On devrait tout savoir de lui. Et pourtant, deux cent cinquante ans après sa naissance, Mozart continue de se dérober. Malgré l’énorme masse de documents, de livres, de lettres, malgré les 600 opus qu’il a composés, impossible d’évoquer sa courte existence comme son ouvre immense sans rencontrer constamment l’homme des paradoxes. La marque des génies, mais surtout celle du divin Wolfgang
Rencontrer Mozart ? Rien de plus facile : il suffit de le regarder. De nombreux portraits authentifiés du divin Wolfgang – peintures et gravures contemporaines du musicien – nous sont parvenus. Pourtant, la surprise est de taille : pas un ne ressemble à un autre ! Et, au final, pas assez de similitudes pour se faire une idée du visage de Mozart. Est-il donc impossible de saisir les traits du génie ? Rapprochons-nous alors de l’un des derniers portraits, peint de la main du beau-frère, Joseph Lange, considéré par sa femme, Constance, comme le plus ressemblant. Qu’y voit-on ? Un homme inquiet. Son regard en suspension, absent, pour ainsi dire. Bien loin du Mozart de porcelaine selon l’imagerie traditionnelle ou du punk hirsute d’Amadeus, de Milos Forman.
Décidément, puisque les images ne parlent pas, sinon pour exprimer un mystère insondable, tournons-nous vers les mots. Sitôt disparu, Mozart devient objet d’études et prétexte à l’écriture de souvenirs. En 1798, son premier biographe, Franz Xaver Niemetschek, nous le décrit ainsi : » [Il] était petit ; son visage était agréable, mais n’annonçait nullement au premier abord (si l’on excepte ses grands yeux ardents) la grandeur de son génie. Le regard semblait vague et perdu, sauf quand il était derrière son clavecin : alors, son visage se métamorphosait. Il était grave et recueilli, ses yeux étaient calmes : le sentiment qu’il interprétait dans son jeu s’exprimait par tous les mouvements des muscles. » Mais Niemetschek ne peut tout dire. Son livre est une commande de Constance, soucieuse de l’image posthume de son époux. Pas un mot, donc, sur son teint pâle et maladif ni sur sa tendance à l’embonpoint, qui vient déformer un corps longtemps resté maigre. Pas davantage sur la disproportion de sa tête par rapport au reste de son corps. Rien non plus sur sa myopie ni sur une légende, jamais vérifiée, selon laquelle Mozart était affligé d’une malformation de l’oreille gauche rendant impossible le port de lunettes. Ajoutez à cela une santé précaire, pour que le portrait soit completà ou presque.
Enfant, Wolfgang est frappé par diverses affections. On le croit perdu, à 9 ans, lorsqu’il tombe dans le coma. Un chercheur découvrira, en 1984, qu’il était atteint d’une » fièvre typhoïde endémique « . A 11 ans, il est victime de la variole, puis d’une hépatite et souffre de douloureux abcès dentaires. Dès 1784, Mozart est sujet à de violentes coliques et est atteint par une maladie des reins qui serait à l’origine de sa mort prématurée, à l’âge de 35 ans. Cette santé fragile (de nombreux témoins ont vu Mozart s’évanouir sans crier gare) a sans doute aggravé une tendance naturelle à la dépression.
