Souvent sous-estimée, en environnement rationnel, la joie est pourtant essentielle à la motivation et à la coopération. © GETTY

L’intelligence émotionnelle au travail: «Une colère mal gérée peut nuire aux relations; bien reconnue, elle devient un signal utile»

Autrefois mise à l’écart au profit du rationnel, l’émotion fait aujourd’hui son entrée dans les entreprises. Longtemps perçue comme une faiblesse, elle est désormais considérée comme une ressource stratégique. A la croisée de la psychologie, de la performance et du bien-être, l’intelligence émotionnelle s’impose progressivement comme un pilier du management moderne. Rencontre avec ceux qui en font une pratique concrète.

«L’intelligence émotionnelle est la compétence qui permet d’exploiter à fond toutes les autres.» Pour Antoine Pollet, coach et formateur en entreprise, cette affirmation est au cœur de sa pratique. Depuis plusieurs années, il accompagne managers, responsables RH et équipes dans la compréhension et la régulation de leurs émotions. «Il y a encore du chemin à faire dans les entreprises, mais on sent que ça bouge.»
Le monde du travail reste de fait très marqué par une culture rationnelle: indicateurs, procédures, performances. «On a hérité d’un modèle cartésien, où les émotions étaient vues comme des obstacles à la performance», rappelle-t-il. «Mais les émotions sont essentielles. Elles informent, positionnent, motivent. Le vrai problème, ce n’est pas l’émotion en soi, c’est ce qu’on en fait.» Une colère mal gérée peut nuire aux relations; bien reconnue, elle devient un signal utile. «Si je suis en colère, ce n’est pas pour rien. Il y a un besoin insatisfait. Encore faut-il que j’en prenne conscience et que je sache l’exprimer de façon constructive.»

«Le monde du travail reste très marqué par une culture rationnelle.»

Ni excès d’émotion, ni froideur

Faut-il pour autant tout exprimer? Le coach tempère: «Il ne s’agit pas de se mettre à nu dans l’entreprise. Ce n’est pas le lieu pour une séance de thérapie. Mais il faut intégrer l’émotion comme une information valable, au même titre que des données ou des indicateurs.» Il met en garde contre les dérives: surinterprétation, manipulation émotionnelle ou culte du ressenti. «Ce n’est pas parce que quelqu’un est triste que tout doit s’arrêter. L’émotion ne doit pas devenir un levier de pouvoir.» En revanche, les bénéfices de ne pas négliger pour autant les émotions, sont clairs: amélioration du climat, baisse des tensions, décisions plus sereines, meilleure préservation des talents. «Il y a un lien très clair avec le bien-être mental. A l’origine d’un mal-être, d’un burnout, de l’absentéisme, on retrouve souvent des émotions mal comprises ou ignorées.» Et la bonne nouvelle, selon lui: «L’intelligence émotionnelle est une compétence qui s’apprend. On ne part pas tous du même point, mais tout le monde peut progresser.»

Certaines entreprises vont plus loin en intégrant l’intelligence émotionnelle dans leurs outils de pilotage. C’est le cas de Seen Apps, fondée par Adrien Bailly, qui propose une application Web capable de cartographier les ressentis des équipes. «L’intelligence émotionnelle, ce n’est pas être gentil. C’est savoir lire les émotions –les siennes et celles des autres– pour ajuster son action.» L’application repose sur des questionnaires courts, fondés sur des modèles psychologiques validés. Les réponses sont traitées par une IA, qui fournit des recommandations compréhensibles aux managers. «L’IA ne fait pas d’interprétation, elle traduit des résultats en langage clair pour que les managers puissent comprendre et agir.» Par exemple, si une équipe montre des signes de lassitude, l’outil peut suggérer de revoir le format des réunions, d’instaurer un espace d’échange ou de réévaluer des objectifs. Il peut aussi proposer de commencer une réunion par une simple question: «Quelle est votre émotion ici et maintenant?» L’outil permet d’anticiper les risques psychosociaux, d’évaluer l’engagement ou de détecter les tensions naissantes. «Une émotion bien identifiée est un signal d’alerte, pas une faiblesse.»

