La paix peut-elle se construire à partir de l’entérinement du fait accompli par la guerre illicite à la simple condition que cet entérinement ne dise pas son nom?
Dans le roman Mangeclous, Albert Cohen raconte les aventures rocambolesques de camarades juifs qui en mènent certains à Genève. Scipion y est reçu par le comte de Surville, directeur de la section politique de la Société des Nations, et profite de l’occasion pour en apprendre davantage sur cette vénérable institution et sur ses activités pour assurer la paix dans le monde. Le comte lui raconte que lorsqu’il y a une guerre, la Société des Nations constitue un dossier, organise une réunion et remet à la presse un communiqué prudent par lequel on exprime de douloureux regrets. Si la guerre continue, on constitue une commission, et même des sous-commissions, et on va, s’il le faut, jusqu’à prier les belligérants de cesser le carnage. Si la guerre continue tout de même, on envoie une recommandation à cesser les hostilités. Et si la guerre continue toujours, malgré tout? Alors, leur dit le comte de Surville, «nous émettons des vœux par lesquels tout en donnant raison au plus faible nous ne donnons pas tort au plus fort. Et nous demandons aux deux pays en guerre de déclarer solennellement qu’ils ne se font pas la guerre mais qu’ils procèdent à des opérations d’ordre pour règlement de conflit. C’est plus paisible. En général, les opérations militaires finissent bien par finir. Nous admettons alors que la partie la plus forte procède à telle prise de territoire à condition que le mot d’annexion ne soit pas prononcé».
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A travers ce dialogue, Albert Cohen offre une satire aussi cruelle que savoureuse de la Société des Nations qui paraît totalement incapable de prévenir les guerres, d’y mettre fin lorsqu’elles se déclenchent et d’empêcher le fait accompli que ces guerres imposent sur le terrain. Les institutions internationales comme le langage du droit international auquel elles recourent ne semblent avoir d’autre force que celle des mots. Il faut dire qu’en 1938, lorsque Mangeclous est publié, le monde sort à peine de la crise d’Abyssinie. L’Italie y avait envoyé ses troupes en 1935 et en avait annexé le territoire le 9 mai 1936. Dans un discours célèbre prononcé devant l’Assemblée de la Société des Nations, Hailé Sélassié avait enjoint les 52 nations membres de la Société de lui venir en aide, en leur rappelant qu’elles lui avaient donné l’assurance que «l’agresseur ne triompherait pas, que les ressources du Pacte de la Société des Nations seraient mises en œuvre pour assurer le règne du droit et l’échec de la violence». Hailé Sélassié n’obtint pas gain de cause et la force l’emporta sur le droit, en Ethiopie en 1936, puis en Tchécoslovaquie dans les Sudètes et en Autriche à partir de 1938 dans un mouvement contre lequel Albert Cohen mettait précisément le monde en garde.
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Son savoureux roman reste d’une amère actualité, au moment où les plans de paix à propos du sort des territoires de Crimée et du Donbass comme de celui de la bande de Gaza se négocient selon des rapports de force qui ne manquent pas de laisser leurs traces sur les textes qui se succèdent à ces sujets. Les interrogations que le roman d’Albert Cohen soulève en 1938 demeurent entières aujourd’hui. La paix peut-elle se construire à partir de l’entérinement du fait accompli par la guerre illicite à la simple condition que cet entérinement ne dise pas son nom? A quels renoncements peut-on consentir librement pour faire advenir la paix?
Anne Largewall est professeure de droit international à l’ULB.