Pierre Havaux

Vent du Nord de Pierre Havaux : à Anvers, démission collective des poètes de la Ville sur fond de culture « mal-aimée »

Pierre Havaux Journaliste au Vif

Gros malaise dans le biotope culturel anversois. La cité du bourgmestre Bart De Wever (N-VA) se retrouve orpheline des cinq poètes désignés par la Ville pour enchanter l’espace public. Après une première accusation de censure qui avait déjà poussé une poétesse à rendre son tablier en septembre, le quatuor resté au poste claque à son tour la porte, par refus de fermer les yeux sur la décision de la majorité communale (N-VA – Vooruit – Open VLD) de tailler dans les subsides culturels.

La poésie est en deuil à Anvers. On y pleure la perte brutale de ses porte-voix officiels. Dans une touchante unanimité, ils ont, tous les quatre, rendu leur tablier, une façon de signifier à leur «employeur», la Ville, qu’ils cessaient de jouer dans une pièce qui ne leur plaît plus. Tailler dans les subsides culturels comme viennent de le décider les autorités communales, c’est plus que ne pouvaient supporter Yannick, Lotte, Lies et le duo Proza-K. C’est l’acte de trop, jugé inconciliable avec leur ADN de poète engagé au service de la métropole.

La goutte d’eau fait déborder un vase plus que rempli lorsqu’à l’entame de l’année scolaire, Ruth, alors le cinquième membre du collectif, avait jeté l’éponge. Son morceau d’écriture, Losgeld («Rançon»), n’avait pas franchi le cap de l’échevinat de la culture détenu par la N-VA Nabilla Ait Daoud. Pas question de diffuser dans le paysage urbain, sous le label de la Ville, cette charge, fût-elle poétique, contre le traitement inégal réservé aux enfants dans le système éducatif flamand. Motif: l’envolée tenait plus d’un manifeste politique source de division que d’une ode au vivre-ensemble. Ruth, enseignante au long cours qui avait composé ce texte avec ses élèves de l’enseignement professionnel, avait fort mal pris ce qui passait à ses yeux pour une forme de censure. Nullement déstabilisée, l’échevine, qui porte les couleurs de son bourgmestre, Bart De Wever (N-VA), avait saisi l’occasion pour rappeler le régime de liberté surveillée en vigueur: libre à tout poète de versifier ce qu’il veut mais pas forcément sous le pavillon de la Ville qui garde le dernier mot en la matière.

L’équipe a décidé de ne plus être «le visage d’une Ville qui repousse les artistes à l’esprit critique».

Passablement ébranlé par l’incident, le pool réduit à un quatuor décidait de rester en poste, non sans vouloir s’assurer que la liberté d’expression n’était pas un vain mot dans son «ordre de mission». Le temps passant, la demande de clarification n’ayant rien livré de probant à son estime, l’équipe au complet a décidé de ne plus être davantage «le visage d’une Ville qui repousse les artistes à l’esprit critique».

Affaire classée, «la poésie de la Ville est morte et enterrée», décrète l’échevine par voie de presse. La faute, dit-elle, à «l’establishment qui vomit» cette institution et rendrait ainsi impossible sa survie. Anvers ne soufflera donc pas, en 2023, les vingt bougies d’une pratique, assez courue en Flandre, qui consiste pour un pouvoir communal à désigner un poète dont la production viendra enchanter l’espace public ou l’un ou l’autre événement particulier. La Ville en attend un rayonnement littéraire et culturel, la poésie une belle visibilité. Triste fin de l’opération win-win à Anvers, pionnière en la matière. Chagrinée, Nabilla Ait Daoud se console dans la morale qu’elle préfère tirer de cette démission collective: les vrais artistes se reconnaissent au fait qu’ils «ne se laissent pas entraver par des subsides. Voyez Rubens.» Alors là, c’est la guilde flamande des acteurs professionnels, «consternée», que l’échevine s’est prise de face pour sa façon jugée «éhontée et irrespectueuse» de réduire les artistes à des profiteurs. «La poésie, c’est la monture de l’adjudant», a un jour écrit le dramaturge français Jacques Audiberti.

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