Une Amitié singulière regroupe toute l'oeuvre de Floc'h et Rivière autour de Sturgess et Albany. © DARGAUD / RITA SCAGLIA

Une singulière intégrale

Le duo Sturgess & Albany, créé par le duo Floc’h et Rivière dès 1977, a longtemps été synonyme d’élégance, d’anglophilie et de parfaite ligne claire en BD. Une nouvelle intégrale de leurs non-aventures vient rappeler que cette double paire fut, aussi et surtout, révolutionnaire.

Des mouvements culturels qui ont émaillé et marqué la seconde moitié du xxe siècle, on se souvient du Nouveau Roman qui a repoussé, avec Alain Robbe-Grillet, les conventions du roman traditionnel. On se rappelle aussi de la Nouvelle Vague qui, avec Godard, Truffaut ou Chabrol, a renouvelé les codes du cinéma moderne. Mais on a peut-être un peu vite oublié qu’une  » nouvelle bande dessinée  » a vu le jour dès 1977, proposant dans un cadre classique des histoires qui ne l’étaient pas du tout : Le Rendez-vous de Sevenoaks, récit d’un écrivain se rendant compte que son livre a déjà été écrit vingt ans plus tôt, fut le premier à mettre en scène – mais surtout pas à en faire des héros – le critique littéraire Francis Albany et l’auteure de romans policiers Olivia Sturgess, tous les deux so british. Des personnes plus que des personnages, que le duo Floc’h et Rivière fera vivre – et mourir ! – dans sept albums très différents, excepté leur ligne claire, jusqu’en 2009, dans une ébouriffante succession de jeux de mise en abyme, de livres dans les livres et de passerelles entre fiction et réalité qui marquèrent durablement la bande dessinée dite  » adulte « .

Je déteste les intrigues et les héros, j’aurais fait tout un album sur une tasse de thé !

 » J’avais 21 ans quand j’ai dessiné Sevenoaks « , s’est souvenu pour nous Jean-Claude Floch, dit Floc’h, depuis sa résidence de Biarritz,  » mon Xanadu à moi, que j’ai décoré comme une maison de Walter Scott « .  » Nous voulions un autre monde autrement. Or, à l’époque, Hergé n’était plus du tout en odeur de sainteté et la bédé était en plein éclatement, avec Gotlib et Mandryka qui faisaient, excusez-moi du terme, leurs BD de puceaux avec beaucoup de machiavélisme. Moi, je suis un « propre » comme Reiser était un « sale », j’ai la ligne claire naturelle et je suis un homme de concept, comme Alain Resnais (NDLR : avec qui cette star de l’illustration a collaboré à plusieurs de ses films, dont Smoking/No Smoking ) : la construction formelle m’intéresse plus que les intrigues. La bédé, c’était un espace où des héros n’ont pas d’âge, ne changent pas d’apparence et ne vivent que des intrigues linéaires en série. Je déteste les intrigues et les héros, j’aurais fait tout un album sur une tasse de thé ! Le premier album devait d’ailleurs être un one shot, réalisé avec panache ! Le succès et la demande en ont décidé autrement, même si après le troisième album ( NDLR : A la recherche de Sir Malcolm formant avec Le Dossier Harding e t Sevenoaks ce qu’on nommera ensuite  » la trilogie anglaise « ), nous avons pris la meilleure décision qui soit : faire mourir Albany. Ce qui ne nous a pas empêché de nous amuser encore beaucoup avec lui par la suite.  »

Jean-Claude Floch, dit Floc'h.
Jean-Claude Floch, dit Floc’h.© DARGAUD / RITA SCAGLIA

