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Nick Cave : «Vous aurez beau muer, vous resterez toujours le même maudit serpent»

Le Vif

Longtemps, le leader de The Birthday Party et Bad Seeds est resté une énigme. Désormais, Nick Cave se confie plus à la presse et cherche davantage le contact avec son public pendant ses concerts. Le décès de ses fils Arthur et Jethro n’est pas pour rien dans cette mue.  

Ces dernières années, Nick Cave a évité tout contact avec la presse. Jusqu’à ce qu’un ami, Sean O’Hagan, chanteur et journaliste au Guardian, le convainque de lui accorder une interview durant la pandémie. De cet entretien est sorti un livre, un recueil de discussions au titre évocateur – Faith, Hope and Carnage – devenu un best-seller au Royaume-Uni. Jusque-là, l’Australien était considéré comme rigide et antipathique. Désormais, le leader de groupes tels que The Birthday Party et Bad Seeds est perçu comme quelqu’un de chaleureux. Peut-être ce changement fait-il partie de sa mue artistique: aujourd’hui, les représentations de Cave ressemblent davantage à des messes qu’à des concerts de punk rock. Il cherche davantage le contact avec son public pendant les concerts, et est devenu une sorte de conseiller en matière de deuil depuis le décès de son fils de 15 ans, Arthur, en 2015. L’adolescent, sous l’emprise de LSD, avait chuté d’une falaise dans les environs de Brighton. Ce père de quatre garçons soigne son chagrin avec des albums comme Skeleton Tree mais aussi des débats et des documentaires.

Cette année, son fils aîné, Jethro, âgé de 31 ans, a également perdu la vie. Avant sa mort, il avait séjourné en prison et souffrait de schizophrénie. La cause de son décès n’a pas été communiquée. Attablé dans le quartier londonien de Notting Hill, l’artiste commande un toast à l’avocat avec des œufs de caille et du thé vert. Les œufs ne sont pas suffisamment cuits et ne sont ni salés ni poivrés. «Oh, nous y survivrons», commente-t-il.

Au début de votre livre, dans lequel vous faites de nombreuses confessions, vous affirmez que les interviews ne valent pas tripette. Alors, que faisons-nous ici?

J’espère avoir avec vous une réelle discussion. La plupart des interviews sont superficielles. Cela ne m’intéresse pas. Ces derniers temps, j’ai ressenti le besoin d’avoir de vraies conversations, ce qui explique le livre. Je voulais savoir où cela me mènerait si je me mettais à parler. Ce choix me semble correct. Même si ce n’est pas toujours facile. Hier, j’ai donné une conférence au Royal Festival Hall et j’ai laissé le public me poser des questions. Je voulais entamer un dialogue. Mais j’ai trouvé que certaines questions étaient intrusives et indiscrètes. Dans le livre, je parle de choses personnelles, que j’ai encore beaucoup de difficulté à accepter et qui me rendent vulnérable.

Dans le documentaire 20 000 jours sur Terre, Nick Cave, ici avec ses fils Arthur et Earl, déclare avoir appris «à accepter la douleur comme faisant partie de la vie».
Dans le documentaire 20 000 jours sur Terre, Nick Cave, ici avec ses fils Arthur et Earl, déclare avoir appris «à accepter la douleur comme faisant partie de la vie». © GF

Dans ce cas, pourquoi autorisez-vous le public à poser des questions?

Parce que, malgré mes blessures, je sens que je dois le faire. Finalement, cela me fait du bien. Et je pense que cela fait aussi du bien à de nombreuses autres personnes qui ont perdu un enfant.

Dans le livre, vous décrivez, entre autres, comment la perte de votre fils Arthur a changé votre vie.

Sa mort fut déterminante dans mon existence.

Vous parlez d’une expérience traumatisante. Pouvons-nous vous questionner à ce sujet?

Oui, si vous le faites avec respect. Je suis convaincu qu’il est bon de parler de ses traumatismes. C’est la seule façon de les surmonter.

Il est bon de parler de ses traumatismes. C’est la seule façon de les surmonter.

En 2020, vous sembliez avoir fait le deuil d’Arthur au moment où votre mère est décédée. En mai dernier, vous avez perdu un second fils, Jethro. Cette série de tragédies semble sans fin.

