Pour certains, contempler leur image dans le miroir, celui de la salle de bains, du rétroviseur ou du smartphone, est rassurant, voire plaisant. Pour d’autres, ce geste s’accompagne d’un malaise, voire d’une véritable souffrance.
Dans une société narcissique qui glorifie l’apparence, ne pas accepter son reflet est un lourd fardeau. Comment s’aimer lorsque l’enveloppe charnelle est marquée à vie ou rappelle un mal-être? Clémentine, Marie, Maude, Olivier, Héléna et Julie vivent un rapport compliqué avec leur miroir. Au point de fuir les surfaces réfléchissantes ou de se dissocier lorsqu’ils doivent se regarder. Parce qu’ils portent les stigmates visibles d’un drame, ou que ce qu’ils voient dans la glace les renvoie à leur douleur, réveillant certains démons.
«Je vois mon visage se déformer. Il est littéralement en train de fondre»
«Je vérifie la température de l’eau et je m’asperge le visage. C’est là que j’ai le réflexe de me tourner vers le miroir. Un miroir comme il y en a dans toutes les salles de bains. Je vois mon visage se déformer. Il est littéralement en train de fondre.»
Une minute plus tôt, le mari de Clémentine, à qui elle avait annoncé qu’elle le quittait, la maintient plaquée au sol. Malgré ses supplications, il extrait une petite bouteille de sa poche et dévisse le bouchon. «Avec l’odeur du sang et l’adrénaline, je n’ai pas senti les effluves d’essence. Il a utilisé un briquet ou une allumette, je ne m’en souviens plus, et a mis le feu à mon visage.» Les flammes se propagent à la veste de son agresseur, qui déguerpit dans la cage d’escalier de l’immeuble tandis que leur fils de 4 ans se tient immobile au milieu du salon, pétrifié par la scène atroce à laquelle il vient d’assister.
Le feu dévore les joues de Clémentine, son menton, son front, son crâne, ses oreilles et ses mains. Elle trouve néanmoins la force de se relever. «Je me suis dit « si tu cours, les flammes vont grandir, donc il faut marcher doucement jusqu’à la salle de bains ». Je me demande encore comment je suis parvenue à réfléchir dans un tel moment.»
«Je me suis dit “si tu cours, les flammes vont grandir, donc il faut marcher doucement jusqu’à la salle de bains”. Je me demande encore comment je suis parvenue à réfléchir dans un tel moment.»
«Regardez, ça, c’est ma maman. Elle est juste un peu malade, mais elle est très belle.»Après s’être aspergée d’eau, Clémentine a une prise de conscience: où est son fils? Son mari l’a-t-il tué avec le long couteau qu’il a utilisé pour la taillader avant de l’immobiliser au sol? «J’avais peur pour mon garçon et, en même temps, je savais que si je sortais de la salle de bains, avec mes mains et mon visage brûlés, je n’aurais pas la force d’affronter son père.» Elle sort le téléphone de sa veste et parvient à appeler les secours avec une voix qu’elle ne reconnaît pas elle-même, ses cordes vocales ayant été brûlées au premier degré. «J’ai fini par me dire « tant pis si je meurs, je dois savoir où est mon fils ».» Elle quitte la salle de bains et trouve son enfant sain et sauf. «Il se tenait debout et fixait le feu qui se consumait au milieu de la pièce, comme s’il était en mode off.» Elle parvient à rejoindre le trottoir alors que les secours arrivent. Une fois dans l’ambulance, elle fait plusieurs arrêts cardiaques. Son corps lâche.
A l’hôpital, Clémentine découvre les séquelles de son agression. «Je me suis effondrée. Je suis une personne coquette. Mon visage, c’était mon atout.» Mais lorsque son fils vient lui rendre visite, il prononce des paroles qui lui donneront la force de surmonter sa douleur. «Il était venu avec une de mes amies et ses enfants et a dit: « Regardez, ça, c’est ma maman. Elle est juste un peu malade, mais elle est très belle. Il ne faut pas avoir peur d’elle. » Je me suis dit: « Ecoute, c’est ton nouveau toi, c’est ton nouveau visage. Tu dois apprendre à vivre avec.« »
Aujourd’hui, Clémentine a 38 ans et attend son deuxième enfant. Son ex-mari a été condamné à 18 ans de réclusion. Elle tente de se reconstruire avec l’aide et le soutien de la Fondation des brûlés. Elle a déjà subi de nombreuses opérations esthétiques, mais son souhait est que sa bouche puisse être redessinée pour pouvoir à nouveau ressentir le plaisir de mettre du rouge à lèvres.
«Je veux pouvoir me sentir femme, sexy»
Le droit à la féminitéA 24 ans, Maude avait posé les fondations d’une vie stable. Un métier d’institutrice qui l’épanouissait, un réseau d’amies et un conjoint avec qui elle venait de s’installer. Elle entrevoyait l’avenir avec assurance, jusqu’au jour où le diagnostic est tombé. «Quand j’ai appris que j’avais un cancer du sein, j’ai posé deux questions: « Vais-je mourir? » et « vais-je perdre mes cheveux? ».»
Pour vaincre le cancer, Maude doit subir une mastectomie du sein droit. Une ablation qui, elle le sait, sera très difficile à vivre et la privera d’une part de sa féminité. «Mais c’était la vie ou la mort. La vie avec les cicatrices ou la mort avec mes deux seins.»
Quelques jours après l’opération, elle découvre une rangée de points de suture qui plisse la peau distendue de sa poitrine plate. Pourtant, se remémore-t-elle, «la première chose à laquelle j’ai pensé n’était pas que j’avais un sein en moins mais que le cancer était parti. Pour cette raison, j’ai très vite accepté de me regarder dans le miroir.»
