Yoko Ono :  »Oui, à chaque instant, je pense à John »

Si John Lennon n’était pas tombé amoureux d’elle, Yoko Ono aurait eu une vie plus simple. Peut-être ne verrait-on en elle que l’égérie de John Cage, de Marcel Duchamp, de Max Ernst et d’Andy Warhol, qui, dans les années 1960, gravitaient autour de son loft new-yorkais, où elle organisait des soirées performances. Mais, en 1966, John entra dans une galerie de Londres où Yoko exposait et leurs esprits se rencontrèrent. Par la suite, Yoko fut surnommée  » Miss Oh No !  » et accusée d’être la sorcière responsable de la séparation des Beatles. C’était méconnaître la subtilité de ses ouvres – peintures, installations, films, musiques – présentées dans le monde entier. Aujourd’hui, Yoko Ono, 73 ans, rayonne d’une éblouissante jeunesse. Entretien exclusif

E Oui. Nous avons emménagé dans cet immeuble – le Dakota – en 1973, deux ans avant la naissance de notre fils, Sean. Depuis la mort de John, en 1980, chaque objet est resté à sa place. Mon mari aimait énormément la peinture, en particulier Magritte et l’art japonais. Il disait que Magritte savait fixer les rêves et que les peintres japonais capturaient l’invisible et l’éphémère. Quand je l’ai rencontré, il m’a invitée dans sa maison, à Kenwood, et m’a montré une calligraphie japonaise. Il était fasciné par sa douceur, sa courbure. Avant de s’intéresser au rock’n’roll, John avait étudié dans une école d’art.

C’est sa curiosité pour l’art qui le poussa à entrer dans l’Indica Gallery, à Londres, le 9 novembre 1966. Il ne connaissait pas encore vos £uvres ?

E Ni mes £uvres ni mon nom. Et, pour moi, John Lennon était un parfait étranger. J’avais entendu parler des Beatles, mais ni leurs chansons ni leurs visages ne m’étaient familiers. J’ai regardé ce jeune homme aux lunettes rondes qui observait silencieusement mon travail. L’air captivé, il s’est approché d’une £uvre conceptuelle intitulée Apple – une pomme posée sur un socle. A ma grande stupéfaction, il l’a prise dans sa main, l’a portée à sa bouche et l’a croquée. Je lui ai jeté un regard glacial. Alors il a posé la pomme en rougissant. Puis il s’est dirigé vers The Ceiling Piece, une installation qui invitait le visiteur à gravir un escabeau pour observer un tableau perché à l’horizontale sur le plafond… En haut, il a lu le mot que j’avais inscrit, en minuscule, à l’encre de Chine :  » Yes.  »

Lennon dira plus tard :  » C’est ce « oui » qui m’a fait rester.  » Que s’est-il passé ensuite ?

E John revint me voir. J’avais réalisé un tableau nommé Painting to a Hammer Nail (Peinture pour enfoncer un clou), à côté duquel étaient accrochés un marteau et une boîte de clous. John me demanda s’il pouvait enfoncer le premier clou. Je lui répondis qu’après ce qu’il avait fait avec la pomme il devrait me donner 5 shillings pour que je le laisse toucher encore une fois à mes £uvres.  » Je vous donnerai cinq pièces imaginaires si vous me laissez planter un clou imaginaire « , rétorqua-t-il. Surprise ! Ce type jouait le même jeu que moi ! Il avait 26 ans et moi, 33. Pour la première fois, quelqu’un arrivait à percer ce verre transparent qui, depuis mon enfance, me séparait des autres.

 » Yoko semblait venir de la planète Mars « , a commenté John. De quelle vraie planète veniez-vous ?

E D’une planète où pour survivre il faut se protégerà Je suis née à Tokyo, le 18 février 1933. Mon père, issu de l’aristocratie japonaise, était un extraordinaire pianiste classique, mais il devint banquier pour obéir à sa famille. Ma mère, petite-fille du fondateur de la banque Yasuda, était peintre, un art qui, selon son éducation, devait passer après son rôle de femme. J’avais donc deux parents frustrés. Mon père avait décidé que je devais devenir pianiste et il m’a envoyée dès l’âge de 4 ans dans une école de musique, Jiyu-Gakuen, pour que j’y apprenne le jeu et la composition. Je crois que mon corps, à ce moment-là, est entré en rébellion. Mon père me demandait de lui présenter mes mains [qui sont petites] et ordonnait à mes pouces de grandir. [elle les montre ; ils sont minuscules.] Quant à ma mère, dès que je me mettais à dessiner, activité que j’adorais, elle me disait :  » Non, pas comme ça ! Pousse-toi, je vais le faire !  » Et puis, il y avait l’oncle sculpteur, la tante championne de badminton, le cousin qui parlait sept langues, une flopée d’intellectuels, de critiques. Je ne voulais rien faire comme eux. Et, comme ils savaient tout faire, la seule façon de m’échapper mentalement, c’était de ne rien faire.