Je ne peux malheureusement pas vous dire grand-chose sur Jethro, car je compte respecter les promesses faites à sa mère. Ma mère avait plus de 90 ans lorsqu’elle est décédée, ce fut très triste, car nous étions très proches. Le pire est que nous n’avons pas pu nous rendre en Australie pour ses obsèques à cause des mesures restrictives liées à la pandémie de Covid. Mais tout le monde perd sa mère un jour ou l’autre. Je ne me sens pas particulièrement puni. Même si je dois reconnaître qu’au début, je trouvais que la mort d’Arthur était terriblement injuste. Injuste pour lui.

Où avez-vous trouvé du réconfort?

Après le décès d’Arthur, nous avons reçu beaucoup de courrier. Les gens ne nous écrivaient pas uniquement pour exprimer leur sympathie, ils nous parlaient également de leur propre expérience. Nous nous sommes rapidement rendu compte que nous n’étions pas les seuls à avoir vécu une telle perte, que cela pouvait arriver à tout le monde. Cela peut sembler dur, mais c’est la vie. Mais je n’en étais pas moins totalement désemparé.

Est-il possible de surmonter le chagrin de la perte d’un enfant ou faut-il plutôt apprendre à vivre avec la douleur?

Dans mon projet «The Red Hand Files» (NDLR:un blog qu’il tient depuis 2018), je réponds à des questions de fans et j’apprends à accepter la douleur comme faisant partie de la vie. Je considère ce projet comme un grand privilège et j’en suis reconnaissant.

Qu’auriez-vous fait si votre épouse, Susie Bick, n’avait pas souhaité que vous montriez votre chagrin en public?

Je ne l’aurais pas fait si cela la faisait souffrir. Mais elle m’a totalement soutenu même si, par exemple, elle ne m’accompagne jamais à mes conférences. Elle ne veut pas qu’on voie son chagrin. Je pense que, sur ce plan, les mères sont différentes des pères. Les mères qui ont perdu un enfant vivent un autre cycle infernal. Ces sentiments d’échec et de honte font très mal et sont incroyablement complexes. Les pères réussissent souvent à mieux s’en sortir que les mères, car ils abordent le problème d’une façon différente. Je pense que la manière dont j’ai géré les choses après la mort d’Arthur a également été positive pour Susie. Cela lui a donné un sentiment de protection et de sécurité.

J’aime l’énergie qui naît du doute. Je préfère me trouver dans une situation où je peux me tromper sans être jugé.

Dans le livre, vous dites que vous vous sentez coupable parce qu’Arthur n’a pas eu une enfance aussi belle que la vôtre.

Mes enfants ont eu une vie très différente de la mienne. Nous n’ avions pas peur du monde. J’ai grandi à la campagne. Le matin, ma mère nous envoyait jouer dehors et nous revenions le soir pour le dîner. La dernière chose qu’elle aurait voulue aurait été de nous voir tourner toute la journée dans la maison. Cela l’aurait énervée. S’il y a une chose vers laquelle nous devrions revenir, c’est ce type de relation entre parents et enfants.

Les adolescents aiment expérimenter les drogues. Auparavant, dans les interviews, vous vous montriez large d’esprit sur le sujet. Depuis la mort de vos fils, avez-vous changé d’avis, y compris à propos de votre dépendance à l’héroïne?

Je pense que les principaux problèmes sont le résultat du statut illégal des drogues. Et je parle d’expérience. A commencer par les situations dangereuses dans lesquelles je me suis retrouvé lorsque je voulais en acheter. Ensuite, il y a le problème des drogues frelatées, du manque d’hygiène des aiguilles, etc. Tout cela devrait pouvoir être mieux organisé.

Dans votre livre, vous comparez la pandémie à l’époque où vous étiez junkie. Que voulez-vous dire par là?

Je veux dire que la dépendance à l’héroïne est en réalité un phénomène très conservateur. Elle structure vos journées. Chaque jour est identique: vous vous levez, vous cherchez de l’héroïne, vous consommez et, le soir, vous refaites la même chose. En ce sens, la consommation d’héroïne a quelque chose de quasi religieux. L’alcool, la cocaïne et les amphétamines créent du chaos. Je pense que l’héroïne a, en quelque sorte, fait écho à mon tempérament conservateur.

On associe rarement la consommation de drogues au conservatisme.

Plusieurs de mes connaissances ont consommé des drogues exclusivement pour l’anarchie qu’elles engendrent. Elles étaient attirées par la menace d’une catastrophe. Je ne pense pas que cela ait jamais été mon cas. J’essayais plutôt de rester régulier dans ma dépendance, ce qui m’a permis de continuer à travailler.

Vous avez délibérément choisi l’héroïne parce qu’elle correspondait à votre besoin de structure?

