Parents: entre 6 et 12 ans, l’enfant traverse une révolution intérieure aussi discrète que déterminante. Irritabilité, doutes, amitiés intenses, forte sociabilité: c’est la «puberté des dents de lait». © BELPRESS

«Au secours, j’ai une ado… de 9 ans à la maison!»: les mystères (enfin étudiés) de la «puberté des dents de lait»

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Entre 6 et 12 ans, l’enfant traverse une révolution intérieure aussi discrète que déterminante. Irritabilité, doutes, amitiés intenses, forte sociabilité: c’est la «puberté des dents de lait».

«Au secours, j’ai une ado… de 9 ans à la maison!» se plaint, sur un blog parental, une mère, rejointe par un cortège de parents confiant les mêmes contrariétés: la mauvaise humeur, les soupirs agacés, le dialogue qui vire parfois à la justification, les colères, l’opposition de leurs enfants. «Qu’est-il arrivé à ma joyeuse fillette?» s’interroge ladite mère. Du haut de ses 134 centimètres, la gamine a des velléités d’indépendance. Depuis quelques mois, elle réclame de plus en plus de liberté à ses parents. Elle est autorisée à partir le matin avec des camarades de classe, mais ses parents la jugent trop jeune pour rentrer seule et les attendre le soir. Faut-il voir derrière la soif d’autonomie de l’enfant les prémices de l’adolescence?

Depuis Freud, il était entendu que s’ouvrait vers l’âge 7 ans et jusqu’à la puberté une phase de développement particulièrement calme pour l’enfant (et ses parents), une sorte de parenthèse enchantée, où les conflits œdipiens s’estompent pour laisser la place à une grande disponibilité psychique, propice notamment aux apprentissages scolaires.

Or, le concept paraît aujourd’hui périmé et cette période, qualifiée par la psychanalyse de «latence» comme si elle était secondaire, est loin d’être paisible. Dans les pays germaniques, les psychologues la surnomment la «puberté des dents de lait», qui se manifeste par des sautes d’humeur, de l’agressivité, des accès de tristesse et des comportements rebelles. Un avant-goût de la crise d’adolescence, en quelque sorte.

La puberté des dents de lait n’est évidemment pas due à des transformations hormonales. Elle coïncide avec le début de la «grande enfance», une période de changements majeurs sur les plans cognitif, émotionnel et social. «C’est une étape clé durant laquelle l’enfant construit son identité et où émerge la conscience réflexive. Il acquiert un vocabulaire émotionnel plus riche et une compréhension d’émotions plus complexes», explique Simone Dobbelaar, chercheuse en psychologie du développement et de l’éducation à l’université de Leiden. Ses récents travaux montrent comment les enfants apprennent à gérer leurs émotions, à adopter des comportements sociaux adaptés, et comment les expériences comme le rejet ou l’inclusion scolaire influencent leur cerveau et leur manière d’interagir.

Cet entre-deux, entre l’enfance et l’adolescence, qui s’étend de 6 à 12 ans environ, était peu étudié jusqu’ici. Contrairement à l’attention portée à la toute petite enfance et à l’adolescence, la grande enfance a été largement négligée par la recherche scientifique et les enquêtes. On en parle peu, sinon par le biais de l’institution scolaire. Mais de nouvelles recherches ont permis d’identifier les principales spécificités de cette phase de transformation profonde. Mal connue, notamment des parents, elle se caractérise par un besoin d’exploration. «Ce qui émerge, c’est le plaisir de la découverte, de la liberté, quand on fait ses premiers pas seul dans la rue», note la chercheuse.

Vers 7 ans, l’enfant atteint ce que les psychologues appellent l’âge de raison et donc il… raisonne. Il cherche les contradictions, les failles, il joue un parent contre l’autre, argumente. Autrement dit, il teste la permanence des règles, leur solidité et leur validité. L’heure n’est plus aux explications. Il sait très bien qu’il doit se coucher tôt pour être en forme le lendemain, ou ne pas manger trop de bonbons pour éviter les caries.

Son cerveau, une Ferrari flambant neuve

La grande enfance, ce sont les grands travaux. Le cerveau, surtout, est en chantier. Durant cette période, le petit d’homme acquiert une faculté fondamentale: une «théorie de l’esprit» plus sophistiquée, c’est-à-dire la capacité à comprendre qu’autrui a des états mentaux différents de soi (désirs, croyances, intentions, tristesse, etc.). Celle-ci se forge grâce à la maturation du cortex préfrontal, zone impliquée dans la pensée plus abstraite et qui joue un rôle crucial dans les fonctions exécutives, la planification, la prise de décision, la régulation des émotions et le comportement social. Dans la cour d’école, maîtriser ce raisonnement se révèle important pour l’écolier. Il permet de savoir qui connaît un secret, de faire tourner la machine à ragots ou de savoir repérer le bluff…

Durant cette période, le cerveau active aussi un processus de mort cellulaire et de disparition des synapses. On parle d’élagage neuronal. Après avoir créé une abondance de connexions neuronales (synapses) pendant la petite enfance, le cerveau commence à en éliminer certaines, les moins utilisées et les moins efficaces, pour optimiser son fonctionnement et se spécialiser. L’enfant consacre du temps et de l’importance à engranger des connaissances. Il fait des progrès fulgurants dans le domaine de la pensée, des capacités d’apprentissage et du développement socio-émotionnel. Son cerveau ressemble à une Ferrari flambant neuve, contrôles effectués, réservoir plein, que personne n’a jamais conduite sur route.