«Une émotion bien identifiée est un signal d’alerte, pas une faiblesse.»

Intégrer l’intelligence émotionnelle dans la relation client

Dans les métiers de service, la relation client est souvent émotionnellement chargée. Chez The Keys, entreprise immobilière à Bruxelles, Amaury Chopin a fait de l’intelligence émotionnelle un axe stratégique. «Dans notre métier, on gère des problèmes toute la journée. Et nos équipes avaient tendance à tout prendre pour elles.» Pour y remédier, The Keys a lancé une formation à l’intelligence émotionnelle. «Ce n’était pas un séminaire RH classique. On voulait mettre l’accent sur la gestion des émotions, la compréhension de l’autre et le recul.» L’objectif: mieux gérer les tensions, éviter les interprétations erronées et dissocier les conflits professionnels des ressentis personnels. «On voulait que nos équipes restent lucides, qu’elles ne s’identifient pas à chaque frustration exprimée.» La formation a généré de vraies prises de conscience. «Certains ont compris qu’ils réagissaient à chaud. L’intelligence émotionnelle, c’est aussi savoir se décaler.»

«Certains ont compris qu’ils réagissaient à chaud. L’intelligence émotionnelle, c’est aussi savoir se décaler.»

Le secteur immobilier est rarement associé à l’empathie, et pourtant, Amaury Chopin y voit une clé: «Un client énervé n’est pas forcément désagréable. Il peut être inquiet, isolé. Savoir lire cela change tout.» Pour lui, il ne s’agit pas seulement d’être bienveillant, mais aussi stratégique: «Quand je comprends ce que ressent l’autre, je peux adapter ma posture, désamorcer un conflit, mieux répondre.»

Longtemps ignorée, parfois méprisée, l’émotion retrouve aujourd’hui une légitimité dans les sphères professionnelles. © GETTY

Longtemps ignorée, parfois méprisée, l’émotion retrouve aujourd’hui une légitimité dans les sphères professionnelles. Ce que les coachs comme Antoine Pollet, les entrepreneurs comme Adrien Bailly ou les dirigeants comme Amaury Chopin mettent en lumière, c’est une mutation dans la façon de travailler, de diriger et de coopérer. L’intelligence émotionnelle n’est plus un supplément d’âme: elle devient un facteur de performance, de prévention et de cohésion. Reconnaître, nommer et réguler ses émotions permet de mieux décider, mieux communiquer, mieux vivre ensemble.

Dans un monde où les entreprises cherchent à conjuguer efficacité et humanité, l’intelligence émotionnelle ouvre une voie: celle d’un leadership plus connecté, plus lucide, plus durable. Reste à franchir le pas… non pas par mode, mais par conviction.


Les Belgian Cats, un exemple d’intelligence émotionnelle à la fois dans les vestiaires et sur les parquets.
BELGA

Derrière chaque émotion, un signal à entendre

Au cœur de l’intelligence émotionnelle se trouvent quatre grandes émotions primaires, partagées par tous les êtres humains, quelle que soit leur culture: la peur, la colère, la joie et la tristesse. Chacune remplit une fonction biologique et sociale essentielle. Les reconnaître, les accueillir et les utiliser avec discernement constitue l’un des premiers leviers pour développer une intelligence émotionnelle solide.

La peur Elle signale un danger ou une incertitude. Elle active une alerte interne qui pousse à éviter ou à préparer une réponse face à une menace, réelle ou perçue. Si elle est ignorée, elle peut s’intensifier et conduire à la paralysie ou à des comportements d’évitement chroniques. En intelligence émotionnelle, la peur devient un indicateur de zones d’inconfort, à interroger plutôt qu’à fuir: quelle est la menace? Et comment sécuriser la situation sans se couper de l’action.

La colère Souvent mal perçue, elle est pourtant une émotion puissante liée à la défense de ses limites, à la perception d’une injustice ou d’un besoin non respecté. Mal exprimée, elle peut blesser. Mais bien canalisée, elle devient une force de transformation. L’intelligence émotionnelle invite à ne pas refouler la colère, mais à la décoder: que cherche-t-elle à dire? Quel besoin profond est heurté? Elle peut alors nourrir une communication assertive et des décisions courageuses.