Oui, mais si je veux être honnête, je dois dire que les dix premières années de dépendance ont très bien fonctionné, ensuite plus du tout. Je voulais arrêter, mais j’en étais incapable. Ensuite, ma vie est devenue un grand chaos. Ce fut un terrible gâchis et je ne le souhaite à personne.

La mort d’Arthur a probablement provoqué le pire chaos dans votre vie. Où avez-vous trouvé la structure dont vous aviez besoin?

C’est une bonne question. Peut-être dans mon mariage avec Susie?

Croyez-vous en Dieu?

Je crois et je ne crois pas en Dieu. Je suis croyant, je vais à l’église, mais cela ne signifie pas nécessairement que je crois en Dieu ou que je suis chrétien.

Vous préférez éviter de vous engager dans quoi que ce soit?

En effet. Je me sens véritablement contraint par des termes comme chrétien, Dieu, etc. Pour certains, ces mots ont un sens. Pas pour moi.

Parce que vous ne voulez pas vous engager?

C’est plutôt parce que j’ai peur d’être dépendant de quelque chose. C’est peut-être un défaut, mais j’aime l’énergie qui naît du doute. Aujourd’hui, tout le monde semble tout savoir: ce qui est bien, ce qui est mal. Ils considèrent leur opinion comme moralement correcte. Et malheur à ceux qui pensent différemment. Je préfère me trouver dans une situation où je peux me tromper – cela m’arrive souvent – sans être jugé, sans que cela me coûte la vie. N’est-ce pas logique?

Pouvez-vous citer un exemple?

Prenez Israël. Les avis sur ce pays sont partagés. Certains disent qu’Israël pratique l’apartheid, d’autres disent que non. Je n’ai pas un avis tranché sur ce sujet, alors que ce serait très facile de choisir un des deux camps. Je pense que les gens adoptent souvent une position sans avoir réellement réfléchi. C’est pourquoi j’ai toujours eu un problème avec les pétitions qui circulent et qu’on demande de signer, comme l’a fait Brian Eno.

Vous voulez parler des pétitions BDS – Boycott, Désinvestissement et Sanctions – controversées contre Israël?

Les gens, y compris de nombreux musiciens, signent sans véritablement savoir qu’ils prennent parti et je ne pense pas que cela puisse mener à quelque chose. Les gens doivent accepter le fait que certaines questions sont très compliquées.

Les discussions publiées dans votre livre commencent pendant la pandémie. Elles donnent l’impression que vous ne trouviez pas très grave le fait que le monde s’arrête tout à coup. Est-ce réellement ce que vous pensez?

Oui. Je devais partir en tournée à ce moment-là. Les choristes étaient engagés, les costumes loués. Et soudain, tout a été annulé. Les gens autour de moi ont commencé à flipper. J’ai d’abord pensé que moi aussi je péterais un câble ou que je serais horriblement triste. Mais cela n’est pas arrivé. J’étais au contraire soulagé. J’ai pensé: waouh! C’est fantastique! Je peux rester à la maison et faire des choses avec ma femme.

Mais vous pouvez aussi le faire en temps normal, non?

Non, pas moi. Je ne me lève pas le matin en pensant «Je suis Nick Cave». Je me lève et je suis un musicien qui doit faire son travail. Je dois écrire un nouvel album, l’enregistrer et ensuite partir en tournée. Je ne peux pas rester assis toute la journée et regarder Downton Abbey sur Netflix.

Vous aimeriez voir Downton Abbey?

Non, mais vous voyez, cette idée romantique qu’un auteur-compositeur se laisse porter par la vie, va à Paris, voit la Tour Eiffel, prend sa guitare et écrit une chanson sur le sujet? Vous ne pouvez pas vous attendre à arriver à quoi que ce soit de cette manière. Je n’ai pas d’idées en dehors des limites que je me fixe à moi-même. J’arrête mes pensées créatives à cinq heures de l’après-midi.

Une emploi classique 9-17?

Quand je ne suis pas en tournée, oui. Et je ne peux que conseiller à ceux qui souhaitent créer mais ont des difficultés avec le processus de création de donner une structure à leur vie. Les idées arrivent spontanément. Normalement, je commencerai à écrire un nouvel album le 3 janvier prochain. Je me fixe toujours une date. Pour l’instant, je n’ai pas encore la moindre idée pour cet album.

Lors d’une conférence, vous avez déclaré avoir déjà un titre pour ce nouvel album: Nick Cave RIP. Souhaitez-vous enterrer l’ancien Nick Cave?