Où vous échappiez-vous ?

E Dans un monde imaginaire que je partageais avec une amie, la fille de notre majordome, à qui je confiais mes idées. Je m’épanouissais aussi dans mon école de musique, Jiyu-Gakuen, mot qui signifie  » Jardin d’apprentissage de la liberté « . Notre maîtresse nous avait donné comme devoir d’écouter le chant des oiseaux et de le transposer en notes musicales. N’était-ce pas incroyable ? Nous étions en 1937, et on demandait à des enfants de se consacrer à un travail dont le compositeur Olivier Messiaen aurait l’idée à la fin des années 1940, avec des compositions comme Le réveil des oiseaux ou Oiseaux exotiques. Je transposais mentalement en notes tous les sons que j’entendais : le tic-tac d’une pendule, le grincement d’une porte, le clapotis de l’eau. Mais jamais je ne rendis mon devoir. Un jour, j’ai apporté à la maîtresse une partition sur laquelle j’avais écrit :  » Ecoutez, à 8 heures du matin, le chant des oiseaux dans le jardin.  » Aucune notation occidentale ne pouvait selon moi restituer cette beauté complexe. Ceci peut paraître prétentieux, mais je crois que j’envisageais déjà ce qui deviendra la musique concrète, composée à partir de bruits réels.

En 1951, après avoir continué votre apprentissage musical – en chantant de l’opéra et des lieder – vous êtes la première femme à être admise dans la prestigieuse université Gakushuin, à Tokyo. Vous y étudiez la philosophie et vous devenez passionnée d’existentialisme. Un an plus tard, vous émigrez aux Etats-Unis avec votre familleà

E Mon père avait fini par m’inscrire à l’école d’art Sarah Lawrence, à New York. Mais, là encore, je me suis sentie emprisonnée dans un monde de notions, plaquée derrière un verre. Un soir, à bout de nerfs, j’écrivis sur une feuille de papier  » Breathe !  » [Respire] et décidai de changer ma vie. Je voulais rencontrer tous ces artistes dont on parlait : Edgard Varèse, John Cage, Morton Feldman. Je quittai tout : école, famille, argent, idées bourgeoises, sécurité. Je louai, pour 50 dollars par mois, un loft au 112 Chamber Street, dans le quartier industriel de Soho. Dans la pièce, il n’y avait qu’un piano à queue, le seul objet que j’avais exigé de mes parents, et un canapé que j’avais construit moi-même avec des écorces d’oranges séchées. Je gagnais ma vie en travaillant comme serveuse ou comme interprète tout en poursuivant mon travail artistique. A cette époque, je développais surtout mes Instruction Paintings, des instructions calligraphiées pour réaliser une £uvre invisible, visuelle ou sonore. L’£uvre reposait uniquement sur la réflexion engendrée par les mots. J’écrivais par exemple :  » Jetez une pierre assez haut dans le ciel pour qu’elle ne retombe pas  » ou  » Ne faites de la musique qu’avec des nuances « . Cela obligeait à voir les choses d’une autre manière.

Par l’imagination ?

E L’imagination peut transformer totalement notre vision du monde et de nous-mêmes. John Cage, que j’ai rencontré en 1952, avec Edgard Varèse, avait la même conception. Cage, qui enseignait le zen lors de ses séminaires de  » composition expérimentale « , était persuadé que la seule façon de ne pas se borner à une seule conception de l’art, de la musique et de la vie était d’accroître notre capacité à imaginer. Une de nos premières discussions porta sur la différence entre le rêve et l’imagination.  » Le rêve, me disait-il, vient à nous. L’imagination est un acte de création.  » Cage aima mon travail au point qu’il me proposa une collaboration. Enfin, quelqu’un me comprenait ! Grâce à lui, je n’avais plus le sentiment d’être folle. Nous nous sommes produits tous les deux en concert : je chantais, en utilisant ma voix comme un instrument et en faisant surgir des onomatopées, des cris, des silences prolongés. Cage m’avait appris que le silence, en musique, était un son. Cette année-là, il créa sa célèbre pièce silencieuse intitulée 4′ 33 » : pendant quatre minutes et trente-trois secondes, ses mains restaient plaquées sur le clavier. L’intérêt était de découvrir la réaction du public. On entendait des soupirs, des pas de gens qui quittaient la salle, des rires nerveux et toutes sortes de bruits que Cage enregistrait.

Quelques années plus tard, votre loft devint le rendez-vous de l’avant-garde new-yorkaise, où des artistes tels que Cage, Duchamp, Rauschenberg, Cunningham et des galeristes comme Peggy Guggenheim participaient à des performances.

