Vies de bohème

Les éditions Cambourakis exhument un roman inédit de Don Carpenter, Un dernier verre au bar sans nom. Une ode à l’insouciance anxieuse des années 1960 qui brasse tous les thèmes chers à ce romancier désespérément optimiste : l’amour, la liberté, la création, la Californie. Magistral.

Injustement oublié au panthéon des lettres américaines, sauf par quelques collègues de renom qui le portent aux nues depuis toujours comme Richard Price, George Pelecanos ou Norman Mailer, Don Carpenter est aujourd’hui l’objet d’un culte tardif et posthume (il s’est suicidé en 1995, à l’âge de 64 ans) qui rend enfin justice à cet écrivain majeur dont l’oeuvre – une petite dizaine de livres en tout – offre une vue imprenable sur les années 1960 et 1970.

Proche de la Beat Generation dont il partage l’embrasement spontané des sens, le natif de Berkeley, Californie, a toutefois creusé une voie plus réaliste, entre ombre et lumière, qui explique d’ailleurs en partie son éclipse partielle de la galaxie littéraire de l’époque : sa prose alerte, tendre et limpide rame à contre-courant du vocabulaire lysergique et incandescent de ses camarades beatniks comme des envolées hermétiques échafaudées par les artificiers en chef de la fiction, de Thomas Pynchon à Philip K. Dick. Don Carpenter, ce serait plutôt Tom Wolfe avec des sandales de baba cool aux pieds. Une sorte de clochard céleste qui pétrit ses satires brillantes sur la jeunesse (La Promo 49) ou sur l’envers du mythe hollywoodien (Deux comédiens) dans la farine autobiographique.

Période d’apprentissage

Sorti du placard après un toilettage par un fan de la première heure, l’écrivain Jonathan Lethem, Un dernier verre au bar sans nom a des airs de testament littéraire tant il compile les obsessions polies dans ses romans précédents. A commencer par le triangle des Bermudes hippie San Francisco-Los Angeles-Portland dans lequel cet ami intime de Richard Brautigan (La pêche à la truite en Amérique) a passé l’essentiel de son existence, et qui sert ici de décor à la galerie de jeunes gens consumés par le démon de l’écriture dans le soleil couchant des fifties. Tous aspirent à la reconnaissance. Et tous ont choisi les lettres pour décrocher cette lune qui donnerait un coup d’accélérateur à leur existence.

Comme Jaime, jeune fille ordinaire dont les certitudes vacillent quand elle découvre le vrai visage de ses parents dans un bar de San Francisco au milieu de la nuit.  » Finalement, ce n’était pas des gens de la classe moyenne, des gens respectables. C’était des imposteurs, en fait, des imposteurs alcooliques et chômeurs.  » Plus rien ne la retient, dès lors, de suivre Charlie – le surdoué, le héros de la guerre de Corée – à Portland où on lui propose d’animer des ateliers d’écriture. Une mise au vert qui lui permettra, espère-t-il, d’achever enfin ce  » Moby Dick de la guerre  » qui le hante depuis des années.

Tous deux vont rapidement se lier d’amitié avec un groupe d’apprentis romanciers aux profils divers qui se croisent dans les cafés – véritables sanctuaires de la mythologie carpenterienne -, leur notoriété, comme leur compte en banque, fluctuant au gré des publications dans les revues plus ou moins sérieuses. Caser une nouvelle dans Playboy et c’est le jackpot. Même si la route est longue et semée d’embûches jusqu’au roman, objectif ultime que peu, pas toujours ceux que l’on croit d’ailleurs, finiront par atteindre. L’école de la vie, pavée de désillusions, peut se révéler un tremplin efficace. Stan Winger par exemple, le voleur attachant qui rappelle le héros torturé de Sale temps pour les braves, devra ainsi passer par la case prison pour trouver le style dépouillé et incisif qui lui ouvrira les portes du succès.

A cette quête existentielle commune se greffe une série d’intrigues sentimentales qui font bouillir la sève créative et lui donnent de l’épaisseur. Le climat étant alors à la détente sexuelle, les couples se font et se défont. Les uns partent, comme la belle Linda qui faisait fantasmer autant par son physique que par sa complicité avec Kerouac, les autres restent, un ruban de mélancolie agrafé au coeur, à l’image du flamboyant Dick Dubonet.  » Les larmes lui roulaient sur les joues tandis qu’il repensait au temps où ils allaient tous pêcher l’écrevisse sur la rivière Tualatin et l’orgie qui s’ensuivait. Debout sur la véranda, la splendeur du passé remplissait à ce point Dick d’émotion qu’il voulut lever le poing et crier, un cri d’amour et de désespoir aussi long qu’interminable.  »

Bienveillant avec cette jeunesse insouciante en quête d’absolu, Don Carpenter monte d’un cran dans la causticité quand il débarque à Hollywood avec ceux qui sont venus y chercher le gagne-pain et la gloire que la littérature leur a refusés. Et qui vont vite y perdre leur âme. Là encore du vécu, le scénariste de Payday gardant un goût amer de son passage alimentaire dans le royaume des faux-semblants, transformé en or narratif dans sa brève chevauchée nocturne Strass et paillettes.

Jonatham Lethem décrit Un dernier verre au bar sans nom comme  » un roman sur les écrivains, avec beaucoup d’écrivains. Mais jamais on ne s’en sent exclu parce qu’aucun des personnages, y compris ceux qui publient, n’appartiennent vraiment au « milieu » littéraire. Ils restent des marginaux, des gens combatifs, définis par leur lutte ne serait-ce que pour croire qu’ils ont le droit de répondre à leur vocation sans même parler de la transformer en carrière « . Un pied dans la marge, l’autre dans les étoiles… Voilà qui définit assez bien cet écrivain inclassable avec lequel, au bar sans nom ou ailleurs, on aurait aimer trinquer.

Un dernier verre au bar sans nom, par Don Carpenter (édité par Jonathan Lethem), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, éditions Cambourakis, 382 p.

Par Laurent Raphaël

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