Mélanie Geelkens

Le syndrome de Stockholm typographique ou pourquoi les gens abusent des tirets

Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Le tiret a envahi l’écriture, au détriment, souvent, de la parenthèse. Pourquoi cette obsession pour le (demi-)quadratin?

Où sont passées les parenthèses? Ces petites dodues du langage, ces rondeurs textuelles? Massivement remplacées par des tirets, tout droits et trop austères. Mais si, mais si, il suffit de lire à peu près n’importe quoi, n’importe où (mais en particulier les journaux) pour s’en convaincre. C’est une incursion, c’est une irruption, c’est une ingression, que dis-je, une ingression! C’est une invasion!

Ils agressent partout le regard. Tiens, pas plus tard que ce matin: «Guerre au Soudan: massacre à huis clos et dans l’indifférence –presque– générale.» Sur le coup de midi: «L’attitude à l’égard des caméras –acceptation, rejet, résignation, indifférence… – dépend aussi du contexte.» Ces sournois reviennent bien sûr narguer le lecteur en soirée: «L’enjeu sera de savoir comment dissuader deux adversaires aux positions presque alignées –Russie et Chine– et dotés d’un arsenal nucléaire équivalent.»

Stop! Pitié! Assez! «Ce sentiment est partagé par d’autres», sourit le linguiste Michel Francard, professeur ordinaire émérite à l’UCLouvain. Qui lui-même n’avait jusqu’alors jamais prêté attention à ce déferlement, mais qui en convient, maintenant qu’il a effectué quelques recherches à ce sujet, constatant un certain débat parmi les experts du point-virgule et les savants de l’apostrophe.

A noter qu’il fut un temps apprécié, ce fourbe. «Le tiret, par son allure, a quelque chose d’élégant. […] Il n’a pas, comme sa congénère la parenthèse, le profil bedonnant qui vous arrête au passage», écrivait Jules Denis, en 1952, dans Grammaire typographique (éd. Georges Thone). Mais sans doute cette bribe de barre, cette ligne incomplète était-elle alors inhabituelle, exotique, polissonne. Et non, comme à l’heure actuelle, présente à tous les coins de phrase, que ce soit en version courte (-), demi-quadratin(–) ou carrément quadratin (—) (par-dessus le marché, chacun y va de sa propre variation).

Merci, l’effet de contagion: à force d’en voir partout, le lecteur finit par l’intégrer à son tour dans ses écrits. ChatGPT et les autres intelligences artificielles ne vont rien arranger, toutes incapables qu’elles sont de pondre une réponse sans l’agrémenter de tirets et autres bullet points, comme si l’internaute était devenu trop demeuré pour comprendre un paragraphe de plus de trois lignes (peut-être l’est-il? C’est un autre débat).

Chaque scripteur est-il devenu tellement convaincu de l’importance de ses propos pour ainsi générer tant d’efforts pour mettre en avant ses informations?

Bref, en raison de cette espèce de syndrome de Stockholm typographique, il faut désormais se coltiner du tiret partout, y compris, et surtout, lorsqu’il ne se révèle guère nécessaire. Car oui, il existe des règles, ainsi que d’autres options. Les virgules, d’abord, rappelle Michel Francard. «Il s’agit de la formule la plus neutre. On pourrait se passer du texte qui se situe entre elles», détaille-t-il. Les rondelettes parenthèses, ensuite. «Une autre façon d’isoler une information et de désigner celle-ci comme étant de moindre importance, accessoire, par rapport au contexte.» Et enfin, donc, le fa/umeux tiret, «toujours une manière de signaler qu’un élément n’est pas du même niveau informatif que le reste, mais qui souligne davantage l’information.»

Chaque scripteur est-il devenu tellement convaincu de l’importance de ses propos pour ainsi générer tant d’efforts pour mettre en avant ses informations? Ou peut-être qu’à cette époque où l’on n’a jamais autant écrit, mais si peu lu, tous les moyens sont désormais bons pour tenter de donner de la force à ses propos. Dommage que ce moyen soit –souvent– employé à mauvais escient. Irritant, n’est-il pas?

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