La crise politique récente opposant, en Iran, le clan des » réformateurs » à celui des » conservateurs » et les élec-tions législatives du 20 février dernier posent avec acuité la seule vraie question sur le régime de Téhéran : unethéocratie est-elle réformable ?
Professeur à l’Université libre de Bruxelles, directeur de l’Institut de sociologie.
Alors que la République islamique vient de fêter son 25e anniversaire, de plus en plus de voix s’élèvent en Iran pour réclamer la séparation du religieux et du politique. Cette évolution est l’une des retombées les plus intéressantes de la révolution de 1979. En effet, si jusqu’à cette date, la question de la sécularisation est souvent venue du haut, elle est actuellement, comme la modernisation, portée par la population, particulièrement par la jeunesse qui en constitue la majorité. Les idées modernistes ne sont plus une imposition du pouvoir ou une importation de l’étranger. Dans un pays musulman, c’est sans aucun doute un facteur fondamental qui aura un impact équivalent à la révolution islamiste, non seulement en Iran, mais aussi dans l’ensemble du monde musulman et, au-delà, pour l’islamisme. Un quart de siècle de ce régime et de ses soubresauts, y compris les derniers, a démontré aux Iraniens que tout changement politique ne pourra se faire que par l’abrogation du Vélayaté Faqih (gouvernement du jurisconsulte) qui assure la prééminence du religieux sur le politique. Aujourd’hui, la lutte entre » réformateurs » et » conservateurs » n’intéresse plus grand monde en Iran et surtout pas les jeunes, déçus de l’inertie du président de la République. Au printemps dernier, lors des manifestations estudiantines, le désenchantement était déjà visible ; il a été conforté par le refus de la population et, surtout, des jeunes de soutenir les candidats rejetés par le Conseil des gardiens et par l’abstention massive aux législatives du 20 février : 50,57 % seulement des électeurs se sont rendus aux urnes !
A présent, ce n’est plus la sauvegarde d’une théocratie qui préoccupe les Iraniens, mais la résolution de leurs problèmes quotidiens, la réalisation des promesses. Le manque de liberté est leur premier souci. L’attribution à Shirin Ebadi du prix Nobel de la paix a eu l’avantage d’ériger à la face du monde la question des atteintes aux droits de l’homme en Iran, puisqu’elle a été choisie pour son combat en faveur de ceux-ci. Nul besoin de revenir ici sur le nombre de personnes emprisonnées (entre 200 000 et 250 000, selon Amnesty International) ou sur le nombre de journaux interdits (plus d’une centaine depuis l’élection présidentielle de 1997 et encore deux, la semaine dernière). Les arrestations arbitraires sont monnaie courante dans ce pays où les m£urs sont codifiées à l’extrême, même si les peines pour atteinte aux m£urs touchent plus fréquemment les faibles et les pauvres. La corruption aidant, la nouvelle classe clientéliste et les nantis ont plus de chance d’échapper aux sanctions.
En ce qui concerne la situation générale des femmes, la République islamique montre un paysage très contrasté. Alors qu’elles constituent plus de 60 % de la population estudiantine, moins de 30 % travaillent hors de chez elles, dont 30 % pour l’Etat, particulièrement dans les domaines de l’éducation et de la santé, mais à peine 5 % détiennent des postes à responsabilités. Par ailleurs, la population étant composée de 33,794 millions d’hommes et de 32,687 millions de femmes, le ratio penche en faveur des hommes. Or, à toutes conditions égales, partout dans le monde, le nombre des femmes est supérieur à celui des hommes. L’inversion de ce ratio révèle en Iran les discriminations qui touchent les femmes (soins de santé, alimentation, violence physique…). La situation économique demeure l’une des préoccupations majeures. Le PIB par habitant ne représente encore que le tiers de celui des années 1970.
