Vacarme dans la bibliothèque universelle

Google déploie de grands efforts techniques et juridiques pour sa bibliothèque numérique. Après avoir trébuché en France, la société américaine attend un jugement important aux Etats-Unis.

Depuis six ans, les scanners de Google balaient les collections de plusieurs bibliothèques universitaires et publiques. Dix millions de livres seraient déjà stockés sur ses serveurs, selon le géant de l’Internet. Grâce à la numérisation en mode  » texte « , il est désormais possible de trouver les mots-clés à l’intérieur même de ces livres. La mission  » organiser l’information à l’échelle mondiale  » chère aux fondateurs Larry Page et Sergey Brin, est bien avancée.

Mais alors que les étagères virtuelles se remplissent, l’entreprise attend de savoir comment elle pourra exploiter une partie de ses fichiers. Dans les prochaines semaines, la justice américaine doit approuver ou rejeter un accord en conciliation entre Google et les auteurs et éditeurs américains. Ce compromis, qui fait suite à une plainte contre Google pour contrefaçon, permettrait à l’entreprise californienne de continuer à présenter des extraits des £uvres sous droit s d’auteur, sans devoir demander chaque fois l’autorisation aux ayants droit. La société pourrait aussi systématiquement vendre des livres épuisés, même s’ils ne sont pas dans le domaine public. Au niveau financier, les revenus seraient partagés : 63 % aux titulaires des droits d’auteur, le reste (37 %) à Google. Outre les ventes, les bénéfices proviendraient de la publicité affichée sur les pages de consultation des livres et de la location de la base d’ouvrages à des bibliothèques et des institutions. Google affirme que l’accord pourrait  » libérer l’accès à des millions de livres  » et donner de nouvelles sources de revenus aux éditeurs.

Objections

Le projet fait face à l’opposition de différents acteurs du monde de l’édition. Amazon, le grand libraire en ligne, affirme que le Google Book Settlement donnerait à Google un contrôle trop important du marché des livres épuisés. Peu importe si Google propose aux libraires concurrents (Amazon, mais aussi Barnes & Noble, etc.) de vendre les livres numérisés et de partager les profits. Par ailleurs, des éditeurs ont protesté contre le principe de l’  » opt out « , estimant que c’est Google qui devrait leur demander la permission d’exposer et vendre des livres et non l’inverse.

Début février, le ministère américain de la Justice a également manifesté son opposition à l’accord – déjà une version retravaillé par Google et les éditeurs en novembre 2009 à la suite de critiques. Celui-ci reviendrait à  » permettre à l’entreprise d’être le seul acteur sur le marché numérique avec les droits de distribution et d’exploitation d’une grande variété de contenus dans de multiples formats « , s’inquiète le ministère, dont l’avis n’est cependant pas contraignant. Le tribunal fédéral de New York, qui doit rendre son jugement, prévoyait d’entendre les dernières objections le 18 février.

Difficultés en Europe

Alors que Google espère une décision favorable aux Etats-Unis, l’entreprise fait déjà face à des difficultés légales en Europe. Elle a d’ailleurs décidé, dans la deuxième version de l’accord de conciliation, de limiter le champ d’application aux livres enregistrés aux Etats-Unis ou publiés en Australie, au Canada ou au Royaume-Uni. Cela pour éviter des problèmes liés aux différentes traditions juridiques entre les pays anglophones et l’Europe continentale.

 » En Belgique et en Europe, l’exception aux droits d’auteur pour citation est très limitée, explique Alain Berenboom, avocat spécialisé en droits intellectuels. Le droit de citation ne peut être appliqué que dans le cadre d’un commentaire, sur une étude sur la mort d’un écrivain, par exemple. La jurisprudence ne peut pas créer de nouvelles exceptions ou étendre des exceptions existantes. Aux Etats-Unis, en revanche, l’exception de fair use permet au juge d’autoriser l’utilisation d’extraits d’£uvres sans l’assentiment de l’auteur de manière beaucoup plus large.  »

En France, Google a été condamné pour contrefaçon de livres en décembre. Un tribunal parisien a interdit au géant américain de poursuivre la numérisation d’ouvrages sans l’autorisation des éditeurs, et l’a condamné à verser 300 000 euros de dommages et intérêts au groupe La Martinière, à l’origine de la plainte.  » C’était plus simple en France qu’aux Etats-Unis, car il n’y a pas le système du fair use « , souligne Alain Berenboom. Ce n’est pas la première fois que Google perd un procès pour violation du droit d’auteur sur le Vieux Continent. En Belgique, Copiepresse, le représentant des éditeurs de presse francophones et germanophones, était parvenu en 2006 à faire condamner la société américaine à retirer tous les articles de ses journaux adhérents de son site Google News. Celui-ci présentait des extraits d’articles sans l’autorisation des éditeurs.

Les éditeurs belges de livres suivent de près l’évolution du projet Google Books. Mais ils n’ont pas porté plainte.  » Comme nous n’avons pas les moyens d’intenter un procès à Google comme la SNE, on négocie de manière collégiale avec la Fédération européenne des éditeurs « , explique Bernard Gerard, directeur de l’Association des éditeurs belges (ADEB). L’association est favorable à une collaboration avec Google, mais  » à condition que l’éditeur passe un contrat avec Google et qu’il reste maître de ce qu’il met, de la manière dont c’est mis et du type d’exploitation qui est réservé à l’ouvrage « , précise Bernard Gerard. L’ADEB a ainsi négocié des contrats pour les plus petits éditeurs belges dans le cadre du programme de partenariat de Google, affirme-t-il.

Aides publiques

Les maisons d’édition, même si elles rejettent les méthodes de Google, espèrent bien pouvoir exploiter les titres de leurs fonds. Mais elles investissent peu dans la numérisation, qui coûte cher. Par ailleurs, le secteur du livre numérique est encore jeune, sans formats dominants ou de vision claire sur l’organisation future du marché.

En Europe, les pouvoirs publics veulent aider le secteur à se développer. Une Bibliothèque digitale allemande a été annoncée pour 2011. Des bibliothèques publiques européennes collaborent au sein du projet Europeana. En France, l’Etat soutient Gallica (photo page 56), le fonds numérique de la Bibliothèque nationale de France. Un million de documents (livres, périodiques et autres) y sont proposés en format numérique, selon les informations sur le site. Mais moins de la moitié le sont en mode texte. Un rapport sur la numérisation commandé par le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand propose d’échanger des fichiers en français avec Google. Après les attaques contre l’entreprise américaine et le risque de  » domination de la culture anglo-saxonne « , la France réalise que Google s’intéresse aussi aux ouvrages dans d’autres langues et pourrait adopter une position plus pragmatique.

Le gouvernement français envisage aussi d’aider les acteurs privés à développer leur offre en ligne. De grandes maisons d’édition comme Hachette Livre, Flammarion et Média Participation se penchent sur une plate-forme de distribution commune de livres électroniques.  » Du point de vue de l’internaute, le panorama de l’offre peut paraître encore peu lisible et plutôt éclaté « , affirme le rapport Tessier. Dans le secteur stratégique des e-books, et surtout des £uvres nouvelles, le principal concurrent n’est peut-être pas Google. Il y a aussi Amazon et Apple, le grand bénéficiaire de la numérisation de la musique.

CORENTIN WAUTERS

le secteur du livre numérique est encore jeune, sans vision claire

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