambivalences nous renseignent-elles sur notre rapport culturel à l’alimentation?

L’objet de la diététique est de déterminer ce qui, notamment dans l’alimentation, est bon ou mauvais pour la santé du mangeur. L’un des traités attribués à Hippocrate y voit même l’origine de la médecine. Ce gouvernement du corps est rendu par le mot latin regimen, qui a donné notre «régime». Un régime approprié passe aussi par des exercices et l’examen de l’environnement. Il vise autant à guérir les maladies qu’à conserver la santé. Les auteurs de l’Ancienne Diététique, qui va régner jusqu’au XVIIIe siècle, tiennent compte non seulement des effets bénéfiques ou nocifs de tel ou tel aliment sur la santé mais également du goût et du dégoût qu’il suscite chez les gens sains ou les malades.

«Le souci légitime de ne manger que ce qui est absolument sain pour soi peut conduire à un trouble du comportement alimentaire comme l’orthorexie.»

Prenons l’exemple du sucre. Historiquement, il est passé d’un statut d’aliment idéal à celui de danger sanitaire majeur dans les années 1970 aux Etats-Unis. Comment expliquer ces revirements brutaux dans les discours diététiques publics?

Je parlerai plutôt d’un lent retournement. Le sucre fait son apparition dans le champ diététique avec la médecine arabe, héritière de l’Inde comme de la Grèce. Du fait de sa combinaison tempérée entre le chaud et l’humide, il est jugé excellent pour les malades et notamment pour les convalescents: on l’administre donc dans les hôpitaux médiévaux. Mais à la Renaissance, il devient très utilisé dans une cuisine qui apprécie la saveur sucrée-salée. Les médecins commencent alors à souligner les dangers qu’il représente en matière de caries: l’un d’entre eux écrit que «sous sa blancheur, le sucre cache une grande noirceur».

Bruno Laurioux, spécialiste du Moyen Age et de l’histoire de l’alimentation.

A quel moment établit-on le lien entre le sucre et le diabète?

Le lien avec le diabète n’est vraiment fait qu’au XIXe siècle et c’est au XXe siècle que celui-ci devient une véritable maladie de civilisation. Le lien est aussi fait avec les maladies cardio-vasculaires identifiées, dès les années 1950, comme une menace majeure par les compagnies américaines d’assurance mais plutôt attribuées au départ à l’excès de graisse avec, comme responsable, le cholestérol.

On observe actuellement une montée des régimes alimentaires très restrictifs (sans sucre, sans gluten, sans lactose, régimes cétogènes, etc.). A la lumière de l’histoire, de quoi sont-ils le signe?

Les régimes sans gluten ou sans lactose répondent à la volonté de manger sainement et au constat d’intolérances plus ou moins graves. Je ne les mettrais pas sur le même plan que le régime cétogène, qui préconise une forte consommation de lipides et une restriction de la consommation de glucides: il se présente, à l’instar des régimes hyperprotéïnés, comme un moyen de maigrir, en fonction des normes de minceur que l’on a vu s’imposer au XXe siècle, au point parfois de pousser certaines jeunes filles à l’anorexie. A une époque où l’«épidémie» d’obésité a rendu de plus en plus difficile la possibilité d’atteindre cet idéal corporel… Le souci légitime de ne manger que ce qui est absolument sain pour soi-même peut conduire à ce que certains médecins identifient désormais comme l’un des troubles du comportement alimentaire, l’orthorexie.

Depuis la fin du XXe siècle, nous assistons à un phénomène d’«alimentation en crise» face aux maladies chroniques (diabète, maladies cardiovasculaires, etc.). Comment les crises sanitaires influencent-elles la politisation de la diététique ?

La généralisation de maladies chroniques ne peuvent pas laisser l’Etat indifférent. Dès les années 1970, le Sénat préconise aux Américains de diminuer d’un quart leur consommation de graisse, notamment animale, pour faire face aux maladies cardiovasculaires. Plus tard, c’est le développement de l’obésité à l’échelle internationale qui prend le relais: cette préoccupation est au cœur du Programme national nutrition santé français depuis les années 1990. Mais on assiste aussi au retour des crises aiguës qu’on croyait naïvement disparues avec une agro-industrie garantissant une qualité uniforme des produits. L’épidémie de la vache folle a fait voler en éclats ces certitudes, a sapé la confiance du public dans la viande, mais a aussi conduit l’Etat à élaborer de nouveaux cadres réglementaires pour prévenir et limiter les risques. Mais le risque présenté par les OGM, les perturbateurs endrocriniens ou les PFAS, moins facile à imaginer, constitue un nouveau motif d’angoisse.