E Nous étions tous dans l’expérimentation et dans l’art conceptuel. A cette époque, Duchamp, qui avait créé ses ready-mades depuis longtemps (1913), soutenait que son but était de faire oublier la main de l’artiste. Il fallait combler, comme le disait Adorno, le fossé entre l’art et la vie : un objet commun, comme un miroir de poche, pouvait être élevé au statut d’£uvre d’art. Nous faisions un pas de plus, en unissant toutes les disciplines dans nos performances – musique, peinture, danse – et, surtout, en demandant au public de participer à nos £uvres. J’intitulais Unfinished Works certaines de mes installations de cette période : au visiteur de compléter lui-même l’£uvre. Ce ne fut pas une étape simple, car, jusqu’aux années 1960, la frontière entre artiste et public était franche, et il était inconcevable pour un créateur de laisser un étranger toucher à son £uvre. Mais, venant du monde de la musique – où la partition d’un compositeur est inévitablement modifiée par l’interprète – j’acceptais plus facilement cette idée. Ainsi, Duchamp a marché sur mes Paintings to Be Stepped on, des tableaux que j’avais posés sur le sol, au centre de mon loft. Ce fut une période très intense. Je suis partie avec Cage pour une tournée de concerts au Japon, en compagnie de Peggy Guggenheim. [Cette dernière raconte le voyage dans son autobiographie, Confessions of an Art Addict.] Il y avait entre nous tous une vraie osmose. Mais ceci ne dura pas longtemps pour moi. Le galeriste George Maciunas, un habitué de nos soirées, dit un jour qu’il fallait que l’on trouve un nom pour notre mouvement… J’ai imaginé la suite : l’institutionnalisation et des règles invisibles qui auraient régi l’avant-garde. On revenait au conservatoire. Alors j’ai quitté mon loft. Désormais, mon atelier ne serait plus que dans ma tête. [le mouvement fut baptisé Fluxus.]

Avec votre performance Cut Piece, présentée en 1965 au Carnegie Hall, vous allez encore plus loin : votre corps devient l' » £uvre d’art  » – ce que beaucoup d’artistes feront plus tard. Assise sur la scène, vous invitez les spectateurs à vous rejoindre et à découper des morceaux de vos vêtements. Ce qu’ils font, jusqu’à vous dénuder presque entièrement.

E Vous savez, j’étais au Japon, en 1945, lorsque les B 29 lâchèrent leur tapis de bombes sur Tokyo, tuant plus de 80 000 civils. Je n’ai jamais oublié. Je voulais envoyer un message de paix dans le monde à travers l’art, donner quelque chose de moi, plus fort qu’une phrase ou qu’un objet. J’ai offert mon corps, ma vulnérabilité. C’était un geste extrême, une prise de risque réelle – je n’avais pas de gardes du corps à mes côtés – mais je crois que, pour convaincre les gens que l’amour, le don de soi et la confiance en l’autre peuvent être plus puissants que la violence, il faut le montrer par un acte aussi choquant que la violence elle-même. C’est un peu le même concept que nous avons utilisé avec John en 1969, lorsque nous avons invité la presse à notre lit [le fameux Bed-In For Peace]. Mais, dans ce cas, nous invoquions la fin de la guerre du Vietnam. John et moi avions été harcelés par les paparazzis et violés dans notre intimité pendant des années, et il était évident que nous aurions été suivis pendant notre voyage de noces.  » Pourquoi ne pas utiliser la force des médias pour véhiculer notre message ?  » m’a dit John. C’était un concept très zen ! [elle rit.] Evidemment, comme on renversait les règles, les critiques furent acerbes. Mais nous y étions habitués.

E La première version d’Imagine a été créée en 1971, dans notre maison du Berkshire, où nous avons résidé pendant une période. Le reste a été composé à bord d’un avion. Cette chanson a été le fruit d’une entente totale entre John et moi. Mais, plus que tout, elle a représenté la cristallisation de notre rêve, celui d’un monde plus évolué. [Elle chante :  » Nothing to kill or die for, no religion too. « ] Au mot révolution John et moi préférions celui d’évolution. Imagine n’a rien de naïf ; c’est une chanson réaliste, comme l’a été l’attitude de Gandhi. Quant à  » son  » ou à  » ses  » auteurs… En 1964, j’écrivais dans Grapefruit :  » Laissez les gens copier ou recopier vos tableaux. Détruisez les originaux !  » C’était évidemment une métaphore à la Andy Warhol ; je ne détruirais pas un Van Gogh !

John Lennon est-il toujours dans votre vie ?

E En 2000, j’ai célébré les vingt ans de son absence en montrant une photo que j’avais prise des lunettes qu’il portait le jour où il fut assassiné [8 décembre 1980] sur le trottoir, en face de notre maison. Elles étaient tachées de sang. L’image a pu choquer. Mais il est très important que les gens réalisent qu’il ne faut pas gaspiller les vies. Le nombre de personnes qui ont été tuées par une arme à feu aux Etats-Unis depuis la mort de John (676 000) est dix fois supérieur à la totalité des soldats qui ont perdu la vie pendant la guerre du Vietnam (58 148)… Oui, je pense à John à chaque instant. Personne ne pourra jamais prendre sa place. Il n’y a aucune possibilité d’occulter le passé, sauf si l’on devient amnésique ou complètement fou.

Paola Genone

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