Vive la crise !

Nouvel eldorado des avocats, le droit social se développe au gré des évolutions du monde du travail, entre restructurations d’entreprises et harcèlement moral. Etat des lieux

Accusée de vol par le directeur de l’école où elle enseigne, puis blanchie par l’enquête policière, une institutrice bruxelloise porte plainte pour harcèlement contre son employeur, parce que ce dernier maintient le soupçon à son égard malgré le classement sans suite du dossier judiciaire. Le Sporting de Charleroi est engagé dans une passe d’armes mémorable avec l’ONSS, à qui il doit plus de 420 000 euros de cotisations sociales en retard. Un ouvrier du bâtiment, malencontreusement tombé d’un échafaudage, conteste, devant le tribunal du travail, l’indemnisation que l’assureur de son patron lui propose. Des employés d’Ecoterres, une entreprise de recyclage de déchets industriels, refusent leur licenciement pour faute grave, parce qu’ils ne reconnaissent pas les faits qui leur sont reprochés, à savoir le vol de bobines électriques d’un poids de deux tonnes chacune.

Licenciements abusifs, restructurations d’entreprises, délocalisations, droit de grève, indemnités de départ, accidents du travail, contrôle des chômeurs, non-paiements de cotisations sociales, engagement de faux indépendants, harcèlement moral, discrimination… Les litiges en matière de droit social sont de plus en plus nombreux. Et surtout de plus en plus complexes. Le droit social s’insinue partout, dans le droit des sociétés et même dans le droit fiscal.

Dans les services juridiques des organisations syndicales, on ne trouve presque plus, aujourd’hui, que des techniciens, licenciés en droit. Les tribunaux du travail, dont les compétences se sont élargies cette dernière décennie, ne chôment pas. Les cabinets d’avocats spécialisés dans cette branche particulière se portent plutôt bien. Depuis quelques années, on a même vu se multiplier des cabinets de niches, c’est-à-dire qui ne font que du droit social.

Autrefois parent pauvre de la famille juridique, le droit social a désormais – et pas seulement en Belgique – le vent en poupe. Au point que le héros de la dernière fiction programmée par la chaîne de télévision France 2, Simon le juste, est un inspecteur du travail, dont le personnage permet d’aborder des questions graves sur les relations de travail, sur les droits des travailleurs, leur respect, etc. Malheureusement, à tout bonheur… Si les professionnels du droit social sont débordés, c’est « grâce » à la crise économique.  » Depuis le milieu des années 1980, les dossiers de licenciements liés aux restructurations d’entreprises se sont multipliés, témoigne Gilbert Demez, professeur de droit social à l’UCL. Le contentieux a augmenté de manière significative. Pas seulement au niveau des ouvriers ou des employés, mais également au niveau des cadres moyens et supérieurs, dont la mobilité s’est fortement accrue ces dernières années. Il faut dire aussi que, depuis quelques années, le législateur prévoit davantage de recours judiciaires en matière sociale.  »

Régulièrement, les avocats interviennent même de manière préventive, comme conseiller, dans les tractations délicates entre patrons et syndicats.  » Cela devient absurde, il n’y a plus de disposition légale qui ne soit assortie de sanction pénale, constate Eric Carlier, avocat au cabinet Claeys-Engels. Et c’est toujours à l’encontre des employeurs. Par conséquent, désormais, il devient difficile de mener une négociation syndicale sans l’aide d’un avocat.  » Les patrons ne se contentent d’ailleurs plus de juristes internes à l’entreprise pour gérer les relations sociales et économiques avec leurs travailleurs. De plus en plus souvent, ils préfèrent faire appel à des cabinets spécialisés. Le bureau bruxellois Claeys-Engels, pour ne citer que celui-là, compte actuellement 62 avocats. Il a pratiquement doublé son effectif, en moins de deux ans !