Aujourd’hui, la consommation de viande est au cœur de vifs débats éthiques, écologiques et sanitaires. Comment les situez-vous dans la longue histoire des discours et interdits alimentaires sur la viande?

A la dimension éthique du refus de la viande, que nous avons déjà évoquée pour l’Antiquité, se sont ajoutées plus récemment des considérations médicales et environnementales. L’Ancienne Diététique a une vision positive de la consommation de la viande, au point que même dans les monastères où elle est pendant longtemps interdite, on la tolère pour les malades. Mais au XIVe siècle, un médecin aussi prestigieux qu’Arnaud de Villeneuve remet en cause ce dogme en affirmant que la non-consommation de viande n’a pas d’effet négatif sur la santé. Ce que réaffirmera, trois siècles plus tard, Philippe Hecquet, doyen de la faculté parisienne de médecine, en faisant l’éloge de la nourriture de carême. L’argument environnemental n’apparaît qu’au XXe siècle et se développe beaucoup au XXIe, à travers la dénonciation des effets de l’élevage intensif. On voit ainsi des flexitariens diminuer radicalement leur consommation de viande sans y renoncer complètement.

S’agissant des flexitariens et végétariens… au XVIIIe siècle, les Lumières réinventent le végétarisme en lui donnant une dimension éthique et philosophique avec Rousseau ou Voltaire. Comment ce débat a-t-il influencé notre perception contemporaine du végétarisme et du véganisme?

Dans l’histoire de ce que j’appellerais «les refus» de la viande, la dimension éthique est importante, elle a même été première. Dès l’Antiquité, où la mise à mort d’animaux est refusée dans le cadre du mouvement philosophique des Pythagoriciens, en l’étendant parfois à tout ce qui est issu des animaux: lait, cuir et laine. Autrement dit ce que nous appelons aujourd’hui le véganisme. La dimension éthique des refus de la viande ressurgit régulièrement à travers le questionnement de la souffrance des animaux, notamment au moment de l’abattage: l’usage de ce terme, au lieu de celui de «tuerie» auparavant, la mise à distance des abattoirs en dehors de la ville caractérisent l’euphémisation de la mort violente pratiquée au cours des XIXe et XXe siècles. La découverte sur Internet par nos contemporains des conditions effroyables qui règnent dans certains établissements d’abattage a été un choc.

Votre ouvrage évoque l’apparition de «l’alimentation rationnelle» après 1945 et la manière dont elle s’est diffusée dans les cantines scolaires. Comment l’Etat a-t-il essayé de modeler les comportements alimentaires, à l’école notamment?

Pas uniquement l’Etat. Au Moyen Age, des manuels ont diffusé les bonnes manières, plus que la diététique, auprès des rares élèves qui fréquentent les écoles dépendant de l’Eglise. Avec la scolarisation massive du XIXe siècle, la question de la cantine devient cruciale. Elle reste encore pendant longtemps «une soupe populaire pour enfants». C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que la cantine scolaire devient un terrain d’expérience et un enjeu nutritionnel et politique de premier ordre. Notamment sous l’impulsion de l’instituteur français Raymond Paumier qui entend mettre en œuvre les principes d’une «alimentation rationnelle» conforme aux standards définis par la nutrition de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Plus récemment c’est à l’école que s’élabore une éducation à l’alimentation, qui passe par la socialisation et les pratiques culinaires.

Les médias, et notamment la presse, ont joué un rôle important dans la diffusion des normes alimentaires au XXe siècle.. Quelle fut précisément leur influence sur nos représentations du corps et de l’alimentation?

