François De Smet
La fusion des zones de police est le nouveau BHV
Chambre des représentants, 4 février 2025. Le nouveau Premier ministre Bart De Wever lit son exposé de politique générale devant les 150 députés, dont je suis. Impossible pour lui, dans son discours d’une quinzaine de minutes, de couvrir l’ensemble des mesures des 209 pages de son accord de gouvernement; il liste donc les éléments qu’il juge les plus importants. Parmi les mesures sur lesquelles il fait le choix de s’arrêter, ceci: à Bruxelles, les zones de police seront fusionnées. Il prend le temps de citer l’élément, puis de faire applaudir sa majorité –à laquelle se sont joints avec enthousiasme d’autres néerlandophones.
A cet instant les choses me sont devenues évidentes: cette fusion des zones bruxelloises –forcée, contrairement à la Flandre ou à la Wallonie où elle n’est qu’encouragée sur base volontaire– est «le» totem visible des nationalistes flamands dans l’accord Arizona. Même la suppression du Sénat, qui est pourtant aussi un trophée –pensez donc, supprimer un attribut de la Belgique de 1830!– n’a pas cette valeur forte.
L’accord Arizona est un objet ambivalent sur le plan communautaire. Les concessions francophones y sont nombreuses, mais elles apparaissent le plus souvent en filigranes des mesures généralistes, pour qui sait les lire. Loin des spectaculaires transferts de compétences habituels des réformes de l’Etat, les renoncements du MR et des Engagés se traduisent davantage par les concessions visant à affaiblir les Francophones par le biais de mesures socio-économiques qui, a priori non communautaires dans leur libellé, le sont bel et bien dans leur application. Limiter le chômage à deux ans, c’est communautaire, puisque ce seront les pouvoirs locaux wallons et bruxellois et plus particulièrement les CPAS qui en paieront le plus lourd tribut, la compensation financière promise par le Fédéral n’étant pas pleinement garantie. Diminuer Beliris,c’est communautaire. Affaiblir des organismes fédéraux tels qu’Unia, diminuer la recherche scientifique –affaiblir l’Etat fédéral de l’intérieur, de manière générale, c’est communautaire. Et un communautaire inscrit parfaitement dans la ligne nationaliste intelligente et patiente de la N-VA: démanteler lentement, culturellement, cordialement, avec empathie, l’Etat fédéral de l’intérieur, en appelant le processus «rationalisation» pour acheter la bonne conscience ou la naïveté des Francophones qui auront accepté de vendre l’intérêts des leurs pour le pouvoir. Et aider, brique par brique, Bart De Wever à réaliser son souhait avoué jadis: que la Belgique disparaisse «sans qu’on s’en aperçoive».
Reste pourtant que tout ceci n’est pas très spectaculaire ni très visible. Il fallait donc un trophée visible, à porter haut. Va donc pour la fusion forcée des zones de polices bruxelloises. Sans doute les présidents du MR et des Engagés se sont-ils dit que ce serait un moindre mal, au vu du catalogue d’horreurs initialement porté par la N-VA. Sans doute se sont-ils dit qu’ils pourront toujours vendre cela comme une mesure d’efficacité en ces temps de fusillades dans les rues de Bruxelles. Et tant pis si cette lutte contre le narcotrafic ne dépend en réalité pas des polices locales mais d’une police judiciaire désargentée depuis longtemps –on postule que le grand public ne verra pas la différence, et que le «bon sens» fera le reste. Et tant pis si l’écrasante majorité des acteurs concernés sur le terrain considèrent le projet en réalité comme une absurdité.
«Va donc pour la fusion forcée des zones de polices bruxelloises. Sans doute les présidents du MR et des Engagés se sont-ils dit que ce serait un moindre mal, au vu du catalogue d’horreurs initialement porté par la N-VA.»
Car sur le fond, voici une fusion qui était certes demandée par les partis flamands depuis des années, Vlaams Belang en tête, mais qui n’était réclamée par personne à Bruxelles. Et pour cause. Elle est irrationnelle, ne garantit aucunement une plus grande efficacité de lutte contre la criminalité ni une réelle police de proximité – au contraire.
L’argument de la taille, d’abord, n’a aucun sens. Pour une population moins importante (un million d’habitants), le Brabant flamand compte 27 zones de police et, pour une population d’un peu plus de 400.000 habitants, le Brabant wallon en compte 10. Par ailleurs, en Flandre, chaque zone couvre en moyenne 2,6 communes contre en moyenne 3,2 communes en Région de Bruxelles-Capitale.
Ensuite, le ministre de l’Intérieur MR ne peut pas ignorer qu’il pilote une réforme qui subordonne Bruxelles puisque elle seule «doit» fusionner ses zones lorsque c’est une simple latitude en Flandre et en Wallonie –comment justifier une telle différence de traitement? En bon soldat loyal de l’Arizona, ledit ministre doit pourtant exécuter l’accord. Son plan multiplie les acteurs et intensifie la complexité: un chef de corps, un ministre-président, 19 bourgmestres, un «kern» décisionnel, des mécanismes encore flous supposés maintenir des équilibres entre communes… Le ministre doit résoudre un casse-tête consistant à combiner la volonté flamande de fusion avec la nécessité de conserver le pouvoir de gestion d’ordre public des communes. Cette équation apparaît impossible sans augmenter la complexité et donc sans diminuer l’efficacité actuelle de la capacité de terrain. Au risque de détricoter l’un des seuls éléments qui fonctionne dans l’approche sécuritaire à Bruxelles: la capacité de répondre sur le terrain à des enjeux différents.