La situation démographique expliquerait une partie de l’ampleur des problèmes de développement, à côté, entre autres, des luttes intestines, de la méfiance des investisseurs ou de l’incohérence des stratégies. Les statistiques officielles attestent d’une augmentation importante de la population, 66,5 millions aujourd’hui, contre 37,2 en 1979. Celle-ci est due à la politique nataliste menée par le régime dans les années 1980. La génération du baby-boom entre sur le marché du travail. Mais le gouvernement a été incapable de créer des emplois et de prévoir la demande. Seule la bureaucratie a été multipliée par quatre depuis la révolution. Et le chômage est alarmant : il touche plus de 26 % des jeunes, dont 20 % de diplômés universitaires, même spécialisés dans des branches importantes pour le développement telles que l’agronomie, l’hygiène et la santé.
La production et l’exportation de pétrole, source de richesse première pour le pays, sont en baisse. Aujourd’hui comme hier, le secteur pétrolier ne génère pas beaucoup d’emplois et ne réussit pas à être le moteur de l’économie, comme l’ont été le charbon ou l’acier en Europe.
Depuis 1979, la pauvreté a augmenté de manière alarmante, provoquant une hausse de la mendicité et de la prostitution. Certaines estimations avancent le chiffre de 5 millions de prostituées, tandis que 15 % de la population vit en dessous du seuil de la pauvreté. Parallèlement, la répartition des revenus devient de plus en plus inégalitaire. Les 10 % les plus riches partagent 40 % de la richesse du pays, alors que les 10 % les plus pauvres se contentent de 2 %. On est loin, très loin des promesses de la révolution islamique et des espoirs qui accompagnaient l’élection de l’ayatollah Khatami à la présidence de la République, en 1997. Si l’on ajoute à ce panorama la toute-puissance des » fondations » de tout genre, liées de près au régime, qui gèrent près de 50 % de l’économie formelle, en échappant à tout contrôle ou à l’imposition fiscale, ainsi qu’une corruption rampante reconnue par tous, les perspectives économiques semblent bien sombres. Seul un Etat de droit, aux règles claires et stables assurant la sécurité des investissements iraniens et étrangers, pourra insuffler un changement.
Il s’avère que l’un des enjeux des élections récentes a été la réforme économique et ses liens avec les pays occidentaux, notamment, la relance des relations avec les Etats-Unis. La campagne électorale a été animée par des discussions sur l’échec de la démocratie qui, somme toute, semblent bien stériles, lorsque a priori les candidats non islamistes sont écartés, posant la question même de la définition de la démocratie. La campagne a également consacré le recentrage islamique du paysage politique. La mise à l’écart des » réformateurs » traduit l’apparition d’un troisième clan, déjà qualifié en Occident de » néo-conservateurs « , autour de l’ancien président Rafsandjani (l’une des personnalités considérées comme les plus corrompues du régime) et de Rohani, chef du Conseil suprême de la sécurité nationale. Il serait porteur d’un modèle de croissance économique que d’aucuns qualifient d’option chinoise impliquant une normalisation avec l’Occident qui ouvrirait la voie aux investissements étrangers et à la relance de la machine économique.
Le clan des » néo- conservateurs »
L’échec de la politique réformiste du président actuel, dans un cadre où » conservateurs » et » réformateurs » s’accordaient pour ne pas mettre en cause la théocratie, a démontré qu’un changement réel ne peut passer que par l’abrogation de celle-ci. Aujourd’hui, on tente de sauver la théocratie en se lançant dans un nouveau modèle économique, tout en limitant le champ politique et en contrôlant la libéralisation sociale. Il est probable que cette voie aura des conséquences sur la croissance économique et favorisera la classe des hommes d’affaires qui constituent le clan des néo-conservateurs. Cependant, il est très douteux qu’elle aboutisse à une répartition équitable des richesses et il est encore moins probable qu’elle réponde aux aspirations de sécularisation des Iraniens. l
Par Firouzeh Nahavandi