Le phénomène débute aux Etats-Unis, pionniers en matière de communication. Dès 1896, le biochimiste Atwater entreprend de démontrer que la chaleur produite par un être humain est la même que celle produite in vitro par une certaine quantité de macronutriments. Pour cela, il met au point un appareillage complexe bien fait pour attirer l’attention de la presse, qui présente son assistant enfermé dans un calorimètre en «prisonnier de la science». Aujourd’hui, la floraison des experts sur les réseaux sociaux a créé une véritable cacophonie diététique pour le mangeur qui est soumis à des injonctions contradictoires.

Aujourd’hui, des influenceurs et des applications numériques pèsent dans la diffusion de nouveaux modèles alimentaires. En quoi ces nouveaux acteurs bouleversent-ils l’autorité traditionnelle des experts médicaux ou nutritionnels?

De manière très pédagogique, les applications comme Yuka mettent à la disposition de tous les consommateurs les informations nutritionnelles souvent complexes présentes sur les emballages des produits alimentaires et collectées sur une base de données ouvertes et partagées. Chacun reste libre de ses choix. A l’opposé, certains influenceurs et influenceuses, parfois sans formation scientifique mais très présents sur les réseaux sociaux, diffusent des prescriptions parfois dangereuses à un public jeune, très sensible aux questions d’idéal corporel, soucieux de se couler dans la masse ou au contraire de se distinguer, quand il n’est pas soumis au matraquage publicitaire des marques de l’agroalimentaire.  Au-delà des applications et publications sur Internet, les livres sur la diététique occupent désormais des rayonnages entiers des librairies générales. ’est l’un des rares secteurs de l’édition qui prospère. J’y vois le signe positif d’une reprise en main par les individus de leur alimentation.

Le Nutri-Score, introduit en 2017, est aujourd’hui au centre de nombreux débats. Que révèle cet outil sur notre relation à l’autorité scientifique, et pourquoi provoque-t-il une telle résistance?

Cela peut surprendre en effet. Elaboré par des scientifiques réputés et validé par des agences de santé officielles, cet outil très pédagogique est facilement accessible à tous les consommateurs, ceux qui précisément ont le plus besoin de changer d’habitudes alimentaires et le plus de mal à le faire faute d’informations simples et claires. Pour une même catégorie d’aliments (par exemple les céréales), il indique ceux qui ont, relativement, une meilleure qualité nutritionnelle. Il s’agit pour le consommateur de les privilégier, sans pour autant se priver des autres, qu’il est invité à moins consommer. Cette échelle, régulièrement révisée, doit aussi inciter les producteurs à améliorer la qualité des produits les moins bien notés. Bref, c’est un cercle vertueux dont chacun devrait se saisir et se réjouir.

La diététique antique et médiévale reliait étroitement alimentation et tempérament personnel. Ce modèle ancien peut-il encore nous inspirer aujourd’hui?

L’Ancienne Diététique, en usage de l’Antiquité au XVIIIe siècle, s’inscrit dans un cadre théorique aujourd’hui disparu: celui des qualités premières, le chaud/froid et le sec/humide, qui par leur combinaison déterminent les éléments (par exemple le ciel, chaud et humide, et la terre, froide et sèche), les aliments (les volatiles provenant du ciel étaient chauds et humides) et enfin les tempéraments liés à la prédominance d’une humeur (comme le sang, chaud et humide ou la mélancolie, froide et sèche). Si un individu sanguin ou mélancolique est en bonne santé, il faut conforter sa nature par une alimentation qui lui soit semblable. S’il est malade, il faut compenser le déséquilibre par une alimentation contraire. Il nous en reste au plus des pratiques, comme l’usage de manger en début de repas le melon, réputé très difficile à digérer. En revanche, l’idée de tenir compte dans le régime de l’environnement et de l’exercice, du mode de vie et des émotions est très actuelle.

Comment expliquez-vous le succès récent du jeûne intermittent ou du «fasting», pratiques redécouvertes aujourd’hui comme innovations diététiques?