La preuve par cette nouvelle intégrale, justement baptisée Une Amitié singulière (1), qui regroupe toute l’oeuvre de Floc’h et Rivière autour de Sturgess et Albany – la trilogie anglaise, la trilogie du Blitz, le documentaire dessiné sur la vie (et la mort) d’Olivia Sturgess ainsi que d’autres goodies tels que la vraie-fausse vente aux enchères de ses souvenirs, le tout réalisé de 1977 à 2009 – mais dans un nouvel agencement qui se joue, comme leurs albums, de toute chronologie linéaire.  » Cette nouvelle Amitié singulière que nous avons totalement créée réinvente la série par le procédé du montage. Le livre propose désormais une relecture de l’ensemble. Et ma foi, ce n’est pas empesé, et toujours pertinent, non ?  » On ne contredira pas ce dandy de Floc’h qui en est d’ailleurs la parfaite incarnation, lui qui a emballé ses récits révolutionnaires de son élégante ligne claire qui ne faisait peur à personne  » pour mieux les piéger ensuite « .  » Le dandy se joue de la règle mais la respecte encore. Je dois en être là.  »

 » Mon métier, c’est Floc’h !  »

Cette Amitié singulière s’ouvre ainsi, non pas sur Sevenoaks, mais sur la longue note hagiographique qu’Olivia Sturgess rédigera, bien des années plus tard, à l’occasion de la mort de son très cher ami Albany. Et elle propose, d’emblée, une relecture et une réinterprétation de leurs vies respectives, certes de fiction mais plus vraisemblables que d’autres, tant Floc’h et Rivière ont mis de leur anglophilie galopante, de leur érudition et du leur tout court dans ces récits où ils s’effaçaient derrière leurs personnages pour mieux les incarner : la trilogie du Blitz est ainsi  » présentée par  » Albany et Sturgess, quand ils ne sont pas directement les scénaristes ou auteurs d’une nouvelle ou d’un comics eux-mêmes enchassés dans un autre récit. Floc’h et Rivière ont poussé le trouble et les faux-semblants jusqu’à écrire, parallèlement à la série, en 2006, un  » vrai  » roman signé Olivier Alban, soit le nom de plume que s’étaient choisi, dans leurs albums de bédé, le duo Sturgess/Albany pour leurs chroniques littéraires écrites à quatre mains ! De tels jeux narratifs, faisant fi de toute linéarité et cherchant la vraisemblance (la véritable quête du duo, qui a intégré dans ses récits une kyrielle de personnages réels, de Agatha Christie à Hitchcock, pour rendre plus perméable encore la frontière entre fiction et réalité) ont profondément influencé l’histoire de la bande dessinée, laquelle se découvrait soudain d’autres horizons graphiques et surtout narratifs.

(1) Une amitié singulière, par Floc'h et Rivière, Dargaud, 408 p.
(1) Une amitié singulière, par Floc’h et Rivière, Dargaud, 408 p.

Floc’h, lui, s’il s’est visiblement impliqué dans cette ultime relecture, est depuis longtemps passé à autre chose, autrement. S’il a décidé d’arrêter définitivement la bande dessinée et les expositions il y a plus de dix ans ( » faire de la BD, ce n’était pas mon idée, je ne suis pas assez patient ni modeste « ), l’artiste continue de s’adonner au  » dessin pur  » et à l’écriture  » de manière quasi compulsive : en quelques semaines j’ai fini deux ouvrages, l’un sur mon chien, l’autre sur ma femme, qui sortiront l’année prochaine.  » Il se bat toujours contre les étiquettes approximatives que le succès de la trilogie anglaise puis de la trilogie du Blitz lui ont collé sur le dos – ce mélange d’érudition, d’élégance et d’anglophilie qui ont fait de l’ombre au punk qui se cachait derrière :  » Je ne me présente jamais comme dessinateur, ou comme auteur de BD, ou comme illustrateur, je ne m’arrête jamais à un mot. Et je ne suis pas non plus le représentant de la ligne claire, je ne produirai pas un Blake et Mortimer de plus, je ne suis pas là pour être Jacobs. Mon métier, c’est Floc’h ! « 

(1) Une amitié singulière, par Floc’h et Rivière, Dargaud, 408 p.

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