Bernard De Commer

Réduction du temps de travail (RTT): quels enjeux démocratiques? (carte blanche)

Réflexions autour de la réduction du temps de travail (RTT) et des enjeux démocratiques qu’elle soulève, selon Bernard De Commer, ancien permanent syndical enseignement.

En 2020, à propos de la semaine des 4 jours, Thierry BODSON pour la FGTB confirme : « … C’est dans notre cahier de charges de la future négociation de l’AIP (Accord Interprofessionnel bisannuel). »

1. La RTT, une vieille histoire actuelle

On pourrait donc, de prime abord, croire que cette RTT est une thématique assez récente. Il n’en est rien.

Tout au long des luttes ouvrières, dès 1830, la RTT est omniprésente dans les revendications.

Quelques repères historiques entre autres :

–             en 1843, la Commission d’Enquête, créée à l’initiative des Parlementaires, propose de limiter la journée de travail à 12h30 et d’interdire le travail des enfants. Remarquons que, à l’époque déjà, le patronat prétend ces mesures impossibles à concrétiser dans la mesure où nos concurrents français et anglais n’y souscrivent pas. Il y a toujours de cela aujourd’hui dans les propos de la FEB. Ces bonnes intentions resteront lettre morte.

–             en 1852, le Congrès d’Hygiène Publique remet cela. En vain.

–             dès cette date, des mouvements sociaux agitent les bassins houillers et sidérurgiques en vue de l’obtention de la journée des 8 heures

–             en 1894, le Parti Ouvrier Belge (P.O.B) se crée et reprend à son compte cette revendication

–             peu à peu, secteur par secteur, le temps de travail va passer à 10 heures ; dès 1901, 50 % des travailleurs seront à ce régime-là

–             le 14 juin 1921, la loi des 8 heures est votée, ainsi que la semaine des 48 heures

–             en 1936, on passe aux 40 heures pour les entreprises insalubres

–             en 1964, aux 45 heures

–             en 1978 aux 40 heures

–             en 1983 aux 38 heures avec des dérogations possibles.

En un siècle donc, la durée du temps de travail hebdomadaires est passée de 84 heures à 38 heures. Et ce n’est sans doute pas finie : d’aucuns, comme la FGTB par exemple, revendiquent la semaine de 32 heures réparties sur 4 jours. 

La RTT est donc bien une vieille affaire et, grosso modo, ses partisans et ses détracteurs utilisent toujours les mêmes arguments.

2. Trois approches possibles de cette RTT 

  • Une approche utopiste

C’est celle du temps disponible pour autre chose, pour une meilleure qualité de vie. C’est une politique du temps « libéré ». Elle a eu la cote en son temps dans les milieux écologistes. La loi des 35 heures de Jospin en France s’inscrit dans cette approche dans la mesure où elle est, entre autres, présentée comme un arbitrage entre revenus et loisirs.

  • Une approche pragmatique

C’est aujourd’hui l’approche majoritairement présente, en tout cas, au niveau du discours, dans la famille socialiste, sociale-chrétienne et, dans une certaine mesure, libérale. Par famille, il convient d’entendre partis et organisations syndicales.

Comme d’ailleurs pour l’approche utopiste, celle-ci relève d’un choix de société qui vise non pas à éradiquer le capitalisme mais à en atténuer les côtés agressifs. La sociale démocratie donc. Dans le cadre de la RTT, cela va se traduire par une volonté, un souci constants de trouver, via la négociation, des formules qui prennent en compte les impératifs du capitalisme : la compétitivité, les coûts salariaux et les charges sociales. Cela donne, par exemple, la fameuse « norme salariale », toutes les formules individuelles de RTT, la flexibilité et tous les sous-statuts qui pullulent comme une simple lecture d’un bilan social d’entreprise suffit à le démontrer. Dans cette approche, les organisations syndicales mettent essentiellement en avant leur rôle régulateur en regard d’une paix sociale attendue par le patronat. C’est une politique du temps « choisi » qui revêt rarement un aspect collectif, linéaire.

  • Une approche émancipatrice

Celle-ci est surtout présente dans la famille écologique et certaines mouvances proches des socialistes et des sociaux-chrétiens. Ici, le capitalisme même est remis en question et son fondement  qu’est la consommation: on se déclare non productivistes. C’est la politique du temps « retrouvé », reconquis sur le système. Il s’agit de s’émanciper des critères liés à la consommation. Dans une telle approche, le travailleur s’orientera, via le temps retrouvé, vers une gestion collective de la cité, de la res publica. Les achats groupés d’énergie, par exemple, quand ils relèvent de comités de quartier, s’inscrivent dans cette approche-là.