C’était une blague. Je ne pense pas qu’il y ait un ancien et un nouveau Nick Cave. Des choses arrivent et elles influencent ce que vous faites, comment vous vivez et qui vous êtes. Mais vous aurez beau muer plusieurs fois, vous resterez toujours le même maudit serpent.

Le fait que Nick Cave soit devenu plus doux, plus accessible, dérange de nombreux fans. Qu’en pensez-vous?

Je connais ces personnes. Elles m’ont écrit: «Shit man, qu’est-ce qui s’est passé?» Mais j’en entends aussi de nombreuses autres qui sont positives, par exemple, envers «The Red Hand Files». Certaines personnes manquent de fantaisie et je ne veux pas être leur victime.

Cela ne vous dérange-t-il pas qu’à cause de votre chagrin, vous soyez devenu bien plus qu’une star du rock?

Certainement pas! Je suis en réalité fier d’avoir donné une interview la semaine dernière au populaire Mass Magazine et au Church Times, un journal chrétien conservateur.

Peut-être vous admire-t-on parce que vous dites moins de choses stupides que les autres musiciens?

Il m’arrive aussi de dire des choses stupides!

Mais vous ne faites pas de déclarations racistes ou antisémites.

Je ne dis pas ce genre de choses parce que je ne penche absolument pas dans cette direction. Mais en général, c’est très décevant lorsqu’une personne que vous admirez fait ce genre de déclaration. Surtout si c’est quelqu’un comme Kanye West, dont j’adore la musique. Il a fait un travail fantastique. Ça me frustre qu’il fasse ces remarques stupides, antisémites. Mais si j’écoutais son album Yeezus aujourd’hui, je penserais encore que c’est le meilleur disque de tous les temps. La vie privée des gens ne m’empêche pas d’aimer leur musique.

Vraiment pas?

Je pense que ce que les gens donnent en tant qu’artistes est le meilleur d’eux-mêmes. Cela leur permet de se distancier de leurs pires traits de caractère. Cela me touche beaucoup de voir certaines personnes avoir des vies terriblement difficiles et être capables d’écrire de belles chansons. L’art véhicule quelque chose d’intrinsèquement bon.

Cela vaut-il également pour vous?

Il se pourrait que la musique soit une façon de compenser mes erreurs et de me réconcilier avec le monde. Nous avons tous des défauts et nous en souffrons. L’art peut rétablir l’équilibre. Donc, si vous estimez que la musique d’un artiste comme Kanye West devrait être interdite, vous privez le monde de quelque chose de très précieux.

Malgré tout, cela reste difficile de voir les choses ainsi.

Bien entendu. Ce qu’il dit et fait est décevant et stupide. Mais peut-être existe-t-il une relation diabolique entre ce type de faux-pas et l’art avec un grand A. Je n’ en suis pas certain, mais ce que je peux dire avec certitude, c’est que la musique des gens qui font toujours les choses comme il faut ne m’intéresse pas. Je ne pense pas que l’art appartienne aux personnes vertueuses. Ce serait ennuyeux.

Vous avez récemment ouvert votre première exposition de céramique.

Quand j’étais enfant, je faisais des sculptures en céramique. Cela ressemble à un retour à l’innocence de ma jeunesse.

Enfant, vous faisiez déjà de la poterie?

Oui, lorsque j’avais plus ou moins 16 ans, j’ai suivi un cours de céramique pendant les vacances organisé par mon père. Il était enseignant. Je n’étais pas mauvais. Ma mère a choyé mes créations jusqu’à sa mort (NDRL: il nous montre quelques photos de ses sculptures sur son iPhone. Toutes sont des diables. «Ici, c’est l’avant-dernière photo où le diable saigne à mort. Et voici la photo précédente où il fait sa dernière danse. Et ici, c’est le diable dans tout son désespoir.» Nous les regardons et Cave continue à «swiper», se rapprochant si près de nous que nous pouvons sentir son souffle.).

Bio express

1957 Naissance à Warracknabeal, en Australie.

1973 Fonde le groupe punk The Boys Next Door.

1980 Déménage à Londres puis à Berlin-Ouest. Le groupe est rebaptisé The Birthday Party.

1989 Publie And the Ass saw the Angel. Son deuxième roman, The Death of Bunny Munro, sortira 20 ans plus tard.

1991 Naissance de ses fils Luke et Jethro, de deux mères différentes.

2000 Naissance de ses fils Arthur et Earl.

2015 Décès d’Arthur.

2022 Sortie de Faith, Hope and Carnage et décès de Jethro.

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