Outre les biographies écrites par des contemporains du compositeur, la correspondance de la famille Mozart constitue une inégalable source d’informations et de connaissances. 2 000 lettres miraculeusement conservées. Ainsi celle qu’adressa Wolfgang à son père, Leopold, le 4 avril 1787 : » Je remercie Dieu de m’avoir accordé l’occasion […] d’apprendre à la connaître [la mort] comme la clef de notre vraie félicité. Je ne me couche jamais le soir sans réfléchir que, le lendemain peut-être (si jeune que je sois), je ne serai plus là… »
On le voit, Mozart n’a jamais vécu qu’en sursis : le tourbillon de sa vie laissait peu de place, en apparence, au divertissement, pas plus qu’à la mélancolie. Il n’empêche que cette dernière envahit toute son £uvre, ou presque, contrebalancée par une constante aspiration à la sérénité, que son adhésion à la franc-maçonnerie ne fit que conforter. Bien que son quotidien ait été souvent chaotique, Mozart semblait rêver d’autre chose. » Mon tempérament est plus attiré vers la vie tranquille du foyer que vers le bruit « , affirmait-il à son père dans une lettre de décembre 1781. Il montra par la suite qu’il ne dédaignait pas les fêtes et les rencontres entre amis, mais cette phrase, sans doute écrite pour préparer son père à l’imminence de son mariage avec Constance, n’est pas tout à fait mensongère. Elle trouve en tout cas un écho, dix ans plus tard, dans une lettre adressée à son épouse, le 8 octobre 1791, deux mois avant sa mort : » Rien n’est plus agréable que lorsqu’on peut vivre un peu tranquille. » Avant d’ajouter, infatigable : » C’est pourquoi il faut bien travailler, et je le fais volontiers. »
Pourtant, Mozart vivait à un train d’enfer. Quand son père, Leopold, se rend chez lui à Vienne, il rend compte à sa fille Nannerl de cette vie trop mouvementée : » Nous ne nous couchons jamais avant 1 heure du matin, ne nous levons jamais avant 9 heures, déjeunons à 2 heures, 2 heures et demie. Tous les jours des académies, toujours du bruit, de la musique, quelque chose à écrire, etc. [à] Il est impossible de décrire les tracas et l’agitation ; depuis que je suis ici, le pianoforte de ton frère a été transporté au moins douze fois de la maison au théâtre ou dans une autre maison. »
A la fin de sa courte vie, et à mesure qu’il s’enfonce dans la précarité financière, le compositeur est en proie à de longues périodes de détresse morale. Il faut lire les lettres suppliantes qu’il adresse à ses créanciers et à ses amis ; sentir, jour après jour, le surmenage et le chaos domestique l’envahir ; l’imaginer, en mars 1787, jouant son Concerto pour piano n° 25 K. 503 devant une salle complètement vide, hormis le fidèle baron Van Swieten ; le sentir gagné par le découragement, le renoncement et, finalement, le désespoir. Pour avoir fait le choix de l’indépendance à une époque où celle-ci était totalement marginale et quasi impossible, le » petit prince » de Salzbourg finira par devenir, à Vienne, héros de tragédie.
Reconnu par ses pairs, tel Haydn, comme le plus grand compositeur de son temps, Mozart n’aura pas eu l’occasion de profiter de son aura. Pressé par les commandes à fournir sans répit, happé par celles qu’il allait solliciter auprès de ses connaissances, il réussit toutefois à composer une £uvre parfaitement achevée, bien que souvent écrite dans la précipitation. Consciencieux, il ne bâclait jamais ses compositions : » Je pourrais bien sûr gribouiller toute la journée, mais une telle chose doit parcourir le monde et je ne veux pas avoir à rougir qu’elle porte mon nom « , dit-il en parlant des Concertos pour flûte qu’il peine à écrire, à Mannheim, en 1778.
Pour faire le portrait de Mozart, plutôt que de s’attacher à l’homme, on pourrait donc tenter de décrire sa musique, puisqu’il lui a consacré sa vie – il passa plus du tiers de son temps à composerà des milliers de pages, qui représentent environ 200 heures de musique. Cette générosité quasi divine – plus de 600 opus ! – n’avait pourtant rien de surnaturel, replacée dans son contexte. Que l’on songe à Haydn et à ses symphonies (au nombre de 104) ou à ses quatuors (84), ou encore à Telemann (plus de 1 000 £uvres) : la prolixité, inhérente à la condition instable du musicien, est une nécessité alors bien partagée. L’étude des partitions arrivées jusqu’à nous (sans ratures !) ne nous apprendra rien sur Mozart, sinon qu’il avait une capacité d’abstraction hors du commun, qui lui permettait de penser entièrement une £uvre avant de la mettre sur papier. Plus surprenant : sa musique ne nous dit pas grand-chose de l’état d’esprit du compositeur au moment de l’écriture.