Six zones qui permettent une police de proximité
Car même s’il est devenu contre-intuitif de le dire, il faut pourtant le rappeler: les problèmes de sécurité à Bruxelles ne sont pas dus à l’existence de six zones de police. Au contraire, ces six zones permettent une police de proximité qui limitent les dégâts du désinvestissement fédéral patent en police judiciaire et en Justice. Hélas, l’époque charrie un langage politique simpliste et populiste, invitant à faire le lien entre problèmes simples et solutions simples, ce qui alimente la petite musique selon laquelle les problèmes sécuritaires de Bruxelles seraient générés par l’existence de six zones. Surfant avec succès sur cette simplification à outrance des enjeux, le MR a dès lors déployé des moyens considérables et du temps pour marteler ce message –ce qui permet opportunément d’éviter qu’on parle de la responsabilité fédérale qui est la sienne depuis 25 ans. Mais cela a un prix en termes de contre-vérités.
Rappelons donc quelques faits:
1. Bruxelles souffre d’abord de grand banditisme et de narcotrafic; ces dossiers sont fédéraux et dépendent de la police judiciaire; tels sont les services à renforcer;
2. la drogue qui est gérée par les bandes qui se tirent dessus à Bruxelles arrive par Anvers: augmenter la sécurité à Bruxelles par le renforcement des polices judiciaires fédérales à Anvers et à Bruxelles, et non dans la déstabilisation des polices locales;
3. Bruxelles souffre aussi de l’échec de la politique d’accueil et d’asile des derniers gouvernements, qui laisse sur le carreau un grand nombre de sans-papiers dans les rues, les gares et les stations de métro, qui sont hélas des proies faciles pour les narcotrafiquants, que ce soit comme consommateurs ou comme dealers;
4. les polices locales existent pour lutter contre la criminalité locale; elles se retrouvent devant des kalachnikovs parce que polices judiciaires ne démantèlent pas suffisamment les réseaux; c’est en donnant les moyens à la PJ qu’on donnera du répit aux polices locales;
5. l’Arizona affirme qu’une fois unies les six zones seront plus efficaces; c’est oublier que les communes bruxelloises sont des mondes différents, et la demande de terrain est d’avoir des dispositifs adaptés aux réalités locales. La criminalité n’est pas la même à Uccle, à WSP ou à Anderlecht; mais elle n’en est pas moins virulente. Dans tel quartier le fléau ce sera les hotspots, dans l’autre les cambriolages ou les vols de vélos. Le bienfait des polices locales réside précisément dans la connaissance de leur terrain.
«L’Arizona affirme qu’une fois unies les six zones seront plus efficaces; c’est oublier que les communes bruxelloises sont des mondes différents.»
La fusion forcée des zones de police va détruire ce savoir-faire local et risque donc d’empirer la situation. La plus-value n’est pas justifiée; le procureur du Roi de Bruxelles, sans entrer formellement dans le débat «pour» ou «contre», a considéré que si c’était pour hypothéquer la capacité policière et générer une machine administrative laborieuse, la fusion raterait sa cible.
Les remèdes réels à l’insécurité des Bruxellois sont connus: la révision de la norme KUL qui détermine les effectifs de police locale et qui dessert les grandes villes, dont en premier lieu Bruxelles; le renforcement des polices judiciaires fédérales de Bruxelles et d’Anvers, qui ont la responsabilité de la lutte contre le narcotrafic, en ce compris le trafic d’armes et le blanchiment d’argent –c’est en renforçant les experts et le «bleu derrière les écrans» qu’on évitera aux forces de police locale, dont ce n’est en principe pas le travail, de se retrouver face aux kalachnikovs de gangs qui se disputent un point de deal. Tels sont les chantiers qui devraient concentrer l’énergie du gouvernement.
Sur le plan du principe, cette fusion est donc un totem communautaire symbolique, opportunément mis en œuvre dans un contexte sécuritaire réel, mais qui n’est pas dû à l’organisation des zones. Un nouveau BHV, dont les motivations de fond ne tiennent pas la route, mais qui représente désormais un symbole irrationnel. Il suffit de mesurer, au Parlement fédéral, l’ultra sensibilité du sujet chez plusieurs partis flamands, qui harcèlent le ministre de l’Intérieur pour qu’il avance rapidement, pour lesquels en réalité la question ne se pose même plus, et qui montent dans les tours en moins de deux minutes envers tout qui questionne les fondements de terrain ou simplement rationnels de cette réforme.
«Un nouveau BHV, dont les motivations de fond ne tiennent pas la route, mais qui représente désormais un symbole irrationnel.»
Une réforme dont deux partis francophones ont hélas accepté de se faire les leviers. La plus grande victoire du nationalisme flamand aura été d’amener un ministre libéral Bruxellois à réaliser pour leur compte une fusion qu’ils réclament depuis des années et que les communes refusent. Cette révolution, encore inimaginable côté francophone il y a quelques années, n’est possible que parce que les Engagés ont intégré depuis leur aggiornamento la N-VA comme chemin vers le pouvoir –on est bien loin des positions de principe d’un Benoît Lutgen par exemple– et que le MR est dirigé par un président qui a décidé de reformater la politique en se posant contre tout consensus, même au détriment des francophones, comme s’il nous avait dit: «Ah il y a un consensus francophone et bien pensant disant qu’on ne doit pas fusionner les zones? Eh bien moi du coup je veux qu’on les fusionne. Voilà.»
Aucun nationaliste flamand n’aurait pu rêver mieux.
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