Dans la comédie 40 ans: mode d’emploi, Paul Rudd s’enfermait aux WC, loin des enfants et des responsabilités.
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«Bathroom camping»: pourquoi certains fuient aux toilettes pour respirer

Derrière la porte verrouillée des toilettes, un smartphone à la main, des millions de personnes trouvent leur seul vrai moment de calme de la journée. Popularisé par TikTok mais bien plus ancien, le «bathroom camping» serait le symptôme d’un manque d’espaces de respiration dans le quotidien contemporain.

Quand tout s’emballe au bureau, quand la tension ou l’atmosphère entre collègues est tendue, Adrien, chef de projet dans une PME de transport, a trouvé son refuge: les toilettes. Il raconte s’y enfermer quelques minutes, dos contre le carrelage, portable en mode avion. «Personne ne me réclame, personne ne frappe, ou presque … C’est le seul endroit où je peux débrancher sans me justifier.» Pas pour «sécher» le travail, insiste-t-il, mais pour tenir: couper le bruit de l’open space, les notifications et les microurgences, et repartir plus serein.

Ce geste discret porte désormais un nom: le «bathroom camping». Littéralement, «camper aux toilettes». Le terme a prospéré sur les réseaux sociaux, TikTok en particulier, où l’on voit des jeunes, mais pas seulement, s’enfermer aux toilettes pour souffler: scroller au calme, écouter un podcast, respirer, parfois ne rien faire. La vidéo de l’influenceur @Hendo, 300.000 abonnés, qui dit s’isoler «juste pour penser, seul, en silence», a été vue plus de 100.000 fois. Il parle de «détox mentale». Une autre vidéo compile ces rituels de reset, de remise à zéro: «Chaque fois que tout devient trop stimulant… je vais aux toilettes me rafraîchir un peu.»

Si le succès du hashtag intrigue, l’habitude, elle, est ancienne: nombreux sont ceux qui prolongent une «pause pipi» pour récupérer un peu de soi. Dans la comédie 40 ans mode d’emploi (2012), le personnage de Paul Rudd prenait déjà des pauses de 30 minutes dans la salle de bains pour souffler loin de ses enfants et des responsabilités. Aujourd’hui, les parents s’y reconnaissent également. Des enquêtes menées ces dernières années illustrent ce rôle de refuge intime. Aux Etats-Unis, un sondage OnePoll réalisé en 2023 pour la chaîne Family Dollar révélait que 40% des parents se cachaient aux toilettes pour souffler, et qu’un tiers feignait même de dormir pour grappiller quelques instants de répit. Au Royaume-Uni, une étude similaire effectuée en 2018 pour le détaillant Pebble Grey montrait qu’un père sur quatre jugeait ces retraites indispensables pour encaisser le quotidien, et que près d’un sur cinq considérait la salle de bains comme un «lieu sûr». Dans des foyers où l’espace se partage au centimètre près, le verrou des WC se mue ainsi en frontière symbolique: cinq minutes de silence dans une journée saturée.

Une excuse incontestable

Le «bathroom camping» ne se pratique pas qu’à domicile. A l’école, certains élèves s’y posent pour échapper à la rumeur du couloir, aux sollicitations permanentes, à la surstimulation de la cour. Au bureau, le cabinet tient lieu de petite chambre sourde: on s’y recentre avant une présentation, on y laisse redescendre le rythme cardiaque après un échange tendu. La microarchitecture de la salle d’eau coche, en fait, plusieurs cases de l’apaisement: espace restreint (sensation de le maîtriser, donc espace rassurant), lumière douce, bruit feutré, verrou qui offre un contrôle immédiat sur son environnement. Et surtout, une «excuse» socialement incontestable: personne n’interroge une pause «au petit coin».

Pour autant, il ne s’agit pas d’ériger les WC en nouvelle pièce à vivre. Les spécialistes de la santé mentale y voient d’abord un indicateur ou un symptôme. A petite dose, s’isoler ainsi relève d’un bon sens hygiénique: créer une bulle de décompression dans un monde sans sas. Nombre de témoignages lient cette habitude à des histoires plus anciennes: enfant, la salle de bains était le seul espace verrouillable de la maison. Aujourd’hui adulte, on rejoue ce réflexe d’autoprotection.

«Si votre seul sanctuaire dans la maison est la salle de bains, c’est que votre domicile vous fait défaut.»

Reste que le «bathroom camping» dit quelque chose des lieux qu’on habite. Si tant de gens fuient vers la porte la plus proche pour «reprendre leur souffle», c’est peut-être que nos environnements manquent cruellement d’endroits où il est légitime de ne rien faire. Open spaces sans retrait, écoles sans zone de calme, appartements trop pleins: les interstices disparaissent des espaces communs. La salle de bains récupère alors un rôle pour lequel elle n’était pas pensée: chambre d’écho du besoin d’intimité.

Le portrait d’Adrien, comme celui d’innombrables contemporains, n’a rien d’anecdotique: il cristallise une pratique diffuse, rarement dite. Derrière l’humour des vidéos, un message limpide: chacun a besoin d’un sas, même minuscule, pour rester présent au monde.

