Wouter Beke  » Le Petit Chose  » cache bien son jeu

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Pour un homme clé de la sortie de crise, le jeune président du CD&V fait figure de maillon faible de la chaîne des négociateurs qui reprennent le collier. Wouter Beke au pied du mur : sera-t-il à la hauteur des attentes francophones ? La réponse se cache dans les ressorts méconnus de son ascension.

 » Oui, je sais, c’est compliqué…  » Il a le don de flanquer le bourdon, Wouter Beke. Avec sa phrase fétiche qui plombait le moral de la troupe, occupée depuis un an à  » sécher  » sur l’avenir du pays. Maintenant qu’ils vont entrer dans le vif du sujet, ses partenaires de négociations se disent qu’ils n’ont pas fini de rire avec lui. Façon de parler… Car, à ce stade, le nouveau visage du CD&V fait peine à voir. Président par accident d’un parti au tapis, négociateur malgré lui d’une cause qu’il semble juger désespérée : à 36 ans, il y a des manières plus agréables d’entrer dans la cour des grands qu’en portant sa croix sur de frêles épaules. Pourtant, sans lui et son parti, point de salut. Francophones (PS, MR, Ecolo, CDH) et Flamands (Open VLD, SP.A, Groen !) l’attendent comme le messie, le sauveur capable de refouler ce diable de De Wever. Ici et là, Beke a déjà dévoilé dix de ses commandements (1).

 » JE N’AI ENCORE JAMAIS RIEN FAIT DE FOU « 

Sauf d’accepter de s’asseoir sans la N-VA à une table, en compagnie d’irréductibles francophones. Même si c’est du bout des fesses, tout près de la porte de sortie. Les francophones attendent de Beke le vrai grain de folie. Ils signeraient des deux mains, pour s’être trompés sur la piètre impression du départ.  » Dans les moments cruciaux, Beke montrait un mélange de rigidité et de fébrilité. Jusqu’à donner l’impression physique de perdre les pédales « , témoigne l’un d’eux. Peu flatteuses, les appréciations :  » Un air de notaire besogneux, scolaire, tâcheron. Sans envolée, incapable de sortir de ses notes, de quitter les sentiers battus. Continuellement obligé d’aller prendre les ordres.  » Pour l’avoir vu à la tâche en début de crise, un socialiste retient  » un homme effacé, littéralement écrasé à la table entre un Kris Peeters et un Bart De Wever « . Sans que Beke ait démérité comme négociateur royal, certains s’interrogent sur ses talents cachés.

 » JE NE SUIS PAS LE TYPE À DANSER SUR LES TABLES « 

Ses partenaires ne lui en demandent pas tant. Juste de pouvoir briser la glace. Mais Beke est difficile à apprivoiser.  » Au Sénat, je ne le vois jamais bavarder avec des parlementaires francophones « , témoigne un élu PS. Un président de parti confirme :  » Les contacts restent froids, distants.  » Insuffisants pour démentir ce que ses détracteurs en Flandre retiennent du jeune président du CD&V : le côté terne, le regard fuyant, un manque cruel de conversation, l’absence de réponse tranchée. Cet air de  » Monsieur ni-ni « , qui a l’art d’agacer.  » Certains francophones le détestent pour cela « , relève l’un d’entre eux. D’autres digèrent encore moins d’avoir pris le gaillard en  » flagrant délit de mensonge  » : prétendre que ses neuf propositions de loi sur BHV de négociateur royal avaient été avalisées par la N-VA et le PS, quel toupet ! Un élu CD&V plaide pour sa défense :  » Son niveau en français est assez faible, ce qui le retient de développer de véritables contacts avec les francophones, plus prompts à faire copain-copain que les Flamands. Wouter a sa fierté.  » Dans le doute, le camp francophone s’abstient de donner le bon Dieu sans confession à cette réplique d’enfant de ch£ur. D’autant qu’il s’est jusqu’ici abrité derrière la carrure de Bart De Wever. Une vieille fréquentation…

 » JE SUIS UN FLAMAND RATIONNEL, BART DE WEVER EST UN FLAMAND ÉMOTIONNEL « 

La nuance, apportée par Beke, n’est pas de taille à dissiper le malaise de cet Ecolo :  » Il paraît très subjugué par De Wever, sous son emprise politique et intellectuelle.  » Beke s’assume  » flamingant, pas flamand nationaliste « . Confédéraliste, pas séparatiste.  » J’ai de plus en plus de doutes sur l’épaisseur de ces frontières, soupire ce président de parti francophone. Il incarne cette jeune élite flamande habitée par un sentiment de supériorité : c’est la Flandre qui réussit, après avoir été méprisée, et qui se montre revancharde envers une Wallonie perçue comme paresseuse. Tout cela transparaît avec courtoisie, sans suffisance.  » Et de manière très cérébrale, là où Bart De Wever y met les tripes.  » C’est ce qui nous distingue. Bart et moi partageons beaucoup d’inquiétudes et d’agacements « , confesse Wouter Beke. Deux hommes faits pour se compléter. Ils s’étaient découvert des atomes crochus dès la KU Leuven : De Wever planchait sur le nationalisme flamand, Beke sur le mouvement flamand au sein du CVP. La complicité s’est poursuivie en politique. Jusqu’au cartel CD&V – N-VA, où l’un et l’autre ont été aux premières loges. La rupture n’empêche pas de se quitter bons amis.

