Caroline Lamarche
Le Post-scriptum de Caroline Lamarche: devoir de mémoire (chronique)
Une fois par mois, l’écrivaine belge sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.
Le 7 octobre, le prix Nobel de la paix était décerné à un militant biélorusse et à deux ONG, une ukrainienne et une russe. Dissoute le 28 décembre 2021 par la Cour suprême de la Fédération de Russie, Memorial est la plus éminente ONG russe. Depuis 1989, ses membres exhumaient les archives documentant les violences de l’Etat soviétique et veillaient à la défense des droits humains.
Cette dissolution voulue par Poutine a été le signe d’une révision de l’histoire et du retour au mythe patriotique de la Grande Russie. Poutine historien en chef (1) succédait ainsi à l’armée de l’ombre des historiens désormais réduits au silence. Mais il n’est pas interdit de se plonger dans les ouvrages dont Memorial a permis l’écriture. Ainsi «ce livre réfléchi et majestueux» (selon Emmanuel Carrère, qui en signe la très belle préface) d’Orlando Figes (2), qui doit ses archives à Memorial et trouve sa puissance narrative dans le remarquable traçage, par son auteur, des derniers témoins de l’ère stalinienne, un procédé qui se rapproche de celui de Svetlana Alexievitch dans La Fin de l’homme rouge.
Aidés par des photos et l’arbre généalogique des familles citées – car plusieurs générations parlent par la bouche des derniers témoins – on parcourt ces deux tomes avec passion et compassion et une montagne de questions. Comment tout cela – ces moyens atroces pour une fin fantasmée et totalitaire – a-t-il pu exister et durer à ce point? Avec quelle crédulité ou quelle complicité, quel martyre vécu par les victimes d’une idéologie dévoyée par la corruption de ses thuriféraires? Orlando Figes les nomme Les chuchoteurs, ceux qui ont dû vivre à mots couverts après avoir vu leurs parents et grands-parents atrocement sanctionnés. Un régime qui encourage la délation, des écoles qui mettent à l’honneur le héros Pavlik qui a dénoncé son propre père, des enfants séparés de leurs parents et envoyés en orphelinat sous un nouveau nom afin d’être remodelés en «citoyens soviétiques», le massacre des identités.
A quoi s’ajoute, pour les survivants, l’enfer des appartements communautaires (deux toilettes, une seule cuisine et pas de salle de bains pour 54 personnes dans la maison Khaneïevski qui «n’était pas surpeuplée en comparaison de la majorité des appartements communautaires»). Et puis, des «écrivains prolétariens» qui célèbrent le régime quand d’autres – Boulgakov, Tsvetaeva – sont détruits pour avoir résisté. Sans oublier ces millions de jeunes paysans et ouvriers morts d’épuisement dans le creusement du canal de la mer Blanche, leurs cadavres passés sous les chenilles des bulldozers et enfouis dans les gravas pour satisfaire au plan quinquennal. C’est sans fin. Et ça se lit avec passion et émotion parce que ce livre si parfaitement détaillé sur le plan documentaire est du côté de la littérature sans pourtant y prétendre. Une littérature mémorielle que nous devons à l’acharnement modeste d’un historien nourri aux sources de la défunte et désormais nobélisée ONG Memorial.
(1) Poutine historien en chef, par Nicolas Werth, Gallimard, coll. Tracts (n°40), 2022, 64 p.
(2) Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline, par Orlando Figes, Folio Gallimard, coll. Folio Histoire, 2014, 592 p.
Une fois par mois, l’écrivaine belge sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.
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