Une langue sans peuple

Qu’est-ce qui est beau, logique, un peu ringard, connu par des millions de gens et (peut-être) la solution pour une Europe à 25? L’espéranto!

Un soir de novembre, à Louvain-la Neuve. Dans une salle de cours à moitié pleine d’auditeurs entre deux âges, Claude Piron, psychologue et espérantiste convaincu, se livre à une démonstration comique et implacable de la parfaite inadéquation de l’anglais comme langue internationale. L’homme, qui sait de quoi il parle – il a été longtemps interprète à l’ONU et à l’OMS pour le russe, le chinois, l’espagnol et l’anglais -, poursuit son anecdote: « …Et c’est donc face à l’assemblée complète de ses collègues masculins que la ministre danoise, toute fière d’endosser ses nouvelles responsabilités, déclaresolennellement : « Well, I’m at the beginning of my period… »! »Autrement dit, non pas « Eh bien, je commence dans mes fonctions », mais « Je suis au début de mes règles »… Ah, la langue de Shakespeare! Non content d’être saturé d’exceptions, d’irrégularités, de faux amis et d’idiotismes (ces expressions dont le sens ne correspond jamais à leur simple traduction), l’anglais se révèle gorgé de mots brefs, impossibles à décoder sur-le-champ par la plupart des gens. Quand, dans une phrase complexe, un Britannique émet le son « rlaïte » – comme s’il avait, en bouche, une énorme patate brûlante -, son interlocuteur a deux secondes pour deviner s’il évoque la droite ou le droit ( right), la lumière ou quelque chose de léger ( light), le rite ( rite) ou le fait d’écrire ( write)… Sans compter les statistiques, assez déprimantes. Bien que première langue étrangère apprise par 92% des écoliers du monde entier, l’anglais se laisse difficilement dompter. En dépit des efforts considérables déployés pour assimiler cet idiome, un seul jeune Européen sur cent parviendra, à la fin de ses études, à le parler plus ou moins correctement. Toute l’étendue désespérante, en somme, séparant  » I worked hard » (j’ai travaillé dur) de  » I hardly worked » (j’ai à peine bossé)… « Bref, l’apprentissage scolaire de l’anglais ne convient ni pour conserver la maîtrise d’une négociation, ni pour converser sans avoir l’air assez ridicule », conclut le conférencier.

Claude Piron n’est pas l’ennemi juré de tous les sujets de Sa Gracieuse Majesté. Simplement, il enrage. Chaque année, des millions de courageux investissent un temps considérable dans l’apprentissage d’une langue peu maniable, qui cumule les pièges et qu’ils ne parleront de toute façon jamais élégamment. Quelle dépense d’énergie… alors qu’il existe, selon lui, une solution de remplacement toute désignée: l’espéranto, déjà remarquablement pratiqué, aux quatre coins de la planète, par des cohortes de locuteurs enthousiastes (entre 2 et 10 millions, selon les estimations). Dépourvu de contraintes capricieuses, souple, riche, facile et cohérent, l’espéranto fait l’économie de tous les réflexes conditionnés qui empoisonnent la majorité des languesnationales. Il s’apprend donc en un temps record: 150 heures, soit dix fois moins que pour la plupart de ses concurrentes (Léon Tolstoï l’aurait assimilé en une après-midi!). Ses seize règles grammaticales tiennent en une seule page. Son vocabulaire, qui emprunte de nombreuses racines indo-européennes, se construit comme un jeu de Lego – c’est le principe des langues agglutinantes (le finnois, le hongrois, le japonais, le turc, le basque), qui juxtaposent à l’infini des éléments invariables. Enfin, chacune de ses lettres correspond à un seul son et se prononce séparément: sa phonologie a choisi comme modèle l’italien, la langue la plus claire du monde…

Conçu en 1887, reconnu dès 1924, par les savants de l’Académie des Sciences, comme « chef-d’oeuvre de logique et de simplicité », l’espéranto peine pourtant à s’imposer. Une langue qui réunit tant de qualités sans jamais percer amène naturellement à s’interroger sur les raisons qui continuent d’entraver son émergence. Pour beaucoup d’espérantistes, elles sont uniquement… politiques. La parole, en effet, est une arme. Maîtriser la langue dominante, c’est détenir une parcelle du pouvoir. La baragouiner, en revanche, c’est passer pour un idiot. De nos jours, dans les réunions internationales, 85% des interventions émanent de purs Anglo-Saxons. Aussi, pour être sûrs d’avoir voix au chapitre, la plupart des Etats veillent désormais à se faire représenter par des anglophones « natifs » (de langue maternelle anglaise). Ce passage obligé par l’anglais, qui défavorise ceux qui n’en sont pas imbibés depuis le berceau, n’est pas seulement injuste. Il est aussi contraire à l’esprit de la construction européenne, qui a toujours permis – en dépit du coût astronomique des traductions – que les délégués de chaque Etat membre s’expriment dans leur langue nationale. Aujourd’hui, le vent tourne: les dix nouveaux candidats à l’Union européenne ont dû introduire leurs dossiers en anglais. Néanmoins, en 2004, les institutions qui en dépendent compteront en principe 21 langues de travail. « Ce qui donne, calcule le spécialiste, 21 fois 20, soit 420 connexions par micro… » A l’aide!