Ces pratiques s’inscrivent en effet dans une tradition à la fois diététique et éthique qui privilégie la modération. Pour nombre de penseurs antiques et les élites auxquelles ils appartiennent, elles sont la preuve d’un contrôle de soi. Les termes de jeûne et de fasting renvoient aussi à des traditions religieuses: si le carême médiéval ne reposait pas sur l’interdiction absolue de manger mais celle de manger tel ou tel produit particulièrement recherché et considéré comme délicieux. Aujourd’hui, cet aspect pénitentiel ou purificatoire se combine peut-être avec le goût de la performance que le sport a tellement mis en valeur.

«L’alimentation est fondamentalement une incorporation qui peut susciter autant d’angoisse que de désir.»

A plusieurs reprises dans l’histoire, les femmes enceintes ont fait l’objet d’injonctions alimentaires spécifiques. Comment les représentations sociales liées au genre et à la maternité ont-elles façonné les normes alimentaires féminines?

Les médecins qui se sont intéressés dans le passé à l’alimentation des femmes partagent évidemment les représentations mentales de leur temps: réputées de tempérament plus froid que les hommes, elles ne doivent pas boire de vin, l’ivresse féminine étant considérée comme un risque majeur. Les régimes de santé qui fleurissent à partir du XIIIe siècle codifient l’alimentation de la femme enceinte et de la nourrice, l’objectif étant d’assurer une descendance puis de la nourrir. A l’époque moderne, les femmes qui ne mangent plus du tout pendant une longue période retiennent l’attention de médecins qui se demandent si elles ne sont pas des saintes ou des simulatrices. Cet intérêt aboutit à l’émergence progressive de l’anorexie. Conçue d’abord comme un trouble digestif, elle acquiert aux XIXe et XXe siècles une dimension psychologique qui la fait entrer dans les troubles du comportement alimentaire –avec la boulimie.

Qu’avons-nous perdu en abandonnant la diététique «personnalisée», très présente dans l’ancienne tradition?

C’est en effet la science nutritionnelle triomphante, collective et quantitative, telle qu’elle s’est construite à partir du XIXe siècle, qui a marginalisé dans le champ académique une approche individuelle et qualitative. Les médecins antiques et médiévaux qui s’intéressent à la diététique sont les plus grands de leur époque: Hippocrate et Galien, Avicenne et Arnaud de Villeneuve. Progressivement, la diététique personnalisée devient l’affaire de francs-tireurs rassemblant des disciples qui souhaitent par exemple pratiquer une alimentation plus naturelle et moins industrielle. Mais les mangeurs n’ont jamais cessé de s’interroger sur ce qu’ils avalent: dès le XVIe siècle, le médecin Laurent Joubert se plaignait de ce qu’à table ses convives lui demandent sans cesse ce qu’ils devaient manger, en se gardant bien de suivre ses recommandations. L’alimentation est fondamentalement une incorporation qui peut susciter autant d’angoisse que de désir.

Face au vieillissement accéléré de la population, plusieurs observateurs s’inquiètent de la dénutrition des personnes âgées. Comment les politiques alimentaires peuvent-elles mieux concilier santé, plaisir et dignité pour ce public fragile?

Incontestablement, le vieillissement accéléré de la population constitue, avec le réchauffement climatique et l’explosion des maladies chroniques non transmissibles, l’horizon futur de la diététique et de la nutrition. Le constat d’une forte dénutrition chez les personnes les plus âgées amène certains spécialistes à tempérer les consignes de diminution de la consommation carnée pour cette catégorie. Il faut ajouter que, dans les maisons de repos et de soins, la fréquente présentation des aliments sous forme de purée mixant toutes sortes d’aliments ne facilite pas l’appétence de personnes appartenant à des générations où l’on partageait des plats structurés. Premier plaisir qu’éprouve l’être humain, la nourriture doit pouvoir continuer à être appréciée jusqu’au bout. Dans toutes ses dimensions.

(1) Une histoire de la diététique. D’Hippocrate au Nutri-Score, par Bruno Laurioux, CRNS Editions, 689 p.

Bio express
1959
Naissance à Loudun, dans la Vienne (France).
1992
Thèse de doctorat sur les livres de cuisine dans l’Occident latin à la fin du Moyen Age.
2002
Publie Manger au Moyen Age (Hachette).
2008
Directeur de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS.
2013
Codirige L’Alimentation à découvert (CNRS Editions).
2017
Professeur à l’université de Tours, président de l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation.

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