Malgré la fatigue intense, malgré la chute des cheveux, des cils et des sourcils, Maude a toujours tenu à rester belle dans la maladie. A chaque étape de son traitement, elle postait des photos d’elle sur les réseaux sociaux. Parfois même sans bandeau ni perruque mais toujours souriante et maquillée. Elle a aussi participé à un shooting photo pour Think-Pink. «Je voulais garder un certain contrôle sur l’image que je renvoyais aux autres. Je me suis toujours imposée de rester forte dans l’adversité, de ne rien laisser paraître, même si c’était dur.»
«Alors que je suis jeune, que j’ai déjà dû traverser la maladie et la perte de cheveux, je n’ai même plus le droit de me sentir féminine parce qu’on m’a enlevé un sein»
«Je sais qu’à chaque fois que je me regarderai dans le miroir, je penserai à la maladie.»Dix ans après son opération, Maude est devenue maman. Ses cheveux ont repoussé et ont retrouvé leur vigueur. Ses cils et ses sourcils, eux, ne sont plus comme avant. Le vernis ne tient plus sur ses ongles devenus trop fragiles. Des «détails» comparés à la mastectomie mais qui lui rappellent cruellement ce cancer qui lui a volé sa vingtaine. «Je ne sors jamais sans être apprêtée pour ne pas avoir l’apparence d’une malade. Sans cosmétiques, je ne supporte pas mon reflet dans le miroir. Il me donne l’impression d’être toujours en chimiothérapie.»
Lorsqu’elle observe son corps, ce n’est pas tant cette balafre et ce déséquilibre dans sa silhouette qui la met en colère mais les sous-vêtements qu’elle est obligée de porter. «Tous les sous-vêtements adaptés (aux personnes qui ont subi une mastectomie) que je vois dans les magazines semblent avoir été créés pour des personnes âgées. Très peu de marques en fabriquent et, malheureusement, ils ne sont pas conçus pour être portés par des jeunes femmes. Rien n’est mis en place pour que nous puissions mieux nous accepter. Alors que je suis jeune, que j’ai déjà dû traverser la maladie et la perte de cheveux, je n’ai même plus le droit de me sentir féminine parce qu’on m’a enlevé un sein.»
Cette solitude, elle la vit aussi d »Cancer du sein : stop à la triple peine! »ans les cabines d’essayage des boutiques de vêtements. «Il arrive qu’une robe me plaise mais je sais que je ne peux pas la porter.»
Maude, qui a aujourd’hui 34 ans, espère retrouver cette part de féminité après la reconstruction mammaire qu’elle a choisie de faire. «Je veux pouvoir acheter les sous-vêtements qui me plaisent et me sentir femme, sexy. Je sais toutefois que, même après, je garderai une cicatrice. Et qu’à chaque fois que je me regarderai dans le miroir, je penserai à la maladie.»
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«Quand les portes se sont ouvertes, j’ai vu à quoi je ressemblais»
Le choc, puis la résignationC’est un peu par accident que Marie, 88 ans, a découvert son visage meurtri. Alors qu’une infirmière pousse son fauteuil roulant dans l’ascenseur pour l’accompagner dans une autre aile du centre de revalidation, celle-ci oublie que la cage est pourvue d’un grand miroir. «Dans le service où je me trouvais, tout était fait pour que nous ne puissions pas nous voir. Quand les portes se sont ouvertes, j’ai vu à quoi je ressemblais. Toutes les plaies n’étaient pas encore refermées. Sur le moment, ça m’a fait un choc. Ensuite, ce fut la résignation et je n’ai plus cherché à cacher mon visage. J’ai pris le parti que chaque jour devait s’accompagner d’un nouveau progrès, même quand on est une momie sur un lit.»
La vie de Marie a basculé à 52 ans. «Mon véhicule a été percuté et s’est embrasé. J’ai tenté de m’extraire mais la carrosserie était défoncée. Finalement, les flammes se sont éteintes d’elles-mêmes», retrace l’octogénaire. Sa voix est claire, son ton posé.
«J’ai pris le parti que chaque jour devait s’accompagner d’un nouveau progrès.»A son réveil dans sa chambre d’hôpital, elle comprend qu’elle est brûlée aux jambes, aux bras et sur la majeure partie du visage. Mais la plupart des plaies sont recouvertes de pansements stériles. «Je voyais mes doigts et ils ressemblaient à de petits bâtons noirs», se remémore-t-elle en fixant ses mains dont les extrémités ont, depuis, été amputées. Elle passe quatre mois à l’hôpital, puis un mois en revalidation. De multiples opérations lui ont permis de retrouver partiellement l’usage de ses mains. Pour reconstituer son nez, les chirurgiens ont prélevé un morceau de peau sur son front.
Les cicatrices laissées par les brûlures profondes et par les greffes successives restent bien visibles. La chair remodelée est tendue, la texture et la couleur irrégulières. «Au moins, comme ma peau est tirée, on ne me donne pas mon âge», parvient à plaisanter l’octogénaire dont la perruque aux tons châtains lui donne un petit coup de jeune.
Si Marie est parvenue à accepter ce masque qui ne s’enlève pas, elle sait qu’il accroche le regard lorsqu’elle s’aventure dans les lieux fréquentés. «J’ai pris la décision d’aller vers les gens. Lorsqu’ils me regardent avec insistance ou effroi, je leur demande si c’est la première fois qu’ils voient un grand brûlé. Et s’ils souhaitent savoir ce que j’ai vécu. Il m’arrive toutefois de recadrer les personnes qui ne savent pas prendre sur elles quand elles sont en ma présence et qui font preuve de maladresse.»