Vers un crash à l’islandaise

Des filiales belges de banques étrangères convoitent l’épargne belge surabondante. Danger : en cas de culbute financière, le contribuable belge pourrait payer la note. Raison de plus pour revoir l’attrait fiscal du livret, recommandent des experts.

Morosité économique, austérité prolongée, peur lancinante du lendemain : rien qui pousse à jeter l’argent par les fenêtres. Les Belges, du moins ceux qui le peuvent, s’adonnent alors à ce qu’ils font encore de mieux : amasser. 262,877 milliards d’euros placés sur les comptes d’épargne fin février 2016, la success story ne connaît pas la crise et fait de l’épargnant belge un cas unique au monde. Le régime fiscal lié au livret y est pour quelque chose.

De l’épargne belge à revendre. Elle ne demande qu’à fructifier. Vu les taux d’intérêt historiquement bas, la probabilité est très faible, quasi nulle. A moins de prospecter hors des sentiers battus, par exemple auprès de banques étrangères que la capture de ce pactole  » dormant  » allèche. Leurs filiales ou succursales implantées en Belgique sont en chasse.

 » Le phénomène n’est pas neuf, recadre Hugo Lasat, président de Beama, l’Association belge des gestionnaires de fortune, en matière de gestion d’actifs, le marché belge est riche, le nombre d’acteurs internationaux qui y évoluent est assez impressionnant et ne cesse d’augmenter. Des sociétés de gestion captent l’épargne locale en offrant des fonds d’investissement de droit étranger.  »

La nature humaine est ainsi faite : difficile de résister à la tentation de placements parfois plus lointains, plus risqués sans doute mais tellement plus lucratifs.  » Un verre d’eau dans un désert, cela représente beaucoup  » : Geert Noels (Econopolis) est un de ces économistes que cet engouement n’enchante guère. Au détour d’un échange de vues avec les parlementaires sur le futur du secteur financier belge, en compagnie de ses collègues d’un High Level Expert Group mandaté par le ministre des Finances, Geert Noels a joué au lanceur d’alerte :  » Le risque du modèle bancaire de l’Islande est en train de se développer en Belgique, et ce sur une plus grande échelle.  »

De quoi jeter un froid, tant la référence évoque de pénibles souvenirs. 2008, l’ouragan financier qui s’abat sur la planète frappe l’Islande avec une rare violence : effondrement de son système bancaire, Etat à deux doigts de la faillite, grosse colère populaire. L’onde de choc du naufrage fait des dégâts jusqu’en Belgique. L’embrouille s’appelle Kaupthing : 20 000 clients belges qui ont cru  » placer malin  » via la filiale luxembourgeoise de la principale banque islandaise, se sont retrouvés pris au piège. Ils sont allés tambouriner à la porte du Premier ministre Yves Leterme (CD&V) pour que son gouvernement les sorte de cet imbroglio juridico-financier. Le lobbying intense a porté : l’Etat belge consent à débourser 160 millions d’euros pour éponger la facture. Il n’en a récupéré que 120 millions.

Bons baisers de Malte

C’est bon pour une fois ? Rien n’est moins sûr. Ce jour-là, devant les députés fédéraux, Geert Noels n’est pas seul à s’inquiéter d’une réplique de ce séisme. Un certain Luc Coene enfonce le clou. L’ex-gouverneur de la Banque nationale se fait plus précis sur une menace qui n’est déjà plus tout à fait théorique. La page islandaise tournée, il est à présent question d’une filière maltaise particulièrement active :  » Des banques maltaises ouvrent des succursales en Belgique, prélèvent une partie de l’épargne belge grâce à des taux très élevés, 4 % sur deux ans, et vont la réinvestir en Finlande par le truchement de portefeuilles de crédits à la consommation au profil de risques plus dangereux.  »

Bienvenue chez Nemea, banque en ligne maltaise. Elle a pointé le bout du nez en Belgique au printemps 2015 et ambitionne d’attirer d’ici trois ans 40 000 clients grâce à un taux très élevé sur son compte à terme. MeDirect, autre institution maltaise active sous nos latitudes, propose comptes en ligne, produits d’investissement, gestion de patrimoine. Pas de soucis ? Les deux organismes bancaires assurent pouvoir compter sur la garantie de l’Etat maltais à hauteur de 100 000 euros, en cas de pépin.