Revenons par exemple à l’année 1787, et à la lettre du 4 avril dans laquelle Mozart s’entretient de la mort avec son père, qu’il sait très malade. Viennent coup sur coup deux quintettes à cordes, l’un angoissé (le K. 516), l’autre lumineux et apaisé (le K. 515). En mai, ce sont deux lieder très émouvants, et puis c’est la mort de Leopold, apprise le 29 mai. Et, chose curieuse, la première pièce qui voit alors le jour est une £uvre humoristique, Une plaisanterie musicale. Ensuite, Mozart écrit un nouveau lied, au ton tragique, le pendant musical de la lettre du 4 avril, et, à nouveau, ce sera la détente, avec la célèbre – et pour le moins aérienne – Petite Musique de nuit. A toutes les époques de sa vie, Mozart composera ainsi tour à tour, sans raison apparente, des £uvres aux atmosphères dissemblables.
Deux conclusions s’imposent. D’abord, sur la nature foncièrement cyclothymique de Mozart, faisant alterner chez lui des moments de gaieté optimiste et d’autres d’abattement dépressif. Ensuite, son £uvre, comme toute production artistique d’envergure, échappe en partie aux circonstances de sa création et à son géniteur. L’écrivain Hermann Hesse l’a bien dit : » Mozart est l’un de ces quelques grands artistes qui n’ont plus réellement de biographie ni de psychologie, qui deviennent d’une incompréhensibilité totale, d’un mystère magique, du fait que leur personnalité se perd par le haut, se dérobe à nous, tant ils sont absorbés par leur art, par ce qui dépasse l’individuel et le temps. »
Puisque, décidément, malgré tous les documents que nous possédons sur lui, Mozart n’en finit pas de nous échapper, rattrapons-le au début de son existence. Enfant, tout le monde l’admet, il est » un garçon vif, gracieux et plein de bonnes manières « . Il voyage. En musique, bien sûr : son père, pédagogue réputé, lui apprend très tôt les rudiments de l’art des instruments (il sera un virtuose du clavier et du violon) et de la composition. Wolfgang écrit son premier menuet pour clavecin pour son cinquième anniversaire, sa première symphonie trois ans plus tardà » Tant que durait la musique, nous dit un témoignage de l’époque, il était tout musique ; dès qu’elle avait cessé, on revoyait l’enfant. Jamais il ne fallait le contraindre pour composer ou pour jouer ; au contraire, il fallait toujours l’en distraire. Autrement, il serait resté jour et nuit assis au piano ou à composer. Etant enfant, il avait le désir d’apprendre tout ce qu’il voyait. Il montrait beaucoup de dispositions pour le dessin et le calcul ; mais il était trop absorbé par la musique pour pouvoir manifester ses talents en toute autre branche. »
L’enfance de Mozart, c’est aussi un voyage à travers l’Europe. Durant ses presque trente-six années d’existence, Mozart passe plus d’une décennie loin de son foyer, essentiellement pour son apprentissage (entre son retour de Paris, en 1779, et sa mort, en 1791, il ne demeura que seize mois loin de Vienne). Quinze mois en Angleterre en 1764, plus d’une année en Italie en 1770, un an à Paris, au total, entre 1764 et 1778à
Au début, Leopold mène ses deux enfants prodiges, Wolfgang et sa s£ur Nannerl, dans toutes les cours d’Europe, faisant l’admiration des puissants et suscitant l’envie des curieux. A 6 ans, on aime le cirque ; le jeune Mozart fait le sien. Dans les salons, il joue sur des claviers recouverts d’un drap – et les yeux bandés, s’il le faut. Bientôt, ce seront des voyages initiatiques : le long séjour italien, celui de Mannheim, en 1777-1778, ou encore celui de Paris qui lui fait suite ; ils permettront à Mozart d’affermir passionnément son goût et sa science de la musique, et d’aiguiser son esprit critique. D’autres, encore, aguerriront l’homme : il perd tragiquement sa mère à Paris, en 1778, ville où il fait aussi l’amère expérience de la vanité du succès : accueilli en prodige lors de son premier voyage parisien, il ne suscite plus qu’indifférence et mépris arrivé à l’âge adulte. Durant toute cette période riche en rencontres et en aventures, Wolfgang restera attaché au service de l’archevêque de Salzbourg, portant ce poste comme un fardeau.