L’enfant n’est pas seulement un curieux avide, il est aussi un petit scientifique. Il veut comprendre, il exige des preuves. Mais cela ne l’empêche pas de garder un pied dans une autre dimension. Il se fabrique des constructions imaginaires à la mesure du monde qu’il découvre. Il navigue en permanence entre une curiosité très rationnelle et des aspirations au bizarre. Il colle bout à bout la réalité et ses projections. «J’ai vu plein de licornes», dit très sérieusement une petite fille de 8 ans.

Son cerveau ressemble à une Ferrari flambant neuve, contrôles effectués, réservoir plein, que personne n’a jamais conduite sur route.

L’enfant est également métaphysicien. «C’est l’époque des toutes premières discussions philosophiques avec les copains, parce qu’apparaît progressivement la conscience réflexive», déclare Simone Dobbelaar. Il peut raconter une expérience personnelle, moduler sa réaction, anticiper les conséquences de ses actes, analyser ses intentions et interpréter celles des autres. Il est en mesure d’éprouver plusieurs émotions à la fois –tristesse mêlée à la joie, peur mêlée à l’excitation– et de les nommer. Il commence aussi à mener une réflexion éthique: il juge ses actions à l’aune des normes sociales ou morales. Bref, c’est un être plutôt conformiste et raisonnable. Tout ça lui permet, désormais, des interactions sociales plus riches.

L’amitié, une affaire sérieuse

L’un des marqueurs de la grande enfance, généralement entre 9 et 11 ans, est l’apparition d’amitiés. C’est le début d’une existence extra-familiale et sociale. C’est l’âge des clans, des codes, parfois des exclusions. «Les amitiés réciproques commencent à se développer lorsqu’ils commencent à comprendre les dynamiques de don et de retour», poursuit Simone Dobbelaar. L’amitié ne se fonde plus uniquement sur les activités partagées. Elle devient une affaire sérieuse, un lien affectif fort, fondé sur la confiance mutuelle, l’empathie, la loyauté. «Cette période est essentielle car c’est à ce moment-là que les enfants commencent à intégrer les règles implicites de réciprocité et de soutien qui sous-tendent les relations d’amitié durables à l’adolescence et à l’âge adulte.»

De nouvelles manières de penser, de nouvelles émotions, et donc de nouveaux liens, ce qui n’est pas sans provoquer tout un remue-ménage intérieur. D’autant qu’à ces âges, l’enfant développe également une plus grande conscience de soi. Il devient capable de se regarder à travers les yeux des autres. Il s’évalue, se compare, doute, sous-estime parfois son attractivité sociale. Sa régulation émotionnelle peut alors être mise à rude épreuve: il passe rapidement de l’enthousiasme à la tristesse, à la colère ou à l’irritabilité. Sur le blog parental, une mère, d’un grand qui a aujourd’hui 16 ans, se rappelle parfaitement cette époque. «En 6e, il était très sensible et pleurait pour un rien. Il était un peu paumé et cherchait sa place à l’école. Dès la 2e secondaire, tous ces signes ont disparu. Il n’a plus pensé qu’à sa vie amicale et sociale, à ses copains et ses copines.»

Calme pour les parents, cette période est loin d’être sereine pour l’enfant. Qui verrouille énergiquement sa vie privée. «Jusqu’alors, c’était une vraie pipelette. Depuis peu, je dois ramer pour qu’elle se livre», confirme la mère de cette «ado» de 9 ans.

Mais ce «mouvement d’autonomisation des enfants ne peut se faire que sur la base d’un attachement « sécure » avec les parents, précise la chercheuse. C’est lui qui joue un rôle de socle dans la régulation émotionnelle et dans les rapports interpersonnels que mettent en place ces « presque grands ».» Avant d’arriver à cette autonomie, cette «séparation», il faudra au grand enfant passer par une alternance de périodes de collage-décollage avec ses parents. Avec l’adolescence pleinement accomplie, ce lien se fait beaucoup plus lâche, comme l’a expérimenté cette mère. «Un pédiatre m’avait dit un jour: « Vous saurez que votre fils est un adolescent quand vous ne saurez plus où il passe son temps. » Il avait vraiment vu juste!»

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