Mais s’opposer à la prédominance de la sphère économique sur la sphère sociale, aller à contre-courant du projet sociétal capitaliste, cela suppose des associations, des mouvements capables d’entrer en résistance contre cette hégémonie. L’associatif, sous toutes ces formes, devrait pouvoir jouer un rôle de premier plan dans cette résistance.

Trois approches donc, bien différentes : le temps « libéré », le temps « choisi », le temps « retrouvé ».

3.Trois approches aux enjeux différents 

  • L’enjeu démocratique

Dans les années 70 et jusqu’à nos jours, on assiste à un éclatement progressif des structures du travail : de moins en moins de grosses entreprises privées  et, dans ce cas, celles qui subsistent sont essentiellement des multinationales dont le centre décisionnel est largement délocalisé. Par contre, le nombre de P.M.E et de P.MI est en croissance constante.

 Selon les chiffres du SPF Economie, les petites et moyennes entreprises assujetties à la TVA sont au nombre de 1.049.163 au 31 décembre 2020. Ces dernières affichent une tendance haussière continue sur la période 2010-2020 avec des taux d’accroissement annuels toujours positifs, notamment sur les cinq dernières années où le taux d’accroissement annuel moyen est de +3,8 % depuis 2015….

Quant aux entreprises publiques en Belgique,  de plus en plus, les services publics sont privatisés ou semi-privatisés par l’apport de capitaux privés.

Avant cette situation d’éclatement et de privatisation latente des services publics, les classes laborieuses s’étaient organisées autour d’un concept de contre-pouvoir syndical dans les entreprises privées ou de pouvoir syndical partagé dans le cas d’entreprises publiques, concept favorisé très largement par une forte concentration de main-d’œuvre. Les organisations syndicales qui étaient alors dans un rapport de force suffisant pour réellement peser sur les choix de société le sont de plus en plus difficilement.  Et dans les négociations interprofessionnelles un troisième larron s’est glissé entretemps : le gouvernement fédéral. Dès lors se creuse un fossé de plus en plus profond entre ces organisations représentatives et les partis politiques au pouvoir censés trouver leur légitimité  dans les luttes des classes laborieuses. Les incompatibilités d’humeur, pour ne pas dire plus, entre la FGTB et le PS en sont l’illustration la plus aboutie. A l’éclatement des entreprises en petites entités sans réelle vie syndicale s’ajoutent, le plus souvent, la mondialisation de l’économie (plus de 40% du PIB belge détenus par des multinationales) et deux nouveaux modes d’organisation du travail : l’externalisation (la sous-traitance par des entreprises satellites) et l’emploi de travailleurs « satellites » (intérimaires, faux indépendants,…). Enfin le taux de chômage joue également son rôle de perturbateur : en 2020, il était de 5,3 % en Flandre, 11,4 % en Wallonie et 18,5 % à Bruxelles. Les chômeurs, on le sait, sont difficilement mobilisables dans la mesure où, le plus souvent, en ce qui les concerne, l’organisation syndicale n’est plus un lieu de militance mais de service via la caisse de chômage.

Si la stratégie pragmatique, telle que définie ci-dessus – de partage du chômage – reste la norme, il est à craindre que les forces de contre-pouvoir, comme les organisations syndicales ont la volonté d’être, que celles-ci s’affaiblissent de plus en plus. Ce qui constitue une menace pour la démocratie la pensée unique allant, quant à elle, se renforçant.

Et, en termes d’enjeux démocratiques, il importe de rester attentifs au fait que la récente pandémie liée au COVID a  engendré très souvent le travail à domicile. La dispersion des travailleurs risque bien de poser problème à ces organisations syndicales : ce qui fait ou faisait leur force, c’est précisément la concentration de travailleurs en un même lieu.

  • L’enjeu de l’exclusion

Alors que la revendication des organisations syndicales et de certains partis politiques est, en matière de RTT, celle d’une embauche compensatoire, avec plus ou moins d’acuité selon les familles et les Régions, et que, dans les faits, précisément cela se résume  surtout par un partage du chômage sans remise en cause du capitalisme et de son fondement, la consommation, le phénomène de l’exclusion ne pourra que croître. Et le passage à 32 heures sur 4 jours risque bien, si on y arrive, de se limiter au maintien de l’emploi actuel avec un accroissement de la productivité.

Tant que l’on restera dans une approche majoritairement du temps « choisi », deux catégories de travailleurs risquent encore plus qu’aujourd’hui de faire les frais de l’opération : les femmes et les travailleurs peu qualifiés.

