Une sortie avortée cousue de fil blanc

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Programmé en 2015, le début de la fin du nucléaire est repoussé de dix ans : l’affaire était pliée dès le déclenchement du compte à rebours en 2003. Mal ficelée, la loi de sortie du nucléaire chère à Ecolo était tellement peu désirée que ses jours étaient comptés. Les autres partis y ont veillé.

Cette loi est une bonne loi et il n’y a aucune raison de la revoir. Il n’y a pas de lien direct entre cette loi et le rapport que le gouvernement demandera sur le mix énergétique de la Belgique.  » Ainsi parlait Paul Magnette à la Chambre, en avril 2008. Un an et demi et une crise budgétaire carabinée plus tard, le ministre PS de l’Energie s’est ravisé : mieux vaut mettre en veilleuse la sortie du nucléaire programmée par cette  » bonne  » loi, et se ranger ainsi aux conseils du rapport rendu par les experts du Gemix. Longue vie à l’atome et à ses rentrées financières : les trois plus vieilles centrales nucléaires promises à extinction en 2015 obtiendront un rabiot de dix ans. Les installations plus récentes sauveront peut-être leur peau pour vingt ans de plus. Voilà qui fleure bon le report aux calendes grecques.  » Forfaiture « , comme il est de bon ton de s’indigner chez Ecolo ? Magnette renvoie les verts à leurs chères études :  » La sortie du nucléaire n’est pas remise en cause, mais son calendrier est reporté. Le temps de compléter l’arsenal législatif par un plan contraignant d’efficacité énergétique et de développement des énergies renouvelables qui fait défaut. Le schéma de grande confiance dans les forces du marché dans lequel opérait le ministre de l’époque ( NDLR : le secrétaire d’Etat à l’Energie Ecolo Olivier Deleuze) ne fonctionne pas.  » Va donc pour un durcissement des règles du jeu, que le ministre PS se fait fort d’imposer au secteur privé… Quitte, dans l’immédiat, à vider de sa substance une loi qui porte aussi la griffe socialiste. Un jeu d’enfant : le terrain avait été si bien préparé que la voie à suivre était tout indiquée.)

 » Tous d’accord depuis longtemps « , se félicite la fédération patronale FEB en savourant l’annonce de la prolongation du nucléaire. Tous d’accord en tout cas pour reconnaître que, sans l’irruption au pouvoir fédéral de ces diables d’hommes verts, en 1999, l’idée même de sortir un jour du nucléaire serait sans doute restée politiquement saugrenue. A-t-on jamais vu une loi votée à ce point à contrec£ur, avec l’intention à peine dissimulée de lui faire un sort dès que l’occasion se présenterait ? C’est du bout des lèvres, sans y croire, que les partenaires libéraux et socialistes de la coalition arc-en-ciel se résignent, fin 2002, à offrir ce  » cadeau  » à ces remuants écolos, incontournables dans l’aile flamande du gouvernement.  » Une fameuse connerie « , confie alors une éminence socialiste sous couvert de l’anonymat. Mais il faut la commettre,  » par devoir moral de loyauté envers un partenaire « , justifient les parlementaires de la majorité. A l’heure de presser sur le bouton de vote, des commentaires peu amènes se perdent, sans pudeur :  » Cette loi met un terme à une grande réussite économique, technologique et intellectuelle « , déplore le député MR Serge Van Overtveldt . Son collègue PS Léon Campstein donne sa voix à une formule  » qui ressemble davantage à une fuite en avant plutôt qu’à un changement réfléchi « . Au Sénat, la bouillante Anne-Marie Lizin, bourgmestre PS de Huy et voisine de la centrale de Tihange, fait de la résistance. Et le MR François Roelants du Vivier se veut prémonitoire :  » Reconnaître son erreur, c’est parfois se grandir.  » L’encre de la loi n’est pas encore sèche que le député Open VLD Pierre Lano annonce la couleur :  » On ne sortira jamais du nucléaire, la loi votée sera immanquablement révisée lors d’une prochaine législature.  » Charmante entrée en matière. Alors sénateur VLD, l’économiste Paul De Grauve l’admet sans fard :  » Nous avons voté cette loi par tactique politique. Les libéraux flamands étaient contre. Mais il y avait assez de cyniques pour faire le calcul d’attendre.  » Dans les rangs socialistes, on grogne aussi :  » Une loi purement dogmatique « , se souvient le député Patrick Moriau. L’ancien président du PS et alors commissaire européen à la Recherche scientifique, Philippe Busquin, y est allergique et ne ménage pas ses efforts pour faire passer le message. Au MR, on n’est pas en reste :  » J’entends encore Louis Michel, au bureau du parti, nous dire : arrêtez de m’énerver avec cette loi, il fallait bien la voter ! Mais c’était pour rappeler aussitôt que rien n’était définitif, que de toute façon on pouvait faire marche arrière. On était donc assez relax, en fin de compte « , se souvient un ancien élu libéral. C’est que les géniteurs de la loi, Ecolo compris, se sont légitimement donné les moyens de casser l’audacieuse logique de fermeture des centrales : que plane une menace sur l’approvisionnement énergétique du pays, et la sortie programmée du nucléaire pourra être enrayée.