A première vue, le «bathroom camping» a tout du geste anodin. Dix minutes pour scroller sur TikTok, se masser les tempes, respirer un peu, rien qui semble appeler une analyse. Pourtant, derrière cette porte verrouillée, il y a souvent un mécanisme bien précis: celui de la micropause devenue indispensable pour tenir la journée.

Pour Salomé, 28 ans, éducatrice spécialisée dans la région parisienne, c’est un rituel assumé. «Je gère un groupe de jeunes avec des besoins très différents. Parfois, tout sature: le bruit, les sollicitations, les tensions. Alors je file aux toilettes. Pas pour me cacher de mon travail, au contraire, mais pour que le travail ne me submerge pas et que je l’assure, à mon retour des toilettes, plus efficacement.» Elle y reste cinq à dix minutes, parfois plus, assise sur la lunette fermée, les yeux clos ou fixés sur un jeu de lettres sur son téléphone. «Je ressors toujours plus calme. Si je ne le faisais pas, je finirais la journée lessivée.»

Pour les psychologues, cette logique est parfaitement compréhensible. Dans un quotidien saturé de stimulations, le cerveau a besoin de refuges réguliers pour éviter la surcharge sensorielle. Les toilettes, par leur isolement acoustique relatif et l’assurance d’une intimité temporaire, offrent un cadre idéal pour ce repli express.

Souffler ou fuir

Cette bulle de calme a ses bénéfices: prévenir l’irritabilité, reprendre le contrôle de son rythme cardiaque, retrouver un peu de clarté mentale. Des études sur les «micropauses» au travail montrent que même cinq minutes de retrait peuvent améliorer l’humeur et la concentration pendant plusieurs heures. Et pour les profils introvertis ou sujets à l’anxiété, elles sont souvent vitales pour éviter la surchauffe émotionnelle.

Mais la frontière est mince entre souffler et fuir. Utiliser la salle de bains comme safe place permanente peut rapidement devenir une stratégie d’évitement. La psychologue Cynthia Vinney prévient: «Passer de longs moments à ne rien faire sous la douche ou aux WC peut indiquer une dépression latente ou de l’anxiété.» Plusieurs témoignages TikTok évoquent ainsi des origines plus sombres: des personnes qui, enfants, se réfugiaient déjà dans la salle de bains lors de disputes parentales ou de violences domestiques. Le verrou comme barrière physique contre un environnement perçu comme menaçant.

Dans le monde professionnel aussi, l’abus interroge. Certains employés admettent «camper» aux toilettes jusqu’à onze fois par jour pour échapper à un open space oppressant ou à des supérieurs intrusifs. Un soulagement temporaire, mais qui ne résout pas les causes structurelles du malaise: surcharge de travail, manque d’espaces de repos, management toxique.

Pour la psychologue Bev Walpole, «les salles de bains ont tendance à être plus calmes, moins fréquentées et physiquement closes, ce qui peut créer un sentiment de sécurité et de protection.» Autrefois, ces respirations existaient ailleurs, bancs de parc, cafés tranquilles… mais les modes de vie actuels les ont peu à peu réduites.

40% des parents se cacheraient aux toilettes pour souffler.

Dans les écoles, la tendance se vérifie. Des enseignants racontent voir régulièrement des adolescents prolonger leur «passage aux toilettes» bien au-delà du strict nécessaire. Parfois pour échapper à un contrôle, souvent juste pour souffler entre deux cours surchargés. Comme le souligne Salima Meherali, docteur à l’université de l’Alberta, au Canada, spécialiste de la santé mentale des enfants et des adolescents, les espaces sûrs, qu’ils soient scolaires, communautaires ou en ligne, contribuent à alléger l’anxiété, à améliorer la concentration, et à soutenir la santé mentale des jeunes. Ce qui inquiète nombre d’observateurs, c’est que lorsque ces bulles de respiration n’existent pas ailleurs, la salle de bains devient la solution par défaut… et parfois la seule. «Si votre seul sanctuaire dans la maison est la salle de bains, c’est que votre domicile vous fait défaut», poursuit la psychologue Bev Walpole, qui milite pour la création de microheavens (petits coins de paradis), coins lecture cosy, fauteuils isolés, zones où un simple «ne pas déranger» est respecté.

Au travail, certains employeurs commencent à comprendre le message. Des entreprises testent des pièces silencieuses ou des cabines insonorisées en libre accès, inspirées des bibliothèques, pour éviter que les employés n’aient à se réfugier dans les toilettes. Dans les écoles, quelques établissements pilotes installent des pièces de décompression, des petites salles neutres et sécurisées où les élèves peuvent se recentrer sans se cacher.

En somme, le «bathroom camping», dans sa version la plus légère, est un signe des temps: celui d’une société où il faut parfois se réfugier aux toilettes pour retrouver le contrôle de son rythme. Il peut aussi être vu comme une invitation à revoir espaces et habitudes, pour que ce besoin d’isolement ne soit plus cantonné à quelques mètres carrés de carrelage froid.

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