Mais tous ces voyages ont forgé une personnalité naturellement cosmopolite, humaniste et ouverte. Une personnalité qui est aussi un creuset d’influences diverses faisant de Mozart le plus italien des compositeurs allemands, et de sa musique une £uvre de synthèse. A cela, il faut ajouter une politesse et une sociabilité qui peuvent se transformer parfois en arrogance ou en maladresse. Conscient de sa valeur, Mozart a souffert de ses relations avec les puissants, qu’il a côtoyés sans peine dans ses plus jeunes années, mais dont il refusa plus tard de n’être que le valet. Ses amitiés fécondes avec d’autres musiciens, comme Joseph Haydn ou Johann Christian, fils du grand Bach, étaient plus qu’une consolation ; consolation, aussi, son adhésion enthousiaste à la franc-maçonnerie, où il fréquentait ses frères, de toutes conditions, en égal.
Selon le sociologue Norbert Elias, Mozart vécut déchiré entre le désir d’être reconnu par les grands de son temps et l’aspiration à s’émanciper de sa condition de » musicien serviteur « . Et cependant, comme l’a écrit le célèbre chef d’orchestre Nikolaus Harnoncourt : » Mozart n’écrivait, comme tous les compositeurs du xviiie siècle, que pour ses contemporains. [à] Le sentiment de l’artiste incompris à son époque, qui écrit £uvre après £uvre, dans un monde qui ne le comprend pas – et dans l’espoir d’être compris par la postérité – n’a rien à voir avec Mozart et son art. »
L’héritage mozartien fut immense. Non qu’il ait laissé des fortunes à sa veuve (ce furent plutôt des dettes) ou qu’il ait nourri une riche descendance (ses deux fils musiciens vécurent sans son talent et moururent sans descendance). Mais Mozart ne fut jamais oublié. L’édition de ses £uvres, réalisée à partir des centaines d’autographes conservés par Constance, débuta dès 1799. En 1862, Ludwig von Köchel publia le premier catalogue des £uvres complètes. C’est la fameuse numérotation » K. « , encore en usage de nos jours.
Si la vie de Mozart fut trop courte, sa destinée posthume lui aura permis d’en épouser cent autres. Mozart galant, Mozart romantique, Mozart pangermaniste ou communiste, Mozart compagnon de route de Freud, Mozart star du DVD, Mozart moderne, conformiste ou libre-penseur, il a ce don de porter toutes les images, tous les paradoxes. Mozart n’est-il pas, finalement, un symbole de la complexité de l’humain ? Ecoutons une nouvelle fois la sagesse de Harnoncourt : » Mozart est le grand compositeur sur lequel on sait le plus de choses. Et c’est pourtant celui qui reste le plus mystérieux. »
1756 Naissance le 27 janvier, à Salzbourg.
1761 Apprend sa première pièce au clavecin et compose un menuet.
1763 Première grande tournée de concerts à travers l’Europe.
1769 Nommé Konzertmeister à la cour de Salzbourg.
1770 Crée à Milan l’opéra Mitridate, qu’il dirige lui-même.
1778 Décès de sa mère, à Paris.
1781 Quitte définitivement Salzbourg pour Vienne.
1782 Création de L’Enlèvement au sérail, opéra en allemand. Epouse Constance.
1787 Mort de son père. Création de Don Giovanni, à Prague.
1791 Création de La Flûte enchantée, à Vienne. Mozart y meurt le 5 décembre.
Bertrand Dermoncourt