Il suffisait donc de patienter. D’attendre que la loi affiche d’elle-même ses insuffisances.  » L’absence de dispositif d’accompagnement de la fermeture des centrales relevait presque du péché originel « , rappelle le climatologue de l’UCL, Jean-Pascal van Ypersele. Attendre aussi que les partisans du  » nucléaire, non merci !  » aient vidé les lieux. C’est chose faite au printemps 2003 : les verts renvoyés avec pertes et fracas dans l’opposition au fédéral, le pari d’un pays sans nucléaire devient encore plus fou. Et plus flou. Désormais entre eux, socialistes et libéraux se gardent de tout excès de zèle pour déployer les moyens de se passer de l’atome.  » Il n’y a pas eu de volonté politique d’accélérer le tempo « , reconnaît Paul De Grauwe.

Certes, officiellement, le credo reste de mise. Le ministre de l’Energie sous la coalition violette, Marc Verwilghen (Open VLD), redit sa volonté de tourner à terme la page du nucléaire. Mais avec toutes les réserves d’usage, qu’alimentent fort opportunément les rapports successifs demandés aux experts. Commission Ampère, Commission 2030, études de la Creg (Commission de régulation du gaz et de l’électricité), analyses du Bureau du Plan : les diagnostics se suivent et se ressemblent grosso modo pour recommander, à tout le moins, de maintenir ouverte l’option nucléaire, voire de remettre carrément en question l’extinction des centrales, faute d’alternatives crédibles. Le monde politique y puise de nouvelles raisons de s’accrocher à la filière nucléaire. Se sent conforté dans son envie de porter en temps voulu un coup de canif au contrat. Experts et gouvernants se nourrissent mutuellement de la conviction qu’on ne peut inverser la tendance lourde, favorable au maintien de la voie nucléaire. CQFD…  » Nos anciens partenaires au gouvernement n’ont plus du tout été stimulés. Les ministres sont devenus perméables à la pression. Marc Verwilghen (Open VLD) a été d’une incurie totale. Le champ était libre pour ceux qui, dès le départ, n’aimaient pas la loi « , s’insurge l’ancienne ministre Ecolo Isabelle Durant. Et cela fait beaucoup de monde. Y compris au sein des commissions d’experts. Inter-Environnement Wallonie et Greenpeace épinglent ainsi les  » partisans notoires de l’énergie nucléaire « , plus ou moins liés à l’industrie de l’atome, qui peuplent la Commission  » Energie 2030  » chargé, en 2006, par le ministre Verwilghen, de baliser le futur énergétique de la Belgique. Voix discordante parmi ces experts, le climatologue réputé Jean-Pascal van Ypersele s’y sent à ce point mis hors jeu qu’il dénonce publiquement la méthode de travail utilisée.  » Ma voix dérangeait beaucoup. La composition des commissions Ampère et 2030 était assez orientée.  »  » Je sais d’expérience que lorsqu’un centre de recherche a bénéficié de nombreux contrats de recherche de telle ou telle entreprise ou lorsque des experts ont longuement travaillé dans telle ou telle entreprise, cela peut, à la longue, avoir un effet sur leur jugement « , lâche le ministre Magnette, interpellé sur la composition du groupe Gemix.