C’est l’une des leçons tirées du crash bancaire de 2008. Il a accouché d’un système de garantie d’Etat censé protéger l’épargne à hauteur de 100 000 euros par personne en cas de nouvelle culbute financière. L’argument de vente ne convainc guère Luc Coene, qui précise au Vif/L’Express sa pensée : l’expert doute franchement de la robustesse financière de l’Etat maltais, de sa capacité à sauver ses banques en détresse et à indemniser les clients belges, si d’aventure les jolis placements en Finlande devaient tourner au cauchemar. Qui donc se sentira obligé d’essuyer les plâtres au bout de la réaction en chaîne ? L’Etat belge. Gare à l’effet contagion.  » Le phénomène, s’il prend de l’ampleur, pourrait conduire à une situation comparable à ce qu’ont connu les banques islandaises.  »

 » Cette situation est aussi chypriote qu’islandaise « , pointe l’économiste Eric De Keuleneer, que ce recyclage de l’épargne belge par  » des banques très douteuses qui offrent des taux d’intérêts éminemment suspects  » inquiète tout autant.

Rompre avec la monoculture de l’épargne : dur, dur…

Car si l’épargnant peut respirer, le contribuable doit trembler.  » Une pression énorme pèse sur lui « , souligne Geert Noels.  » C’est le contribuable belge qui en ira de sa poche si un jour cela tourne mal et que la garantie d’Etat de 100 000 euros par personne doit être activée.  » Il lui reviendrait alors de devoir sauver, à coup de centaines de millions d’euros, cette épargne belge délocalisée qui, cerise sur le gâteau,  » n’offre aucune plus-value à l’économie belge « . Un déplacement du risque jugé, par Eric De Keuleneer,  » malsain, dangereux, intenable car irréaliste, mais auquel on a malheureusement habitué l’épargnant belge « .

Ou comment l’excès d’épargne pourrait gravement nuire à la santé financière de l’Etat. L’économiste Etienne de Callataÿ boucle la boucle :  » Il serait anormal de voir la Belgique encourager fiscalement l’épargnant à placer son argent auprès d’institutions qui prennent des risques couverts in fine par le contribuable belge.  »

Que faire ? Rompre avec la monoculture de l’épargne, insistent les experts. En renonçant à l’attrait fiscal fiscal lié au livret d’épargne, à cette exonération de précompte mobilier à concurrence de maximum 1 880 euros d’intérêts perçus par personne et par an. C’est maintenant ou jamais : la faiblesse historique des taux offre une fenêtre d’opportunité à saisir.

Geste sacrilège. Qui relève du tabou politique absolu. Et d’un intense travail du lobby bancaire, habile à flatter  » le côté maniaco-dépressif que le Belge entretient à l’égard de son épargne « , relève Eric De Keuleneer. En plein Panama Papers, le Belge ne comprendrait pas que l’on touche à un cheveu de son épargne tandis que les  » gros poissons « , les plus fortunés, font figure d’intouchables. Info, intox ? Luc Coene s’insurge : il est faux, prétend-il, d’affirmer que supprimer l’exonération fiscale touchera le  » petit épargnant  » puisque 25 % des Belges ne disposent pas d’un carnet d’épargne. Ce sont surtout les épargnants fortunés qui utilisent ce produit. Ceux qui sont capables de bloquer des sommes conséquentes pour atteindre le montant exonéré d’impôt. Ce public de nantis et d’initiés qui ont les moyens de délocaliser leur épargne, à l’abri d’une garantie d’Etat à l’effet  » déresponsabilisant « . D’ici là, on fait quoi ? On croise les doigts.

Par Pierre Havaux

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