Décidés à diminuer ces frais de traduction (évalués, en 1995, à 945 000 euros par jour!) autant qu’à garantir à chacun l’équité, certains ont plaidé pour la mise sur pied d’un régime linguistique triple (anglais, français, allemand), mais où aucun représentant européen ne pourrait s’exprimer dans sa propre langue. « Le Britannique obligé de parler allemand ou français comprendrait ainsi ce qu’il exige, en permanence, de la part des Tchèques », explique Piron. Inutile d’y penser: cette proposition n’a aucune chance. Qui, disposant de 100 % d’aisance verbale ou écrite, accepterait d’être ramené à un niveau de débutant? « Cette situation n’est pas le fruit du hasard, poursuit Piron. Les Anglo-Saxons ont clairement défini une politique censée amener leurs partenaires à faire de l’anglais la langue première. » En 2000, Margaret Thatcher confirmait d’ailleurs sans chichi cet objectifhégémonique: « Au XXIe siècle, le pouvoir dominant est l’Amérique, le langage dominant est l’anglais, et le modèle économique dominant est le capitalisme anglo-saxon. »

L’espéranto, qui ne cherche pas à supplanter des langues existantes, qui peut s’employer dans tous les échanges sans que soit ressenti le moindre sentiment de supériorité, n’est ni le produit d’une nation à visées impérialistes, ni l’expression d’une quelconque idéologie. C’est justement sa force, autant que son handicap. Car l’espéranto n’attire pas les puissants. « C’est vraiment une langue de braves gens », poursuit Piron. Une langue humaniste, conçue pour des gens simples – dont ceux qui n’ont ni les dispositions intellectuelles pour apprendre des langues compliquées ni les moyens de se payer des cours privés. Denis Flochon, qui l’enseigne aux Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur, évoque, lui, le côté « mondialiste », « fraternel » (sans aspect religieux) de ce vaste mouvement citoyen parlant à bas bruit. « Il y a, chez les espérantistes, un vrai désir de communiquer entre peuples, d’aller vers l’autre, dans le respect des différences. » Méconnue du public, cette volonté s’est d’ailleurs concrétisée par la création d’un très vaste réseau de correspondants. Chaque année, le Jarlibro recense les coordonnées des associations et des clubs mondiaux d’espéranto, dans tous les domaines imaginables. Le Pasporta Servo comprend, lui, les adresses d’espérantistes disposés à recevoir, chez eux, leurs amis étrangers. Munis de ces deux « bibles », des milliers d’espérantistes prennent régulièrement la route, pour des expéditions qui sortent des sentiers battus.  » J’ai voyagé des semaines en logeant chez l’habitant, notamment en Inde, en Chine, en Russie, au Canada « , assure Flochon.

« On m’a souvent dit que la langue interethnique était un fiasco, enchaîne Piron. J’ai pourtant vu en Suisse, dans un petit village de montagne, des enfants de paysans s’entretenir facilement avec des visiteurs japonais, après seulement six mois de cours d’espéranto. Pour ma part, j’ai reçu dans cette langue des confidences de Brésiliens, d’Iraniens, de Polonais et même d’un jeune Ouzbek. Ce sont les conversations les plus spontanées et les plus profondes que j’aie jamais eues dans une langue étrangère… » Le problème est là: ceux qui critiquent l’espéranto n’ont jamais tenté de l’approcher. « Les dirigeants ne se sont même pas donné la peine d’étudier la question, ne fût-ce qu’en comparant la rentabilité de cette langue », ajoute Piron. On a l’impression que le débat est clos « avant même d’avoir été ouvert ». Du coup, peu de moyens sont libérés pour favoriser l’apprentissage de l’espéranto, qui ne se révèle d’aucun secours pour trouver un emploi. Pour couronner le tout, cette langue traîne une image résolument ringarde. Du moins parmi les aînés. « Le cynisme au sujet de l’espéranto a fait partie de mon éducation », regrette un amateur, qui a pourtant tourné le dos aux préjugés. Aujourd’hui, il estime que ceux qui osent le pari font surtout preuve d’indépendance et d’ouverture d’esprit, car « c’est un choix marginal, qui n’est pas dans l’air du temps ». Quant aux moins de 25 ans, c’est encore plus net: l’espéranto, pour eux, n’évoque rien du tout. Qu’importe. Les espérantistes, forcément, sont des gens pétris d’espoir. L’un de leurs plus célèbres partisans, Umberto Eco, professe d’ailleurs que, « dans une Europe unie, chaque pays refusant que la langue véhiculaire soit celle de l’autre, on arrivera sans doute à accepter l’idée d’une langue artificielle ». Après tout, il aura fallu du temps: les chiffres arabes ont un jour remplacé les romains, le système métrique a balayé les unités de mesure disparates, et la monnaie unique, ces myriades de pièces et de billets casse-pieds dans nos tirelires.

Valérie Colin

Felican Kristnaskon kaj Bonan Novjaron! (Joyeux Noël et Bonne Année!)

« Ofte videblis Fajr renaskigo El praa vulkan’ Sajne maljuna… » (« On a vu souvent rejaillir le feu d’un ancien volcan qu’on croyait trop vieux… ») « Ne forlasu min » (« Ne me quitte pas »), Jacques Brel.

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