Vendetta au pied du terril

Trois morts par balles en trois mois, cela fait beaucoup pour le village d’Anderlues, dans la région du Centre. A demi-mot, les habitants évoquent un règlement de comptes de la Mafia. Reportage.

Vendredi dernier, à Anderlues, les bouteilles de grappa avaient été mises au frais et les parts de tiramisu, soigneusement découpées. La grand-place du village s’apprêtait à vibrer, trois jours durant, au rythme de la ducasse italienne. Au programme : dégustation de produits transalpins, spectacle de danses traditionnelles et concert d’un sosie d’Adriano Celentano, le monument de la chanson italienne. Bref, le week-end promettait d’être intense.

Pourtant, ce vendredi 31 août, de nombreux habitants ne débordaient pas d’enthousiasme pour les festivités à venir. On les comprend : huit jours plus tôt, ils avaient appris la mort de Luigi Di Pietro. Le jeune homme se trouvait dans sa voiture, vers 4 heures du matin, lorsqu’il a été tué de quatre balles, apparemment tirées par un motocycliste. Le nouvel épisode d’une série noire ? Le 7 juin, déjà, le sang avait coulé à Anderlues. Michele Danazaret et sa compagne, Patricia Alberani, avaient été abattus dans leur maison, et achevés d’une balle dans l’£il. Des meurtres qui possèdent toutes les apparences d’une exécution.  » Il ne s’agit pas d’une bagarre qui a dégénéré. Dans les deux cas, on est venu pour tuer « , insiste Christian De Valkeneer, procureur du roi de Charleroi.

Le village, situé entre Binche et Charleroi, peine à se remettre du choc. Parmi les habitants, bien rares sont ceux qui ne connaissaient aucune des victimes.  » Luigi, je l’ai entraîné quand il jouait au foot, raconte Frank Hody. On l’a connu tout gamin, et voilà qu’on le retrouve assassiné au bord de la route.  » L’heure n’est pas encore à la panique générale, mais un climat lourd plane sur Anderlues.

Les enquêteurs, eux, ont trois crimes sur les bras, et toujours pas l’ombre d’une piste sérieuse.  » Je ne voudrais pas caricaturer la région du Centre et dire qu’une omerta règne à Anderlues, mais il faut bien se rendre compte que les faits sont particulièrement violents, indique Christian De Valkeneer. Cela ne pousse pas les gens à collaborer avec la justice, à supposer que quelqu’un possède des informations.  »

Une chose est sûre : Michele Danazaret et Luigi Di Pietro se connaissaient. Le premier avait participé au hold-up d’un bureau de poste à Leval, en 1998. Le second avait été cité dans plusieurs affaires de trafic de drogue. Ces deux meurtres surviennent par ailleurs à un moment particulier : dans la nuit du 14 au 15 août, six Italiens sont morts criblés de balles à Duisburg, en Allemagne, non loin de la pizzeria où ils travaillaient. Un règlement de comptes de la Mafia calabraise, la Ndrangheta.

Ce contexte ajoute encore au trouble et à la confusion. Les rues d’Anderlues bruissent de rumeurs.  » Danazaret était parti quelque temps en Italie, pour se faire oublier. Visiblement, ça n’a pas suffi « , croit savoir un habitant. Plusieurs personnes évoquent à demi-mot  » un certain milieu « .  » On les connaît, ces gens-là. On les appelle les travailleurs de nuit. Quand vous avez 30 ans, pas de boulot, et que vous roulez dans de grosses berlines, il n’y a pas de secret…  » Conseiller communal communiste, Freddy Dewille a entendu de tout ces derniers jours :  » On raconte que des gens seraient venus d’Italie pour « nettoyer », et qu’ils ne lâcheront pas le morceau. On m’a même donné les noms des deux personnes suivantes sur leur liste.  » Annibale Moscariello, échevin des Travaux publics (PS), dédramatise la situation :  » J’ai subi une agression il y a quelques années. Lorsque j’ai rencontré une connaissance, peu après, elle m’a demandé s’il était vrai que j’étais resté plusieurs semaines dans le coma. En réalité, j’avais seulement eu 2 points de suture…  »

 » Il y a des familles siciliennes très suspectes  »

A Anderlues, les personnes d’origine italienne représentent entre 10 et 15 % de la population. La plupart proviennent des Abruzzes et de Sicile. Une immigration ancienne, bien intégrée. Il n’empêche, ceux qui voient la main de la Mafia dans les meurtres récents ont-ils forcément tort ? Les explications de Xavier Raufer, criminologue, chargé de cours à l’université Paris-II :  » Une mafia ne peut naître que dans des sociétés claniques, fondées sur les notions d’honneur et de vengeance, comme la Sicile ou la Calabre. N’en font partie qu’une petite minorité des habitants – moins de 5 %. Mais, du coup, parmi la diaspora originaire de ces régions, on retrouve forcément des cellules mafieuses. Par intimidation ou complicité. Si quelqu’un de votre village arrive à Charleroi et vous demande de planquer un paquet, vous n’avez pas le choix.  » Un habitant d’Anderlues confirme :  » Je défie les mafieux albanais ou tchétchènes d’essayer de s’implanter à Morlanwelz. Ce serait la guerre des clans.  » Autre anecdote révélatrice, racontée par un jeune du coin :  » Au café, je me suis un jour retrouvé face à un gars de Chapelle-lez-Herlaimont. Un calibre dépassait de sa poche. A part ça, très sympa, le mec ! Mais je savais que j’avais en face de moi quelqu’un de pas très net, et qu’il était italien.  »

A la fin des années 1980, l’affaire des  » négriers de la construction  » avait ébranlé la région du Centre. Adriano Gattesco, ex-gardien de but de Mons, a ainsi disparu le 23 avril 1988. Son corps n’a jamais été retrouvé. Exécutés aussi, Stéphane Steinier, journaliste à La Nouvelle Gazette, et Jean-Claude Boitiaux, entrepreneur. Quant à Giuseppe Dell’Aera, il a été assassiné à Morlanwelz en 1989, deux jours après sa sortie de prison.  » Depuis vingt-cinq ans au moins, il y a en Belgique des familles siciliennes extrêmement suspectes, affirme Xavier Raufer. Quand on coince l’auteur d’un délit, on le jette en prison. Mais cela reste traité comme des faits divers locaux, pas comme une organisation criminelle. Or une mafia, par définition, repose sur des structures permanentes. Les individus y sont interchangeables.  »

Anderlues se serait bien passé de ce nouveau coup dur, qui survient après la fermeture de la cokerie, en 2002, et celle de la boulonnerie Havaux, en 2005. Pourtant, les autorités communales veulent croire dans le redéploiement économique soutenu par le plan Marshall. Et elles s’emploient à démonter avec énergie les amalgames du genre  » Italien = mafieux « , bien vivaces dans certains esprits.  » Mon père est arrivé en Belgique avec un manteau, et ma mère avec une valise, lance Annibale Moscariello. Aujourd’hui, ma s£ur et mon frère sont médecins, tout comme moi. Ce n’est pas une preuve d’intégration, ça ?  »

François Brabant

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