La tristesse Elle naît de la perte, du manque, de la désillusion. Trop souvent considérée comme une faiblesse dans le monde du travail, elle est en réalité une émotion réparatrice, un signal de retrait nécessaire pour digérer un événement, faire le deuil, ou simplement ralentir. Accueillie avec bienveillance, elle favorise la réorganisation intérieure et renforce l’empathie. En contexte professionnel, elle peut aussi signaler une démotivation ou un besoin de reconnaissance.

La joie Souvent sous-estimée dans les environnements rationnels, elle est pourtant essentielle à la motivation, à l’engagement et à la coopération. Elle naît d’un moment de réussite, de lien ou de sens. Exprimée, elle soude les équipes, stimule la créativité et nourrit la confiance. Cultiver les micromoments de joie —une réussite partagée, un rire, une satisfaction— est une stratégie émotionnelle puissante pour renforcer le climat de travail.

Ces quatre émotions ne sont ni positives ni négatives: elles sont des messagers. L’intelligence émotionnelle ne cherche pas à les enfuir, mais à les écouter, à leur donner du sens, pour agir avec plus de justesse.

L’intelligence émotionnelle, pilier du sport de haut niveau


Dans le sport de haut niveau, l’intelligence émotionnelle n’est plus une compétence annexe –c’est une nécessité. Athlètes comme entraîneurs s’appuient sur elle pour performer sous pression, créer du lien et incarner un leadership authentique. Un modèle dont les entreprises pourraient largement s’inspirer.
«Tout commence par soi-même», affirme Tara Kuklis, psychologue du sport intervenant auprès d’équipes de premier plan comme les Belgian Cats ou encore les Red Flames. Pour elle, l’intelligence émotionnelle n’est pas une qualité accessoire: c’est le socle de toute fonction de leadership. «Si vous ne comprenez pas vos propres émotions ou vos réactions dans certaines situations, vous partez avec un désavantage.»
L’intelligence émotionnelle s’impose progressivement dans les vestiaires et sur les terrains d’entraînement. Et ce n’est pas un hasard. Les sportifs évoluent dans des environnements à haute intensité, où la conscience de soi et la régulation émotionnelle peuvent faire toute la différence. «Les athlètes ne doivent pas seulement performer, ils doivent comprendre ce qu’ils ressentent, pourquoi ils le ressentent, et comment cela influence leur comportement», explique la psychologue.
Du côté des entraîneurs, les enjeux sont tout aussi cruciaux. «Gérer ses propres émotions et savoir se connecter à ses joueurs, c’est plus important que jamais.»

A l’image des managers d’entreprise, les coaches sont des figures d’autorité et de cohésion, responsables de l’ambiance de groupe et de la dynamique collective. «Comme dans les entreprises, les gens ne quittent pas une équipe, ils quittent souvent un coach.» Un bon entraîneur –tout comme un bon manager– doit savoir lire une situation, ajuster son discours, et garder son calme dans les moments clés. «Imaginez un joueur sous pression. Il va forcément regarder son coach. Et s’il le perçoit lui aussi stressé, cela ne fera qu’augmenter sa propre tension. Il est donc essentiel que les leaders projettent de la clarté émotionnelle et une forme de stabilité.» C’est là que le parallèle avec l’entreprise devient intéressant. Manager une équipe sportive ou piloter une équipe en entreprise relève d’une même logique: savoir inspirer, comprendre, et faire performer l’autre. «Dans les deux cas, l’intelligence émotionnelle crée des leaders –pas seulement des donneurs d’ordres, mais des figures d’influence capables de fédérer

Pour les entreprises qui souhaitent développer une culture de haute performance, le sport de haut niveau envoie un message clair: l’intelligence émotionnelle n’est pas un luxe, c’est un levier d’efficacité. Et dans les meilleurs environnements, elle est déjà devenue un réflexe.

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