Comment des ouvres issues de diverses collections ont-elles atterri dans les coffres du prestigieux marchand d’art ? Pourquoi une autre a-t-elle quitté la France ? Plusieurs enquêtes visent Guy, le chef de la dynastie » W « . Et fragilisent encore un empire en proie aux divisions.
Les procédures judiciaires finiront-elles par ébranler la maison Wildenstein ? Le bel édifice construit dès le XIXe siècle et enrichi par trois générations de marchands d’art entre Paris et New York semble en effet menacé. Même le prestigieux New York Times vient de publier un article à charge contre la famille. La justice n’est pas en reste, puisque plusieurs actions visent les » W « , comme on les surnomme dans ce petit monde où les £uvres de maîtres s’échangent à coups de millions de dollars, d’euros ou de yens. Le rôle qu’ils ont joué dans plusieurs successions est désormais examiné à la loupe. Le parquet évoque même, dans un réquisitoire introductif daté du 5 janvier 2011, » des présomptions graves de recel « .
En première ligne, Guy Wildenstein, l’actuel chef de famille. C’est lui qui a succédé à son père, Daniel, décédé en 2001. A la tête d’un empire d’£uvres d’art, d’écuries de chevaux de course et d’immobilier de luxe, ce sexagénaire influent réside le plus souvent à New York, mais figure au nombre des membres fondateurs de l’UMP et revendique une proximité avec Nicolas Sarkozy. Le voici maintenant confronté aux conflits familiaux (voir encadré en page 84) et aux enquêteurs chargés de sonder les pratiques de la maison W.
La solidarité des marchands d’art est brisée net
Car les perquisitions conduites au cours des derniers mois au siège de l’institut Wildenstein, rue La Boétie, dans le VIIIe arrondissement de Paris, ont fait croître le doute. Aux yeux des enquêteurs, la chambre forte de cet institut s’est révélée une véritable caverne d’Ali Baba. Toiles de maîtres et sculptures s’y amoncelaient dans un désordre apparent. 305 photographies, représentant 268 £uvres d’art, ont été prises et une trentaine d’£uvres, dont l’origine est problématique, saisies. Depuis, leurs propriétaires éventuels sont tour à tour entendus et invités à procéder à un examen minutieux : parmi eux, Alexandre Bronstein et sa mère, deux héritiers de la collection Goujon-Reinach, fameuse jusque dans les années 1930.
Après la mort de Julie Goujon, cette collection avait été partagée en trois lots, le 12 janvier 1972. Une sorte de document de travail, non officiel et non signé, avait été établi par les deux marchands les plus prestigieux de la place : Daniel Wildenstein et Charles Durand-Ruel. Or le résultat de cette opération est aujourd’hui contesté par Alexandre Bronstein, qui suspecte » W » d’avoir alors récupéré un certain nombre d’£uvres. Quelques-unes d’entre elles ont d’ailleurs été retrouvées rue La Boétie. Comment sont-elles arrivées là ?
Guy Wildenstein ne s’en est pas encore expliqué, mais longtemps confronté au seul Alexandre Bronstein, il doit maintenant compter avec l’une des autres héritières, Suzanne Reinach. Ou plutôt sa tutrice, car la vieille dame vient d’entrer dans sa nonante-huitième année. Une plainte a été déposée en son nom avec l’aval du juge des tutelles, et au moins 20 pièces dont elle avait hérité ont été découvertes à l’institut sans que puisse se justifier la raison de cette présence. Le conflit a en tout cas brisé net la solidarité confraternelle entre marchands d’art. Dans un courrier du 27 mai 2010 adressé à Bronstein, Paul-Louis Durand-Ruel attire ainsi l’attention de son correspondant : » Veuillez noter que l’inventaire est fait sur l’en-tête de la maison Wildenstein et que les méthodes de cette maison ne sont pas forcément les mêmes que les nôtres. «
Autre soupçon, tout aussi lourd, visant la dynastie W : celui d’une exportation illégale de tableau. L’une est assise et pensive, l’autre debout et portant une cruche sur la tête : ces Antillaises-là ne paient pas de mine mais leur histoire leur confère une grande valeur. Il s’agit en effet d’une étude de Paul Gauguin (1848-1903) pleine de promesses dont le peintre a tiré une toile célèbre : Parmi les mangues, d’abord achetée par le frère de Vincent Van Gogh et aujourd’hui propriété du musée d’Amsterdam.