En ce qui concerne les femmes, les chiffres cités ci-après sont éloquents.

Le 16 février 1966, les ouvrières de la FN entraient en grève pour 12 semaines et réclament  « à travail égal salaire égal ».

Aujourd’hui, soit un bon demi-siècle plus tard,  l’Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes rappelle (chiffres 2019) que,  sans correction pour la durée de travail, les femmes gagnaient en moyenne, en 2019, 22,7% de moins que les hommes contre 23,1% l’année précédente. Ecart qui ne  trouve bien souvent  d’ autre justification que la discrimination sur base du sexe.

Cet écart se réduit, certes, et après correction de la durée du travail, s’élève pour 2021,  à environ 9,2

Sarah Schlitz, secrétaire d’Etat à l’égalité des genres, déclare que « même s’il se réduit, à ce rythme – là, l’égalité salariale homme-femme sera atteinte en 2066 seulement »

En ce qui concerne les travailleurs peu qualifiés, le phénomène d’exclusion est bien présent.  L’analyse des chiffres du chômage illustre à souhait ce fait incontournable : moins on est qualifié, moins on a de chance de s’intégrer dans le marché de l’emploi. Et donc, logiquement, plus on a de difficultés à s’intégrer dans un système de consommation. En Belgique, par exemple, selon des chiffres de 2021, le taux de chômeurs chez les travailleurs peu qualifiés s’élève à 14,7% contre 3,6 pour les travailleurs hautement qualifiés.  Et encore avec des écarts importants selon les régions : 27,7 % pour Bruxelles, 8,6% pour la Flandre et 18,7 % pour la Wallonie.

Au plan de la consommation, un cohabitant avec charge de famille ne perçoit que 1238, 38 euros brut par mois.

La RTT, selon un modèle de « temps choisi » n’apportera guère d’emplois à ces exclus dans la mesure où les emplois disponibles sont déjà occupés par des qualifiés.

La problématique (le mythe ?)  des métiers en pénurie savamment soulevé à intervalles réguliers par les patrons, notamment la FEB, et son relai privilégié qu’est le MR, ne relève ni plus, ni moins, d’une stratégie visant à s’attaquer aux salaires, aux conditions de travail, et à mettre les travailleurs en concurrence.

Interviewée par De Morgen, Sophie Wilmès  rapporte que, « En Belgique, nous avons 300 000 chômeurs, 150 000 postes vacants pour les métiers en pénurie. ». Et de tomber à bras raccourcis sur les chômeurs de longue durée pour les contraindre à accepter  une formation dans un des métiers en pénurie.

Mais, bien entendu, pas n’importe quel chômeur, ni dans n’importe quel métier.

Prenons-en deux : infirmier, enseignant. Une pénurie criante s’il en est et depuis de nombreuses années. Deux métiers aussi qui demandent une formation longue. Ces deux professions ne sont évidemment pas visées dans les propos du MR, mais sont visées celles où la formation est nettement moins consistante et dont les travailleurs pourraient être très rapidement taillables et corvéables.

Ou alors, comme en France, on bascule dans des solutions sparadrap, consistant à former 3 000 contractuels en quelques jours. Le ministre de l’Éducation, Pap Ndiaye, estime que les profs contractuels, titulaires d’un BAC+3 au minimum, sont aptes à gérer une classe. « Les enseignants contractuels sont suivis tout au long de l’année, ils ont un tuteur, des formations, de manière à ce que les choses se passent mieux pour la rentrée ».

Un comble ! Espérons juste que cela ne donne pas de mauvaises idées à certains décideurs de chez nous.

La réaction de Paul Magnette, relativement à la pénurie en général,  nous paraît autrement moins dogmatique quand il rappelle que « ces recettes libérales » qui consistent au « travail forcé » et à la « sanction » doivent céder leur place à une amélioration de la qualité de l’emploi et des salaires.

Rappelons enfin que divers incitants surtout financiers à l’embauche ont vu le jour, mais le succès n’est guère probant.

Dans une perspective de temps « choisi », l’exclusion des femmes et des peu qualifiés risque bien de continuer à sévir et la revendication d’une embauche compensatoire rester pour longtemps encore lettre morte.

4. Et pour conclure

Tant que l’on reste dans un système productiviste, la RTT, quelle que soit son approche,  risque bien  finalement de ne déboucher que sur plus d’exclusion d’un marché de la consommation idolâtré.

C’est donc le système lui-même qu’il faut changer en profondeur plutôt que d’en limiter ses méfaits autant que faire se peut.  Mais c’est un discours que l’on n’entend plus guère de nos jours.

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