Le retour au pouvoir fédéral en juin 2007 de la famille sociale-chrétienne, d’emblée hostile à l’arrêt des centrales atomiques, achève de boucler la boucle. Pour se forger une conviction, le CDH a toujours pu compter sur l’expertise de son ancien ministre de l’Energie, Jean-Pol Poncelet, recyclé en conseiller du patron de l’équipementier nucléaire Areva.

La partie était trop inégale pour que les verts puissent la remporter. Cela suffit-il à en faire les dindons d’une farce écrite par d’autres ? Isabelle Durant réfute le sarcasme :  » Mauvais procès. La sortie du nucléaire n’était pas un petit cadeau consenti à Ecolo. Il a fallu surmonter une résistance libérale francophone marquée.  » Les verts y ont mis d’autant plus d’acharnement que la volonté de se passer de l’atome cachait aussi une part de calcul politique. Il fallait redorer le blason d’Ecolo sur le dos du nucléaire.  » Lorsque Deleuze met le dossier à l’agenda, c’est avec la volonté de marquer un coup par rapport au core business d’Ecolo, de se refaire une virginité sur le nucléaire. Le parti traverse une passe difficile à la suite du dossier Francorchamps et du bilan mitigé d’Isabelle Durant à la SNCB. Les sondages ne sont pas bons. Il fallait donner un signal clair et chercher à sauver les meubles vis-à-vis de son électorat de base « , se souvient un ponte du mouvement. La conjoncture politique s’y prête :  » Louis Michel craignait de voir Ecolo faire un coup d’éclat au sein du gouvernement, dans un but électoraliste. Il était donc enclin à lâcher du lest sur ce dossier.  » Victoire à la Pyrrhus : arrachée en toute fin de législature, la loi de sortie du nucléaire ne permettra pas à Ecolo d’éviter la bérézina électorale. Encore moins de maintenir au sein du gouvernement suivant la pression nécessaire pour que les partenaires jouent correctement le jeu.

Impuissants, les Ecolos assistent aujourd’hui au démantèlement de leur £uvre bancale. Non sans une pointe de soulagement à l’idée de ne pas être associés à un revirement qui vire à une question de gros sous. Exclus du gouvernemental fédéral, les voilà préservés de la tentation d’exploiter plus longtemps le juteux filon nucléaire pour se sortir du pétrin budgétaire. Autant ne pas avoir à mettre les mains dans ce cambouis ni à affronter le cruel dilemme qui se serait posé aux verts : la sortie compromise du nucléaire aurait-elle valu une crise gouvernementale ? Isabelle Durant préfère esquiver.  » Si nous avions été au fédéral, nous aurions été à la bataille. Nous ne sommes pas des irresponsables ni des sots. Les lois sont aussi faites pour être détricotées, même si je le regrette profondément pour celle sur le nucléaire. Aucun texte ne s’impose à vie.  » Pragmatique, la jeune génération d’Ecolo se serait sans doute raisonnablement accommodée d’un sursis au nucléaire. Aubaine : elle n’a pas à le crier sur tous les toits. P. Hx

PIERRE HAVAUX

Vrai cynisme et fausse candeur permettent au nucléaire de sauver sa peauProlonger le nucléaire : un  » accommodement raisonnable  » pour une partie de la jeune génération écolo

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire