© ILLUSTRATION : NOAH VAN SCIVER

Vol au-dessus d’un nid de coucous

Juillet 1948. Hergé et Léopold III incarnent leur propre rôle lors d’un tournage au bord du lac Léman. Le film se tourne à mesure que le roman s’écrit. Soit une farce burlesque dont Patrick Roegiers, invité de la Foire du livre de Bruxelles, connaît la force de subversion.

Dans Le Roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur (éd. Grasset, 304 p.), le romancier belge vivant en France Patrick Roegiers invite le lecteur à se faire une toile. Hergé traverse une crise, Léopold III est en exil. En vacance(s) (du trône pour l’un, de lui-même pour l’autre), les deux hommes y sympathisent sur le tournage d’un film où ils jouent leur propre rôle. La suite du casting n’est pas en reste : Ava Gardner, Humphrey Bogart et Marlene Dietrich hantent le plateau. Tout à la joie d’être ensemble, héros de papier et  » roi de carton  » essuient quelques revers de fond de court, alignent les brasses, pratiquent l’escalade d’un aparté. Mais il faut se méfier de l’eau qui dort… Dans une Suisse de carte postale, où propreté rime avec prospérité, d’aucuns se mirent dans le lac (voire dans de beaux draps)…  » Nous ne sommes pas nous, nous sommes deux autres personnes « , déclaraient Laurel & Hardy dans Swiss Miss. Qui n’a jamais souhaité devenir un autre ?  » Moteur, ça tourne, action.  »

Sous un titre jubilatoire et programmatique, votre roman ouvre un champ à la fantaisie la plus débridée… Tout en donnant en même temps un réel cadre à l’exercice : mise en scène, musicalité, rythmique…

Un livre, c’est aussi une conception mélodique d’ensemble, une orchestration. Il y a dans celui-ci comme dans tous mes livres une sorte d’aspect mathématique, scientifique, organisé. Les 62 chapitres sont le référent des 62 pages d’une bande dessinée. La contrainte est le meilleur instrument de la liberté : on peut désobéir à la structure et faire parler la fantaisie. On fait alors exister un monde, on est dans la réalité d’un livre. En l’occurrence, on se trouve, en plus, en Suisse, dans un pays devenu une sorte de caricature de lui-même, un monde autonome par rapport à des gens qui, au même moment, se trouvent avoir perdu leur pays. Ça m’a beaucoup intéressé : l’idée de deux individus qui perdent pied par rapport à leur histoire, de deux personnages qui n’ont aucune identité propre et qui, en même temps, sont des mythes, si je puis dire, d’un pays disparu (la Belgique n’est pas citée dans le livre). Soudain, leur rencontre devient d’une complexité magnifique et en même temps d’une simplicité jubilatoire.

Cette rencontre entre Hergé et Léopold III semble couler de source : deux personnages en disparition d’eux-mêmes mais aussi en fuite…

Oui. En 1948, Léopold est en exil pour les raisons que l’on sait, rappelées dans le livre de manière légère ; j’ai déjà beaucoup parlé de ça ailleurs, dans La Spectaculaire histoire des rois des Belges (éd. Perrin, 2009). Et le cas d’Hergé est très intéressant. Personnage mélancolique, il a toujours été en dépression, par rapport à son éducation, parce qu’il doutait réellement de son talent. Il considérait que la bande dessinée, c’était rien. A l’époque que je décris, il en a assez de Tintin, il fait un véritable burnout. Il veut quitter Germaine, qu’il n’aime plus, alors qu’il s’est battu pour l’avoir. Et puis, il est rattrapé par la mort de son passé, son attitude pendant la guerre. C’est quelqu’un qui traverse une crise existentielle énorme. Il disparaissait pendant des mois et personne ne savait où il était. Il allait généralement dans un monastère, ou bien en Suisse, à Gland. Dans la biographie que lui a consacrée Benoît Peeters (NDLR : Hergé, fils de Tintin , éd. Flammarion), il y a cette phrase :  » Hergé et Léopold étaient en Suisse au même moment, peut-être auraient-ils pu aller pêcher ensemble.  » Quelle image ! Tout le livre est venu de cette ligne.

Vous utilisez la Suisse comme un décor de carton-pâte, et votre personnage de réalisateur est lui-même travaillé par la question du jeu et du double…

Le réalisateur, ce n’est pas moi ! C’est le réalisateur du film comme moi je suis l’auteur du livre. Je décris un tournage idéal, une image d’Epinal du cinéma. Je ne voulais pas encombrer ce casting formidable de l’aura du réalisateur. Ce réalisateur qui aime tous les films, tous les genres, incarne une certaine idée de la neutralité… C’est un cinéaste américain qui a une projection sur la Suisse comme Hitchcock sur le sud de la France : une image toute faite qui correspond aux images d’Hergé et à celles qu’on a d’un roi. On travaille sur des clichés, lesquels ne sont pas des poncifs et ne naissent jamais par hasard. J’ai toujours trouvé que la force des clichés était d’une extrême vérité. Mes personnages vivent dans un décor de carton-pâte mais ça marche très bien. A la fin du livre, on a démonté toute l’histoire. Ça veut aussi dire quelque chose par rapport à moi, et mon rapport à la Belgique, ce pays qui n’existe plus…

Vous avez souvent évoqué  » cet Etat qui n’existe plus « . Quand vous descendez du train à Bruxelles, observez-vous toujours les soubresauts de ce plat pays qui fut le vôtre ?

Cette sensation a été épuisée. Je suis un homme curieux et j’espère rester généreux : je ne veux pas devenir indifférent aux autres, à la création, à la culture et au pays d’origine d’où je suis. Mais je dirais que mon livre est un livre d’adieu. Il y a un ectoplasme dans mon livre et il est très important : il est dans le lac, c’est la Belgique. Un pays fantôme, aux membres manquants. C’est un trait léger du livre, mais ça y est… Après les réactions à la publication de mon dernier livre (NDLR : L’Autre Simenon , Grasset, 2015, qui vit son auteur accusé de révisionnisme), je me suis dit : ils ne m’auront pas, je serai désormais du pays où je vis. Naturalisé Français, je suis en exil définitif en Belgique. Je pense que je n’écrirai plus sur la Belgique. Comme j’ai déjà dit souvent, c’est un pays sans histoire. Alors, tout disparaît. Et je prends congé de l’histoire. Tous les créateurs ont des blessures. J’ai travaillé là-dessus et ça a donné ce livre-là.

Vous avez déjà travaillé sur le burlesque mais sans l’épouser de manière aussi frontale qu’ici, avec tout ce que le gag, la farce grinçante, englobent comme force de destruction…

Le burlesque est une entreprise de démolition organisée absolue. C’est un art mathématique, scientifique au-delà de tout. Surtout chez Buster Keaton, qui est le plus grand génie de tous les beckettiens. Dans ses films, il ne reste rien : les maisons, les villes ne tiennent plus debout, les types se cassent la gueule au-delà de tout. Le vrai burlesque, c’est le génie de Tex Avery, que je connais depuis toujours à travers le livre de Benayoun (Le Mystère Tex Avery , Seuil, 1988). Ça fait quarante-cinq ans que je fréquente Tex Avery et ça reste absolument génialissime de drôlerie, d’intelligence, de bonheur, de subversion.

Moteur, ça tourne ! : Patrick Roegiers en discussion avec Xavier Durringer, le dimanche 25 février, à 13 heures, Grand Place du Livre.

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