Chacun sa route. Beke choisit la voie de la négociation. Vieux réflexe, hérité d’un autre grand nom du nationalisme flamand, Hugo Schiltz, une référence dans l’engagement politique du jeune Wouter. Il a côtoyé le grand homme de la VU à la fin des années 1990, au sein du groupe de réflexion Vlaanderen Morgen.  » Beke a retenu de Schiltz la nécessité absolue de négocier « , rappelle un participant. C’est déjà ça.

 » JE NE LAISSERAI PAS LE CD&V SE FAIRE RIDICULISER DEUX FOIS « 

Les francophones ont tort : Beke assure bien les connaître, eux qui, depuis trois ans, maltraitent son parti bien aimé.  » Le CD&V a perdu les élections parce que nous n’avons pas réalisé la réforme de l’Etat ni scindé BHV.  » Il aime leur rafraîchir la mémoire :  » A chaque conversation, le mot revient dans sa bouche : « dupé ». Le CD&V a été dupé sur le dossier BHV, a brûlé ses meilleurs éléments, a fait le sacrifice de la N-VA… C’est répété avec une foi inébranlable.  » Ce faux doux a la dent dure.  » Comme tous les traumatisés « , relève un ponte libéral.

 » AVEC TOUT LE RESPECT QU’ON LUI DOIT, LE VIEUX CVP NE REVIENDRA PLUS « 

Wouter Beke n’a jamais connu le CVP dans toute sa splendeur. Il prend la carte du parti en 1996 : juste à temps pour assister à son renvoi dans l’opposition, après 40 ans de pouvoir ininterrompu. Beke a eu le nez fin pour son baptême du feu électoral, en 1999 : le Limbourgeois fait campagne avec Karel Pinxten, le ministre de l’Agriculture emporté par la crise de la dioxine… Un supplice. Il se console dans son poste d’assistant en sciences politiques à la KUL, et son doctorat sur le Parti populaire chrétien. Avec un échevin CVP et un conseiller communal VU pour grands-pères, Wouter est tombé dans la mixture très flamande quand il était petit. Il se souvient de ses 4 ans, un jour d’octobre 1978 à la maternité. Autour du berceau de sa petite s£ur, Nele, toute sa famille ne discutait que de la démission fracassante du Premier ministre CVP Leo Tindemans. Le virus de la politique ne demandait qu’à s’épanouir.

Stefaan De Clerck s’en charge. En quête de jeunes talents pour requinquer un CVP en crise existentielle, le président du parti repère le brillant intellectuel. Mission de confiance : mener la refonte idéologique. A 27 ans, Beke décroche la présidence du congrès de Courtrai, en 2001. Un tournant, qui avalise le virage confédéraliste du parti. Le CVP est mort, vive le CD&V : avec V pour  » Vlaams « . Wouter Beke saisit pleinement la portée de la mue qu’il a guidée.  » Tout le monde pense que le CD&V s’est radicalisé sous l’influence de la N-VA mais le facteur déterminant a été les huit ans d’opposition. A l’époque du vieux CVP, la certitude du pouvoir favorisait la disponibilité au compromis. Cette sécurité a définitivement disparu depuis 1999. Il y a moins de souplesse, moins de disposition à avaler un compromis.  » Le CD&V se raidit. Beke aussi.

 » TANT QU’UN PARTI NE SE COMPROMET PAS PAR UN COMPROMIS, IL DOIT OSER LE DÉFENDRE « 

Wouter Beke retient la leçon du vieux ténor CVP Leo Tindemans, pour qui  » la conscience personnelle est fondamentale dans la frontière entre le compromis et se compromettre « . Beke a tracé sa ligne rouge :  » L’autre côté de la frontière linguistique doit être conscient qu’il ne peut plus garder la Belgique en otage dans un statu quo.  » Avis aux francophones : le président du CD&V ne leur laissera plus casser le  » beau jouet  » dont il vient d’hériter.

 » LE CD&V, LE PLUS BEAU PARTI DE FLANDRE « 

C’est Beke qui le dit. Il croit dans ce CD&V qui lui va comme un gant. S’avise-t-on d’épingler son cruel manque de rayonnement ? Beke prend son parti à témoin :  » Le CD&V est un parti de nuances, fait de grisé plutôt que de noir et blanc. Le gris, c’est souvent la sagesse.  » Du CVP pur jus. Yves Leterme en fait son vice-président, en 2003. Beke passe sept ans à servir quatre présidents : Leterme, Vandeurzen, Schouppe, Thyssen. Et deux présidences ad interim. Dont l’une, ingrate, dans la foulée de la débâcle électorale de juin 2010. Il a bien mérité de son parti. Qui le plébiscite avec les pleins pouvoirs présidentiels le 22 décembre dernier, par 98,73 % des 25 000 suffrages exprimés. L’infatigable travailleur de l’ombre projeté en pleine lumière a pris goût à la fonction. Sans intention de faire de la figuration. Il voit grand pour le CD&V : en refaire le grand parti populaire de Flandre.