Le droit social n’est, en réalité, que le reflet du monde économique. C’est un outil de combat.  » Comme pour la loi Renault, qui fixe la procédure à suivre en cas de licenciement collectif, le législateur intervient toujours après coup, explique Mireille Jourdan, avocate pour les organisations syndicales. Plus les entreprises se restructurent, plus la loi va s’efforcer de réglementer les restructurations. C’est vrai que le fait de prévoir des sanctions pénales dans les relations collectives de travail peut alourdir la vie économique. Une action au civil s’avère souvent plus rapide et plus souple. Certains proposent d’ailleurs de commuer certaines sanctions pénales en amendes administratives. Cela dit, il faut tout de même reconnaître que la marge de man£uvre des employeurs reste encore très large, dans le système actuel.  »

Impraticable

Cette complexification du droit social s’observe sur le plan national, mais aussi international, et en particulier européen. Car le tissu économique est composé de plus en plus par des entreprises transnationales.  » Il y a vingt ans, les litiges se réglaient encore ôen famille », sourit Paul Palsterman, responsable du service juridique de la CSC, qui traite de 30 000 à 40 000 dossiers par an, dont la moitié ont des suites judiciaires. Dans nos fédérations régionales, on rencontrait principalement des assistants sociaux, des employés syndicaux qui géraient les dossiers sur la base de leur expérience et de leur connaissance des réglementations en vigueur. Aujourd’hui, il n’y a quasi plus que des juristes, qui doivent être au fait de la législation belge mais aussi européenne. De plus en plus d’affaires arrivent devant la Cour européenne des droits de l’homme.  » Précisons que la juridiction du travail est la seule où la plaidoirie n’est pas exclusivement réservée aux avocats. Les syndicats assurent, dans beaucoup de cas, la défense en justice des travailleurs.

Henri Funck, le président du tribunal du travail de Bruxelles, juge positive la spécialisation accrue des avocats en matière de droit social et le développement des services juridiques des syndicats. Pour lui, cela témoigne de la reconnaissance du droit social dans l’organe judiciaire. Le magistrat regrette néanmoins la pléthore de textes de loi, dans le domaine du travail.  » Cette inflation législative n’a paradoxalement pas d’influence sur le nombre de dossiers ( NDLR : environ 23 000 par an) que nous traitons, explique-t-il. Depuis quatre ans, le contentieux a plutôt tendance à diminuer, après avoir connu un pic au milieu des années 1990. Ce qui a évolué, c’est davantage le type d’affaires que nous jugeons. Nous sommes confrontés à des dossiers plus difficiles qu’auparavant.  »

La loi d’août 2002 sur le harcèlement moral ne va pas simplifier la tâche du tribunal du travail. Depuis deux mois, les premiers litiges arrivent en justice.

 » Nous nous préparons à affronter des dossiers très délicats sur le plan des relations humaines, confie Henri Funck. J’espère que nous pourrons régler un maximum de conflits via la médiation.  » Bientôt, la nouvelle loi sur la discrimination, qui concerne en partie les relations de travail, sera publiée au Moniteur. Ces textes s’ajoutent à la loi, déjà plus ancienne, sur l’égalité entre hommes et femmes. Pas simple… Mais le droit évolue comme la société.  » Aujourd’hui, les travailleurs n’envisagent plus seulement leur boulot dans sa dimension économique, mais aussi au niveau de l’épanouissement personnel, déclare Paul Palsterman (CSC). Ils veulent être respectés en tant que personnes, et pas seulement en tant que travailleurs. Une jurisprudence est en train de s’installer.  » C’est un progrès. Mais tout progrès a un prix.

La santé prend aussi de plus en plus de poids dans le domaine du droit social, reflétant ainsi une évolution des conditions de travail. Un exemple : ces dernières années, on observe une légère augmentation des accidents du travail (200 000 par an, en Belgique), y compris les petits accidents dus à des gestes répétitifs ou à des efforts dans l’exécution d’une tâche.  » Il n’est pas aisé de faire reconnaître ces préjudices-là par les compagnies d’assurances, confie Mireille Jourdan. La moitié du contentieux que nous traitons en matière d’accident du travail concerne la contestation de la nature même de l’accident !  » Le droit social a de beaux jours devant lui. Mais son essor, parfois disparate, risque de le rendre impraticable.

 » Plus les entreprises se restructurent, plus la loi va s’efforcer de réglementer les restructurations « 

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