» Campagne diffamatoire » et » maîtres-chanteurs «
Le travail préparatoire appartenait bel et bien à la collection Goujon-Reinach. Il avait même été prêté à plusieurs reprises pour des expositions, comme en 1969, à Tokyo (Japon), lors d’une manifestation coorganisée par Daniel Wildenstein. L’£uvre fit donc partie de la succession Goujon-Reinach, inscrite en toutes lettres dans le lot numéro 3, selon le document de travail que s’est procuré Le Vif/L’Express. A partir de 1972, impossible de retracer son parcours. A- t-elle été vendue ? Ou échangée ? Par qui ? A quelles conditions ?
Quoi qu’il en soit, elle réapparaît trente ans après, en 2002, présentée à New York sous la mention » collection particulière « . Comment a-t-elle pu quitter la France ? En dépit de recherches aux archives de la direction des musées, Alexandre Bronstein n’a pas été en mesure de mettre la main sur le bordereau d’exportation, un document pourtant obligatoire sous peine de poursuites pénales. » Je me demande bien comment ce tableau a pu franchir les frontières « , s’étonne l’héritier, qui a communiqué ses soupçons aux enquêteurs. » W » peut-il être l’artisan de cet exil transatlantique ?
Le cas d’Yves Rouart est un peu différent, même s’il raconte aussi une histoire d’héritage. Descendant d’Henri Rouart et de la peintre Berthe Morisot, il est l’auteur du Catalogue raisonné de cette dernière. Au décès de sa tante en 1993, il est désigné héritier des » meubles meublants « , terme technique pour nommer l’ensemble des objets de décoration ornant l’appartement. Le reste, dont un grand nombre de tableaux de maîtres, est légué à l’Académie des beaux-arts. L’arrière-petit-fils de Berthe Morisot s’oppose à l’institution sur le contenu du partage. Mais une transaction est finalement conclue en 2000. » Elle pourrait être remise en cause, prévient Me Serge Lewisch, avocat d’Yves Rouart, en raison des faits nouveaux. «
Retour à la chambre forte de l’institut. Chaumière en Normandie, une toile de la peintre, y a en effet été découverte lors des perquisitions. Là encore, comment cette £uvre s’est-elle retrouvée à un endroit où elle n’aurait pas dû être ? Dans un droit de réponse à l’hebdomadaire Le Point, qui avait révélé l’information en février, Guy Wildenstein a indiqué que cette présence » ne pourrait résulter que d’une erreur ou d’un oubli « . De son père Daniel, peut-être, qu’il avait délégué à sa place après avoir été choisi comme exécuteur testamentaire. Sous réserve de confirmation, Guy Wildenstein proposait de restituer le tableau à l’Académie des beaux-arts.
Cette solution ne satisfait pourtant pas Yves Rouart. Le descendant de Berthe Morisot soutient que la Chaumière est sa possession, puisqu’elle était accrochée au mur de l’appartement de sa tante, où des photographies la montrent en bonne place. En outre, il recherche toujours quatre autres tableaux du patrimoine familial, un Jean-Baptiste Corot (1796-1875) et trois Edouard Manet (1832-1883), dont une £uvre majeure de la période impressionniste, la Chanteuse de café-concert. » Seule une commission rogatoire internationale permettrait peut-être d’en retrouver la trace « , insiste-t-il.
Face à l’avalanche des mises en cause, Guy Wildenstein s’est longtemps retranché dans le silence. Le choix d’un ténor du barreau parisien, Me Hervé Temime, marque un changement de stratégie. » Dans cette affaire, mon client est victime d’une campagne diffamatoire et parfois de maîtres-chanteurs « , soutient l’avocat. Des plaintes pourraient être déposées dans les jours qui viennent. L’affaire W n’en est qu’à ses débuts.
PASCAL CEAUX