 » LE PARTI, C’EST PLUS QUE DES MINISTRES, UN PREMIER ET UN MINISTRE-PRÉSIDENT « 

Wouter Beke a gardé bien en tête le conseil qu’il prodiguait à Marianne Thyssen en lui cédant la présidence en 2008. Lui, le nouvel homme fort du parti ? Un bien grand mot au CD&V. Le jeune président connaît comme sa poche les rouages du parti, sa légendaire complexité. Il prend l’exacte mesure de la place qui lui revient :  » Un parti qui fournit le Premier ministre fédéral et le ministre-président flamand, a surtout besoin d’un président qui entretient une bonne entente avec eux et qui préserve le profil du parti.  » Leterme et Peeters apprécieront la leçon d’humilité. Eux ne se gênent pas pour jouer aux vrais patrons en se passant du feu vert présidentiel. Leterme annonce urbi et orbi un cartel avec la N-VA en vue des communales d’Ypres en 2012 ? Peeters dézingue publiquement la note du conciliateur royal Vande Lanotte (SP.A) ? Beke,  » premier porte-parole du parti « , ne se formalise pas qu’on lui vole ainsi la vedette. Il est bien trop malin pour cela. Quitte à passer pour une marionnette, un président sous tutelle. Il préfère travailler à convertir sa faiblesse en force. Un ténor CD&V :  » Wouter sait que, pour survivre, il doit jouer ce rôle de médiateur entre les personnalités du parti. Il y réussit très bien. C’est ainsi qu’il gagne en respect. « 

Il a tout pour monter en puissance. Il n’est issu d’aucune chapelle, on ne lui connaît pas encore d’ennemis ni de trahisons. Choisi par le triumvirat qui fait la pluie et le beau temps avec lui au sein du G4 (Peeters, Leterme, Vanackere), adoubé par la puissante ACW, adopté par l’aile radicale flamande, plébiscité par les militants : il ne lui manque rien pour s’émanciper en douce, sans engager un combat des chefs suicidaire. Pas même le soutien des groupes parlementaires, qu’il s’attache par intérêt bien compris :  » Wouter Beke tient davantage compte des fractions, et c’est très important pour l’équilibre au sein du parti, où Yves Leterme et Kris Peeters ont beaucoup trop de pouvoirs « , se réjouit le député Eric Van Rompuy. Beke apprend vite. Et bien.

 » J’ATTACHE MOINS D’IMPORTANCE À L’HOSTIE QU’À DES VALEURS COMME LA SOLIDARITÉ « 

Toujours bon à prendre : Beke cultive son image de chrétien- démocrate bien sous tous rapports, attaché aux valeurs chères au parti qu’il veille à traduire dans sa vie privée. La priorité à la famille : en dehors de la politique, il n’avoue aucune autre passion que sa femme et ses deux enfants, bientôt un troisième. Le souci envers les plus faibles, l’intransigeance sur les matières éthiques. Il a la formule bien tournée pour enrober le tout :  » J’attache moins d’importance à l’hostie qu’à des valeurs comme la liberté et la responsabilité, la solidarité et l’engagement.  » Un ouvrage, le Mythe du Moi libre, conçu comme une attaque de l’idéologie libérale, couronne sa réputation d’idéologue-maison.  » Conservateur nostalgique des années 1950 !  » ont hurlé ses détracteurs. Mais en interne, le profil plaît, la vieille garde qui pèse encore apprécie : Herman Van Rompuy, Dehaene.

 » LE CHARISME EST UN TRAIT SURESTIMÉ D’UN BON POLITICIEN « 

Beke se console vite d’en être dépourvu. Un coup d’£il dans le rétroviseur suffit à le convaincre que le déficit peut être porteur.  » Quelqu’un avait-il décelé un quelconque charisme en Jean-Luc Dehaene ou Herman Van Rompuy au début de leur carrière ? Yves Leterme avait l’air d’un comptable terne. Tous les politiciens charismatiques ont-ils jamais décroché ses 800 000 voix ?  » L’ambitieux a ses références. Du haut de ses 44 810 voix au scrutin de 2010, le jeune sénateur est encore très loin des sommets de la popularité. Patience…  » Il a l’étoffe d’un grand. D’un futur Premier ministre « , assure un partisan au CD&V. Les francophones se satisferaient déjà d’une tout autre envergure que son profil sans panache de suceur de roue de la N-VA. Beke n’a pas rougi sous l’affront :  » Soyez tranquilles, je mène ma propre course. Mais pas toujours sous l’£il des caméras.  » Le bougre aurait-il programmé son échappée en secret ?

(1) Citations de Wouter Beke extraites d’interviews accordées depuis 2001.

PIERRE HAVAUX; P. HX

Beke vu par les francophones :  » Scolaire, tâcheron, sans esprit créatif « 

 » Soyez tranquilles, je mène ma propre course « 

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